Ces temps de Noël nous offrent des jours nouveaux. Quand certains d’entre nous se rassemblent autour d’un nouveau-né annonciateur d’une bonne nouvelle, d’autres célèbrent le renouveau de la lumière au solstice d’hiver, et chacun attend le Nouvel An. Tout est donc naissant, neuf et renouvelé à ce moment de l’année pourtant finissante, comme si la promesse du jour ne pouvait surgir que des ombres du crépuscule.
Dans la course effrénée à la nouveauté de nos mœurs contemporaines, il semblerait tellement légitime d’aller à contre-courant et de se réchauffer aux feux que l’on connaît déjà. Mais ce serait balayer un peu vite le sens du renouveau ; car que cache-t-elle vraiment cette nouveauté qui nous préoccupe aujourd’hui ? Est-elle seulement synonyme de modernité, d’avant-garde, serait-elle aussi un peu de fraîcheur, ou même une véritable révolution ? Tout cela peut-être.
Cependant, quel que soit le visage que l’on prête à la nouveauté, celle-ci ne devrait pas apparaître comme une figure imposée _ la seule échappatoire possible à nos pertes de repères, mais pourrait au contraire revêtir la forme d’un second souffle, celui-là même que l’on offre à nos corps fatigués quand l’on souhaite renaître à tout ; redécouvrir le monde et les autres, nous donner la chance d’aimer et de croire encore, poser un regard neuf sous un ciel toujours renouvelé, c’est peut-être cela la nouveauté, l’élan permanent de la naissance, la volonté humaine d’être pleinement vivant, chaque jour, malgré tout, avec tout. Colette ne disait-elle pas en effet que « le monde (lui était) nouveau à (son) réveil, chaque matin » ?
Ce qui m’amène à vous parler de littérature, et plus précisément de Charles Baudelaire et d’Arthur Rimbaud, deux poètes chercheurs de modernité aux encres trempées dans leur sang, « mauvais » peut-être, mais résolument neuf.
Baudelaire aspirait à l’Idéal pour échapper à son Spleen, il fallait bien qu’il y ait un paradis inconnu et quelque peu artificiel afin d’oublier ce mal de vivre qui le rongeait.
« Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! »
(« Le Voyage », Les Fleurs du mal)
Il s’agissait pour lui de voyager, de partir sans délai afin de goûter à cette nouveauté que le quotidien n’offrait plus à son cœur de poète toujours désolé. Car nous pouvons ressentir chez Baudelaire les soubresauts de la mélancolie romantique, le fameux « mal du siècle » de Musset s’étant changé en « fleur du mal » ; et le poison de cette fleur-là n’a qu’un seul antidote, la fuite en avant, une fugue à la fois lyrique et viscérale vers une nouveauté qui ne saurait être qu’éblouissement.
Alors que Baudelaire imaginait une vie rêvée qui dévorerait son spleen, Rimbaud la vivait radicalement. La nouveauté, il l’a voulue, il l’a créée, il l’a poursuivie sans relâche, il ne rêvait pas sa vie, mais vivait sa poésie ; il l’incarnait en errant dans un monde nouveau que lui seul percevait bien avant tous les autres.
« Il faut être absolument moderne », affirme-t-il dans « Adieu », encore un chant de départ à l’image du « Voyage » baudelairien. Et c’est là le credo d’Arthur Rimbaud, la seule réalité possible, la seule existence permise, fût-elle chaotique, fût-elle hallucinée. Et ô combien l’a-t-il cherchée, cette nouveauté, au sein de l’expérience poétique d’abord, « (sa) Bohème » ne lui suffisant bientôt plus, Une Saison en enfer le menant vers des Illuminations aux lumières à ce point novatrices qu’elles n’ont cessé d’éclairer des constellations de visionnaires. Pourtant, cette fougue créatrice ne survivra pas au rêve absolu de liberté et de nouveauté de Rimbaud, puisque l’« ange en exil » (ainsi nommé par Verlaine) cédera l’écriture à la fugue, au voyage, à l’ailleurs, à cet ailleurs que Baudelaire entrevoyait avant lui et que Rimbaud finira par embrasser.
« Le poète est vraiment voleur de feu. (…) Demandons aux poètes du nouveau. »
(« Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, seconde lettre dite “du voyant” »)
En ces temps de Noël et de Nouvel An, je vous invite à être des « voleurs du feu » et de vie, profitez des flammes renaissantes que sont toutes celles et tous ceux qui vous entourent, car la nouveauté est peut-être là, non pas dans la variation permanente, mais dans le regard toujours renouvelé que l’on porte sur le monde ; en effet, « le seul, le vrai, l’unique voyage, c’est de changer de regard », comme le soulignait Proust.
Je vous souhaite un joyeux Noël, que ces fêtes de fin d’année soient une renaissance, un voyage au cœur de votre monde, un nouveau monde.
, le 25.12.2013 à 07:17
J’aime tellement ce type de billet, au petit matin, Noël ou pas, qui fait que … là, maintenant, dans l’instant, l’impression d’arrêt de défilement du temps capte, immobilise, met en apnée.
Il est des lieux, propres à chacun, où, aussi, cet instant prolongé existe: le dernier lacet d’un col montant vers un Nord incertain, me capte sûrement à chaque fois que je le parcours. Ça fait 25 ans, et j’ai toujours la même sensation.
…. enfin, dans une première partie de sa vie, parce qu’après ses aventures « épastrouillantes », le poète avait disparu.
