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Cinéma Radium – un site archéologique inattendu

Personne à Zurich n’ignore cette maison: elle est différente de toutes les autres. Elle se dresse au milieu de la petite montée d’une des rues les plus passantes du centre, et contrairement à toutes les autres façades, qui sont grises ou, rarement, jaunâtres, elle est ocre, et entièrement décorée par une frise multicolore, qui résume son histoire en quelques mots: «1357 Brentschinkenhaus» (Maison Brentschinken) – 1637 Zur Schwarzen Stegen» (Au petit pont noir) – Kino Radium (cinéma Radium). Et j’ajoute que le cinéma Radium, le plus ancien de Zurich, date de 1907. 

La maison faisait partie d’un complexe de moulins qui profitaient du courant de la Limmat, et le lieu où a fini par se trouver le cinéma était l’écurie des meuniers. Lorsqu’aux alentours de 1900 les moulins ont fini de disparaître, le local spacieux a donné des idées à un Zurichois entreprenant qui avait déjà ouvert ailleurs un cinéma. Il a demandé la permission de le transformer en cinéma, elle lui a été accordée. Et ainsi, le cinéma Radium a ouvert ses portes. Elles ne se sont refermées qu’un siècle plus tard.

Quelques images en diront davantage que mille phrases:

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Voici la maison dans son milieu naturel, vers 1560. Ce qui sera le cinéma est occupé par les écuries et la grange des meuniers. Tous les bâtiments qui l'entourent, et tous ceux qui sont sur l'eau sont des moulins.

 

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Et la voici en 1907, au moment de l'ouverture du cinéma (photo anonyme)


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Le «petit pont noir» est devenu l'imposant Uraniabrücke. En agrandissant la carte postale, on distingue l'inscription «Kino Radium» sur la façade de la maison(photo anonyme)

 

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Et voici l'entrée du cinéma avant la guerre de '14…  (photo anonyme)

 

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…et ce qu'on trouvait une fois qu'on avait payé son billet. (photo anonyme)

 

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Et voici la maison telle qu'elle se présentait il y a une vingtaine d'années (photo Hansueli Schlumpf)

 

Lorsque les cinémas ont commencé à battre de l’aile, le Radium est devenu une salle d’art et d’essai, où j’ai eu l’occasion de voir quelques-uns parmi les plus mémorables des classiques.

Et puis un jour, pour des raisons commerciales, la salle a été transformée en cinéma porno, et c’est ainsi, indignement, que le plus ancien cinéma de Zurich a fini ses jours. Tous les appels pour le sauver ont été vains.

En 2008, la maison a été vidée de ses habitants (pour la plupart des artistes, qui avaient gardé en vie l’âme de ce vieil immeuble – leur liste ressemble à un livre d’or des arts et des lettres suisses) pour être rénovée. Avant la remise à neuf, les services archéologiques de la ville sont intervenus pour voir si on pouvait recueillir dans les gravats du chantier des traces de l’histoire de la maison et de la ville.

Ils cherchaient des meules, des piécettes d’argent, des ustensiles. Ils en ont trouvé. Mais ce à quoi ils ne s’attendaient pas, c’était de trouver une cache dans laquelle était préservée, pour ainsi dire, la mémoire du cinéma Radium: des affiches allant de la date de l’ouverture au début des années 20.

Ici aussi, quelques images valent mieux que beaucoup de mots.

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L'affiche se rapporte à un film anglais de 1911: «Wealthy Brother John». Un homme riche est très entouré, le jour où il devient pauvre, seule l'ex-nurse de ses enfants s'occupe encore fidèlement de lui. (Photo Services archéologiques de la ville de Zurich)

 

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«Die Dunkle Stunde» est un film allemand de Max Mack, il date de 1913. Il a disparu et on ignore son contenu: la seule trace qu'il en reste, ce sont des scènes censurées de bagarre. (Photo Services archéologiques de la ville de Zurich)

 

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Il s'agit ici du film de Louis Feuillade «Fantomas à l'ombre de la guillotine», tourné en 1913. Le producteur n'ayant pas envoyé d'affiche, le Radium a fait la sienne. Toutes les affiches “maison” sont sur ce modèle(Photo Services archéologiques de la ville de Zurich)

 

Tout cela est actuellement exposé, et peut être vu aux Archives municipales de la ville de Zurich, si cela vous intéresse. Pour voir d'autres affiches que celles que je présente ici, on peut aller ici et télécharger le .pdf offert.

Le cinéaste Ulrich Schlumpf, un des derniers habitants de la “Schwarze Steg” (il y a résidé pendant 47 ans!) résume le problème, non pas seulement de cette maison, mais de ce quartier du centre de Zurich, et même, à mon avis, du centre des villes en général: «Le Radium a commencé par être un cinéma pour westerns, a eu sa meilleure période lorsqu’il était cinéma d’art et d’essai, et a fini en cinéma porno: il est peut-être l’exemple typique de la pression commerciale à laquelle sont soumis les centres des villes. Les noctambules sont à la merci de toutes sortes de commerce et en dernière analyse ils paient trop pour trop peu.»

