Alors que pendant plus de quarante ans, sans compter les diverses occupations que j’ai dû pratiquer pour assurer mon quotidien, j’ai eu le plaisir d’exercer l’activité de metteur en scène, comédien, chanteur-compositeur et aquarelliste, je me suis mis à l’écriture vers mes soixante ans: trois de mes livres sont actuellement en librairie.
On m’a souvent demandé la raison pour laquelle j’ai ressenti le besoin d’écrire. En cherchant à répondre à cette question, j’ai compris que la cause profonde de cette exigence m’est apparue au moment où j’ai ressenti l’impérieuse nécessité de remonter à mon enfance pour mettre à jour mon cheminement.
Aujourd’hui de nombreuses personnes qui me connaissaient précédemment comme un grand révolté sont surprises de me retrouver dans la peau d’un homme pondéré. Il est vrai que pendant très longtemps j’ai été habité d’une rage enfermée depuis l’enfance dans mes tréfonds; une fureur qui me poussait à la révolte contre le monde entier pour ne pas avoir à l’exprimer contre ma mère, une éternelle absente. Mais ça, je ne l’ai découvert que grâce à l’écriture.
J’avais six ans, ma sœur dix, quand le dernier jour de la Grande Guerre notre père est mort et notre mère a profité de l’occasion pour se décharger de ses enfants et vivre une vie d’aventurière; elle nous a placés, ma sœur et moi, dans des orphelinats différents, d’abord en Italie, puis en Suisse; j’ai retrouvé pour la première fois ma sœur, par pur hasard, lors de mes 16 ans. Quant à ma mère, je l’ai beaucoup attendue, elle est rarement venue, trop accaparée par ses passions; en vrai abandonnique (on appelle ainsi les personnes qui souffrent d’une névrose pour avoir subi dans leur enfance un traumatisme important, par exemple la mort, le départ ou le rejet d’un parent), sans vraie mère, je m’en suis construit une autre, celle que j’aurais aimé qu’elle soit; pour éviter de souffrir je l’ai rêvée, fabriquée à ma convenance: pour combler un sentiment destructeur de n’être pas digne d’amour, je l’ai idéalisée selon mes besoins. Mon stratagème a occasionné l’effet contraire: la souffrance que je voulais éviter j’allais la porter en moi non seulement lors de mon enfance, mais encore dans mon adolescence, puis toute ma vie d’homme: elle avait fait de moi un révolté, ceux qui le constataient avaient raison. Je suis parvenu à comprendre les fondements de ce problème à travers l’écriture, lorsqu’il y a une dizaine d’années j’ai retrouvé dans un tiroir le récit de vie que ma mère avait dactylographié avant sa mort. Elle y racontait son histoire et elle mentionnait parfois ses enfants dans ses lignes. Ce qu’elle y relatait était bien différent de ce que je connaissais de son trajet réel et, dans les passages qui me concernaient, ses affirmations ne correspondaient en rien à ce que j’avais vécu. Elle se mentait à elle-même et omettait de parler des souffrances que j’avais subies à cause de son irresponsabilité, au contraire, c’est elle qui se décrivait en victime. Pourtant, bravache, elle terminait par: « si ma vie était à refaire je la vivrais de la même façon: je ne regrette rien. »
Quand j’ai découvert cette formulation, j’ai ressenti une décharge qui a eu pour effet de réveiller ma colère. Pour m’en débarrasser, j’ai répondu à son écrit: ce que je n’avais pas pu lui dire de son vivant, je l’ai jeté sur le papier, un peu comme si je tenais à récupérer ma propre histoire, ma vraie vie, celle que j’avais subie et non pas celle qu’elle avait fabulé à sa convenance. Je me suis aperçu, que pour éviter d’avoir une mère absente, je m’en étais fabriqué une autre, irréelle, et que de ce fait je m’étais dupé moi-même: les souvenirs sont remontés, tout ce que j’avais voulu ignorer, qui stagnait au fond de moi et qui loin d’avoir été un baume avait insidieusement empoisonné ma vie est remonté: je l’ai posé par écrit.
C’est le sujet de mon premier livre, une sorte de dialogue écrit entre ma mère et moi, dans lequel je réponds à ses affabulations en énonçant mes souvenirs, les vrais, ceux qui remontaient du fond de mon cœur, bien différents de ses affabulations. L’occasion de parvenir enfin à la mettre au courant du traitement que j’avais subi en tant qu’orphelin abandonné, chez des prêtres en Italie entre mes six et mes douze ans, puis chez des sœurs catholiques à Lausanne. J’ai évoqué l’injustice qui régnait dans ces institutions charitables empreintes de cruauté et de violence, avec parfois de rares moments d’une tendresse apparente qui virait en fait à la pédophilie, j’ai évoqué ses absences, ses mensonges, ma détresse, mes manques, ma souffrance. Le livre, « Maman, je t’attendais » (1), se termine le jour de mes 16 ans où j’ai été mis à la porte de l’orphelinat.