, le 25.12.2013 à 08:18
Comme c’est vrai, Mais comme c’est difficile, pris que nous sommes dans le quotidien, son stress, ses rituels et ses fausses croyances…
, le 25.12.2013 à 16:55
Merci beaucoup Anne.
Bon Noël à vous aussi
, le 25.12.2013 à 18:08
Anne,
La découverte de ton billet s’est faite en trois temps:
– En lisant le titre, tout d’abord, j’ai cru qu’il y avait « du nouveau » sur la planète Apple (ou Canikon, ou Panasony…) et j’en ai été surpris… Un jour de Noël… Et puis j’ai lu ton nom et je me suis dit qu’il s’agissait certainement d’autre chose.
– J’ai donc commencé à lire et j’ai compris que tu mettais à profit ce jour particulier pour une réflexion sur « le nouveau »; ça m’a plu et j’ai continué la lecture.
– Et boum: Colette, puis Baudelaire et Rimbaud sont apparus et je me suis retrouvé largué; non à cause du propos, mais en raison de mon inculture. Je n’ai pas lu tous ces gens dont j’entends parler depuis ma jeunesse et dont ceux de mes amis qui faisaient des études étaient familiers, parfois à leur corps défendant. Je manque donc de référence pour te suivre. J’ai lu pourtant, car pour moi Cuk est le lieu d’un exercice d’ouverture, un endroit où je me plais à prendre le risque de la découverte et où j’ai déjà plus d’une fois été récompensé par des trouvailles variées.
Et cette fois-ci la trouvaille a été cette phrase, déjà reprise par PhilSim:
Si l’idée ne m’est pas nouvelle, la tournure me plaît particulièrement. Dans ce monde où sont mis en valeur l’adaptabilité, la mobilité, la vitesse, le renouvellement, dans ce monde où celui qui reste longtemps au même poste de travail est soupçonné de s’encroûter, dans ce monde où un outil est déjà « has-been » au bout de quelques années (comparer la durée de vie d’un marteau avec celle d’un smartphone…) j’aime me rappeler de temps en temps que la permanence de certaines choses n’en est pas une moins-value.
Le monde va, mais ça n’est pas la vitesse à laquelle il va qui m’intéresse, mais bien le regard que j’ai sur lui et l’attention que je porte à ce qu’il m’apporte.
Le vieux qui fait tous les jours la même promenade, depuis des années, a-t-il renoncé à la découverte? Ou n’a-t-il pas plutôt appris à voir les nombreuses variations de la réalité qui font que l’environnement d’aujourd’hui n’est pas tout à fait le même que celui d’hier?
Merci, Anne, pour cette phrase, que je conserve dans ma boîte-à-citations-qui-me-font-du-bien! Et tiens, p’t’êtr’ bien que je vais lire du Proust, un de ces jours!
, le 27.12.2013 à 03:50
Un grand merci pour vos commentaires !
ysengrain, j’aime beaucoup votre évocation ô combien sensible de ce que vous nommez « l’instant prolongé ». Quant à Rimbaud et son « après-poésie », on pourrait dire beaucoup de choses tant l’homme était libre ; cette liberté qui a fait de lui un mythe le rend encore tellement insaisissable, et c’est sûrement mieux ainsi. On peut penser que Rimbaud a arrêté d’écrire parce qu’il a voulu apaiser son ivresse de vie en marchant dans le désert, en explorant l’Afrique à la place de nouvelles formes poétiques ; on peut aussi croire qu’il n’a jamais tout à fait cessé d’écrire, car nous avons connaissance de ses lettres et qu’elles sont souvent fort belles. Ce qu’il y a d’intéressant avec le génie, et Rimbaud était génial, c’est que ceux qui l’approchent tentent de le retenir, de se l’approprier ou de le délimiter et que ceux qui le retrouvent des années après essaient de le définir alors que le génie échappe généralement à toute compréhension ; c’est peut-être pour cela qu’Arthur, cet adolescent en rupture, debout, mais fragile, gardera toujours son mystère ; il était libre et il le demeure, il est ce jeune homme au regard clair qui nous défie de le deviner.
PhilSim, votre remarque est très juste, comme c’est difficile de changer notre regard, cela demande de délaisser tant de choses qui nous sont, ou paraissent indispensables… Mais quand on y parvient, ne serait-ce qu’un tout petit peu, c’est tellement gratifiant.
Merci, François, et bonnes fêtes à vous aussi !
TroncheDeSnake, merci pour votre commentaire qui me touche beaucoup ! N’ayez aucune inquiétude, j’essaie d’écrire mes articles à l’intention de tous, et pas seulement pour des passionnés de littérature, car je pars du principe que chacun, quel que soit son parcours, a en lui un héritage littéraire et que celui-ci appartient à tout le monde, de même qu’il faut que la musique classique s’invite partout, ou encore la peinture, la danse, etc. Aussi vos remarques sont-elles fort justes et tout à fait dans les pas de Proust ; je crois également que c’est notre perception du monde qui le change un peu, voire beaucoup. N’est-ce pas ce que Monet voulait nous dire quand il peignait ses cathédrales à différentes heures du jour ?
Un grand merci à toutes et à tous pour votre attention. Veuillez m’excuser de ma présence en dents de scie sur le site, quelques événements indépendants de ma volonté m’éloignant un peu de vous ; mais je reviens toujours ici avec le cœur.