La rénovation de la maison a coûté dans les 5 millions de francs. La ville de Zurich a refusé de refaire du Radium un cinéma d’art et d’essai (qui aurait à mon avis très bien marché), mais a conclu un contrat très restrictif avec le propriétaire pour faire en sorte que l’esprit de la maison soit préservé, autrement dit pour qu'elle ne soit pas rénovée n’importe comment.

Entre temps, la rénovation est terminée. Comme c’est l’habitude en Suisse, il s’agit, en dépit du contrat, d’une rénovation à mort. En regardant ces bâtiments historiques remis à neuf, on a la sensation de contempler des momies.

La couleur de la façade a été préservée: elle date de 1928, où un mouvement s’était créé pour une Zurich colorée, la fresque aussi. Mais l’inscription «Kino Radium» trompe, tout comme un coup d’oeil distrait à la façade elle-même. Là où était le cinéma, il y aura, sur deux étages, un magasin. Et les appartements où résidaient des familles d’artistes seront forcément occupés par une tout autre catégorie de citoyens: l’un d’eux coûte 6’000 francs suisses par mois et l’autre 4’000 francs. On comprendra qu’avec des loyers de ce genre, un cinéma de 120 places n’aurait jamais pu tenir le coup par ses propres moyens et aurait eu besoin de subventions. Ou d’un propriétaire désintéressé, comme l’ont été les sœurs Dornacher, qui possédaient la maison avant lui.

La voici, cette maison, refaite à neuf, angles nets, couleurs pétantes, telle que je l'ai photographiée aujourd'hui.

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6 commentaires
1)
Le Corbeau
, le 19.04.2011 à 08:18

La voici, cette maison, refaite à neuf, angles nets, couleurs pétantes, telle que je l’ai photographiée aujourd’hui.

Ce qu’il y a de bien avec ces rénovations, c’est qu’elles arrivent à effacer toute trace de vécu. le terme de momie est vraiment adapté. D’un autre coté, à l’époque, c’est bien ce type de résultat que cherchaient à obtenir les proprios de bâtiments. Les vieilles pierres apparentes ou les enduits les laissant voir ne sont que le résultat d’un mauvais entretien.

Entre les deux, il pourrait y avoir un juste milieu mais serait-ce suisse?

2)
Anne Cuneo
, le 19.04.2011 à 15:46

D’un autre coté, à l’époque, c’est bien ce type de résultat que cherchaient à obtenir les proprios de bâtiments.

C’est vrai, mais tout le travail était fait à la main, sans les machines électroniques qui te tirent un trait au cordeau (électronique), et dans la maison terminée à la main il reste de ces minuscules irrégularités qui permettent de penser qu’on est face à quelque chose de vivant, de pas archtecturalement modifié, en quelque sorte.

3)
Migui
, le 19.04.2011 à 20:12

J’aime beaucoup ce genre de récit, entre histoire et émotion. Merci, Anne!

Je me demande parfois comment expliquer que les cinémas aient fermé de la sorte, je suppose que tout cela a commencé avec l’entrée du téléviseur dans les maisons, années 1950-1960.

Je suppose également que la gestion d’un cinéma est complexe, ce qui explique les regroupements observés à l’heure actuelle.

Pourquoi pas un prochain billet à ce sujet: comment est fait un film et comment s’effectue sa distribution…

4)
Anne Cuneo
, le 19.04.2011 à 21:54

Pourquoi pas un prochain billet à ce sujet: comment est fait un film et comment s’effectue sa distribution…

On peut essayer, mais je crains que tu ne trouves que ça manque d’originalité: fusions, volonté de faire de gros sous même si c’est aux dépens de la culture, contre la volonté des gens. Et puis oui, il y a eu le téléviseur, et la possibilité de voir les films ailleurs qu’au cinéma. Voir un film sur le petit écran, quel qu’il soit, ce n’est pourtant pas la même chose que de le voir dans une salle où sont d’autre gens.

Le cinéma, qui a toujours fait appel à tous les autres arts pour pouvoir se réaliser, est hélas avant tout une industrie, même si face à certains chefs-d’oeuvre on a tendance à l’oublier. Cela a toujours été le problème des cinéma et des films qui aimeraient faire partie de la catégorie «art et essai».

5)
Modane
, le 20.04.2011 à 18:39

Belle histoire, beau reportage. J’aime beaucoup les affiches de remplacement…

Quant à la préservation de la mémoire, peu s’en soucient. Regrettable… Heureusement : tu es là! ;)

6)
Timekeeper
, le 21.04.2011 à 19:17

Pourquoi pas un prochain billet à ce sujet: comment est fait un film et comment s’effectue sa distribution…

Aujourd’hui un film est fait en créant son DVD et en pré-vendant ses diffusions télé. Le passage par le cinéma, c’est presque anecdotique.