Quelques années plus tard, sur l’insistance de proches désireux de comprendre comment ce garçon livré à lui-même avait pu se transformer en l’homme que j’étais devenu, j’ai poursuivi le récit de mon adolescence par un deuxième livre. J’y relate comment, sans soutien, sans argent, par chance ou par ténacité, je ne saurais préciser, toujours en l’absence de ma mère et de son aide, j’ai pu réussir à obtenir un diplôme à l’École de Commerce de Lausanne, tout en luttant pour manger, dormir et survivre au quotidien. J’y raconte mon passage à la vie d’adulte sur un chemin semé d’embûches, de dangers, mais aussi de belles rencontres, d’amitié et d’amour. Le livre, « Au Bal de la Vie » (2), se termine à mes vingt ans, au moment où j’ai vu naître mon fils, François.
Le temps est encore passé, je parvenais mal à me détacher de la question insidieuse que posaient mes deux premiers écrits: au vu de l’irresponsabilité dont ma mère avait fait preuve envers ses deux enfants, était-elle un monstre? Pour y répondre, je me suis attaqué à l’écriture d’un troisième livre dans lequel, pour mieux comprendre, j’ai ressenti le besoin de devenir « elle ». Je me suis mis dans la peau d’une joueuse et mon écrit a pris la forme d’un roman. Ce que je connaissais de la vie de ma mère en constitue l’ossature, le romancier que je suis devenu pour l’occasion en a ajouté la chair: j’ai inventé des situations, j’ai imaginé des aventures, mais je ne pense pas m’être trompé quand je décris le trou béant dans lequel elle a plongé peu à peu. J’ai surtout compris que c’est pour s’adonner au jeu, pour être libre de courir d’un casino à l’autre, que ma mère s’est débarrassée de nous.
Pour me documenter, j’ai fréquenté moi aussi des casinos, en me gardant bien de miser le moindre sou par crainte de tomber à mon tour dans l’abîme, j’ai observé des gens jouer, j’ai visionné des films sur le sujet et je me suis abondamment renseigné sur les pratiques du jeu. Ainsi, j’ai pu reconstituer, à travers mes observations et à l’aide de ma sensibilité, les dangers qui menacent le joueur. J’ai compris que cette activité, décrite souvent comme un amusement, une simple distraction, peut nous amener à tout déposer sur une table de jeu: argent, sentiments, responsabilités, clairvoyance, travail, famille et jusqu’à sa vie.
Mon troisième livre « La Joueuse, une descente aux enfers » (3), m’a encore permis de poser un autre regard sur ma mère. J’ai compris qu’avant de mourir elle s’était créé une autre vie pour se donner bonne conscience, se disculper. Enfermée dans les tenailles, du jeu, cet enfer entremêlé d’impostures et d’illusions, elle a bien trop tard pris conscience d’avoir fait le mauvais choix et a été incapable d’en affronter les conséquences, ni envers elle-même, ni envers ses enfants. Alors, elle s’est fabriqué une autre histoire et elle s’y est tenue jusqu’au bout elle a refusé d’accepter sa réalité: le jeu avait dévoré sa raison et son cœur.
Dans mes deux premiers livres, j’exprime envers ma mère mes ressentiments, par le troisième je la plains parce que je comprends mieux la démarche qui l’a conduite à ces choix: elle était malade et peut-on exiger d’un paralytique qu’il se lève?
L’écriture m’a permis de mieux comprendre et ma propre trajectoire et la pauvre vie de ma mère.
Elle m’a aussi apporté une paix intérieure, si bien que je me réjouis de me remettre à écrire.
, le 03.02.2014 à 09:33
Et on se réjouit de revoir votre écriture ici ! Poignante histoire, dans laquelle bien des gens peuvent se retrouver directement ou indirectement.
Je me suis fait le serment de toujours veiller sur ma fille, de ne jamais l’abandonner comme cela ni d’aucune manière, tant qu’elle aura besoin d’un père. Peut-être le regrettera-t-elle au moment de la crise de l’adolescence :-)
, le 03.02.2014 à 12:01
Réponse à Franc Pastor
Vous dites en parlant de votre fille : Peut-être le regrettera-t-elle au moment de la crise de l’adolescence :-)
Le peut-être est probable, mais passé cette crise, ne doutez pas qu’elle vous remerciera d’avoir pris soin d’elle.
, le 03.02.2014 à 12:23
Monsieur Cuneo, je ne vous connais pas, mais je voulais juste vous dire combien j’ai été touché en vous lisant… Merci à Cuk qui nous permet ces belles découvertes et ces échanges authentiques.
, le 03.02.2014 à 13:54
J’ai lu vos trois livres qui montrent bien la souffrance et la manière dont vous l’avez métabolisé à la fois je pense par un travail psychothérapique et avec la possibilité de résilience que nous avons tous plus ou moins.
Et comme l’écrit JanPol : Merci à Cuk qui nous permet ces belles découvertes et ces échanges authentiques.
, le 03.02.2014 à 18:31
Je suis frappé du nombre de documentaires décrivant des situations plus ou moins similaires à ce que tu as vécu, par exemple là.
Et encore récemment sur la RTS, cette émission sur le sujet des enfants placés.
Il y a des devoirs de mémoire, de relecture de l’histoire des décennies passées qui sont indispensables.
, le 03.02.2014 à 19:21
Parce que l’on s’est croisé (sauf erreur) lors du récital Bobby Lapointe (je connaissais Marie-Claire), et parce que je suis un tutoyeur compulsif, je me permets le tu. J’espère ne pas commettre d’impair.
Ton billet me touche particulièrement. À triple titre:
En tant de lecteur:
Parce que je suis en train de me remettre à la lecture. J’ai lu avec délices deux bouquins de ta soeur Anne. Là, je suis en compagnie d’Alexandre Jollien. En découvrant ton billet ce matin j’ai su que mon prochain bouquin serait à nouveau un Cuneo! Je me réjouis de le lire, même si le contenu n’est pas de l’ordre de la réjouissance.
En tant qu’écriveur:
Parce que je m’essaie à l’écriture depuis quelques temps, et que même si j’ai du mal à être constant, je mesure combien elle est utile, pour reprendre ton terme. Utile d’abord à celui qui écrit. La conclusion de ton billet le dit très bien.
En tant que personne humaine:
Parce que tu présentes ta démarche non comme un règlement de compte, même si l’expression de la colère en fait partie. Mais – si j’ai bien perçu – tu as visé et atteins deux buts: la clarification et l’apaisement. Mon expérience de la vie, même si elle est plus courte que la tienne, m’a enseigné la grande grande importance de ces deux valeurs, que je n’ai de cesse de de cultiver, de développer, et dont je n’ai pas fini d’apprivoiser les limites! D’ailleurs, plutôt que des buts à atteindre, ne sont-ce pas plutôt des chemins sur lesquels on s’efforce de progresser?
Alors merci pour ce billet, et à bientôt dans tes pages!
, le 03.02.2014 à 21:26
À tronche DeSnake :
Le « tu » me convient, Prévert dit. » je dis tu à tous ceux que j’aime, même si je ne les ai
vis qu’une seule fois, je dis tu à tous ceux qui s’aiment même si je ne les connais pas « , nous, puisqu’on s’est déjà rencontrés, et d’autant plus autour de Boby Lapointe, comment ne pas l’utiliser?
Tu dis des choses importantes : clarification et apaisement, chemins sur lesquels on s’efforce de progresser… Bien vu, bien dit, je garderai ta sagesse à l’esprit sur le chemins qui me reste.
À bientôt, du moins à travers mes pages en attendant les tiennes.
, le 04.02.2014 à 06:14
Rien à dire si ce n’est merci. Il semble que la descendance doit être une joie, non?
, le 04.02.2014 à 09:07
réponse à guru
Oui une joie extrême, d’autant plus que j’e suis arrière-grand-père avec un plaisir extrême
, le 04.02.2014 à 11:30
Arrière grand père… François nous aurait-il caché quelque chose ;)
J’ai commandé ton dernier livre chez P***t mais il ne l’avais pas quand je suis passer le chercher. La il l’on enfin, mais je n’ai pas eu le temps de passer =( Mais je me réjouit de découvrir l’écrivain. Je connais le comédien et je l’ai beaucoup apprécié
Au plaisir de te relire
, le 05.02.2014 à 11:14
pour cerok avec beaucoup de retard
Oui, arrière grand-père, mais c’est ma fille, la demi-soeur de François qui a eu une
fille, qui a eu une fille, Malaïka, et toutes ces filles m’honorent du titre magnifique
d’arrière grand père
, le 08.02.2014 à 00:09
Merci Roger pour ce témoignage.
z (en ce qui me concerne, pourquoi j’écris ? je répêêêêêêêêêêêêêête : parce que ton fils m’a demandé gentiment ;o)