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La Contre­basse

Sus­kind a dit, dans la contre­basse : "... je ne connais pas un seul col­lègue qui soit de­venu contre­bas­siste parce qu’il l’au­rait dé­cidé. Et on com­prend bien ça."

Ef­fec­ti­ve­ment, on peut com­prendre. En ob­ser­vant l'ins­tru­ment, qu'il n'est pas né­ces­saire de re­gar­der de près, vu le ga­ba­rit de l'en­gin, on su­bo­dore im­mé­dia­te­ment une er­reur de la na­ture. Et ef­fec­ti­ve­ment, en pen­chant un peu la tête, on croit im­mé­dia­te­ment dis­tin­guer dans la sil­houette en­ro­bée de l'ins­tru­ment l'hip­po­po­tame mal­en­con­treu­se­ment em­palé sur un bao­bab qui a dû pré­si­der à sa concep­tion.

On se ra­vi­sera en pre­nant le manche en main : le bao­bab a été ra­boté sur un côté pour qu'on puisse s'y cas­ser les doigts sur quatre câbles ten­dus à 130 ki­lo­grammes de pres­sion. C'est donc bien un in­tru­ment ci­vi­lisé, comme la Vierge de Fer ou le Che­va­let, un plai­sir que l'on peut choi­sir en toute connais­sance de cause, un peu comme le sado-ma­so­chisme en quelque sorte...

 

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Vierge de Fer...

C'est une par­ti­cu­la­rité de cette ins­tru­ment que de vous sur­prendre à tout coup; on lui prête tel­le­ment de lieux com­muns. Comme par exemple que c'est un ins­tru­ment de mu­sique. À l'écou­ter, peut-être... Mais à le pra­ti­quer, cer­tai­ne­ment pas. Le dé­bu­tant doit pra­ti­quer la contre­basse comme un art mar­tial, ou comme un ap­pa­reil de mus­cu­la­tion. Ce n'est pas un ins­tru­ment de mau­viette. On le prend au corps à corps. On lui agrippe le col, on lui fait un blo­quage de jambe, on lui écra­bouille la corde sur la touche, et on la piz­zi­cate d'un violent coup de poi­gnet.

Mais la bête sait se dé­fendre, et c'est re­mar­quable qu'en gé­né­ral, avant d'en sor­tir un son, on en sorte des dou­leurs...

La pre­mière, c'est cette "lé­gère meur­tris­sure, dit le prof", res­sen­tie au bout de vos doigts de la main gauche, qui ap­pa­raît dans la pre­mière mi­nute de jeu. C'est vrai qu'ayant la touche au ni­veau du re­gard, vous n'avez pu que re­mar­quer com­bien ces quatre cordes évoquent la lé­gè­reté du Gol­den Gate Bridge de San Fran­cisco. Et si vous n'avez ja­mais joué du Gol­den Gate, eh bien je peux vous as­su­rer que c'est phy­sique. Il y a du câble. On le sent. On n'a pas lé­siné sur le dia­mètre. Ni sur la fer­meté. On a très vite envie de se ré­orien­ter. On s'est trompé d'ins­tru­ment. On va fi­na­le­ment plu­tôt jouer de l'en­clume. Ou du rou­leau com­pres­seur. Même si le ré­per­toire est plu­tôt ré­duit...

Mais là, on est in­ter­rompu. Le temps d'y pen­ser, quelque chose se passe à la main droite. La crampe me­nace. Vous croyiez faire de la mu­sique à la main gauche, mais pen­dant ce temps, la main droite pio­chait dans le dur. Une corde, sur­tout de contre­basse, c'est aussi dur en bas qu' en haut, et que pour le faire sor­tir, ce Fa grave, on y est allé fran­che­ment. On a au­tant pincé, tiré, slappé, be­so­gné, heurté, en bas, qu'on a serré, ma­laxé, pétri, griffé, en haut. Oui, je le dis : la contre­basse est un sup­plice com­plet. Avec l'avan­tage qu'on peut en faire pro­fi­ter les autres...

Heu­reu­se­ment la sen­sa­tion de crampe passe vite. Oui... Car les cloques ar­rivent!...

Une crampe n'est rien de­vant la cloque. Car brus­que­ment, de­vant la dou­leur d'un éven­tuel piz­zi­cato sup­plé­men­taire, vous vous sen­tez écar­telé entre deux pen­sées contraires : la vo­lonté de pas­ser outre, car vous n'êtes certes pas une mau­viette in­ca­pable de jouer de la contre­basse, sur­tout que votre amie vous écoute, in­ter­ro­ga­tive, mais que fait-il?, et cette in­ter­ro­ga­tion quant à cet achar­ne­ment à jouer de la mu­sique  sur un tas de futur petit bois, car fi­na­le­ment quelque chose vous dit que vous allez cra­quer, et que ça va être bon : vous allez vous far­cir l'hip­po­po­tame!...

Bien... D'ac­cord... Vous êtes un ma­niaque et vous vous êtes en­robé les doigts de la main droite de chat­ter­ton. Le temps de le faire, votre main gauche s'est dé­con­trac­tée. Vous pou­vez donc conti­nuer.

Mais où sont donc brus­que­ment par­ties les notes justes? Toutes les autres sont là. Les fausses... Les demi-bé­mols, les quarts de dièse et demi. Même les bé­cares sont un peu au des­sus, un peu en des­sous. On ne sait brus­que­ment plus où ap­puyer pour ar­rê­ter d'être faux. Avec l'im­pres­sion qu'il vous est poussé spon­ta­né­ment une paire de mouffles en­glo­bant brus­que­ment des pans en­tiers d'har­mo­nie. Et de di­gnité.

Pas une frette, pas une ba­rette pour ré­cu­pé­rer le coup... Juste la touche, noire d'ébène, comme une au­to­route vers la grande déses­pé­rance de l'ap­prenti, comme un grand néant, un cos­mos po­ten­tiel d'ap­proxi­ma­tions...

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Ma­niaque jouant dans l'aigü...

Heu­reu­se­ment, il y a les juges ar­bitres. Les quatre cordes à vide, mi, la, ré sol, qui, puis­qu'on ne les touche pas, sonnent juste, elles. Et qui ne peuvent pas s'em­pê­cher de vous faire re­mar­quer à quel point vos ten­ta­tives her­cu­léennes pour sor­tir UNE bonne note sont déses­pé­rées. Ineptes. Dé­pla­cées. Sans ave­nir...

Bon sang!... La basse n'est pas un des ins­tru­ments du blues : c'en est cer­tai­ne­ment la source. D'un seul coup, on com­prend, pour Willie Dixon, et en­core plus pour Char­lie Min­gus.

Mais le temps d'y pen­ser, elle vous at­taque l'avant-bras. C'est simple  : vous n'en avez plus. Comme si le bois du manche com­men­çait à vous pha­go­cy­ter. Le coude ne joue plus. Et bien­tôt, c'est l'épaule, qui grippe, et vous tire sur la co­lonne, et la dé­man­ti­bule par la cla­vi­cule.

Bien­tôt, vous n'êtes plus que bois. Raide, raide. Mais chaque note vous passe alors par le ventre. Vous êtes contre­basse, vous-même, tendu entre sillet et che­va­let, comme une dé­ri­va­tion, le boyau vi­brant, et là, vous ne vous de­man­dez plus où sont les notes, vous ne les vou­lez même plus : elles sont là, vous les sen­tez vous tra­ver­ser dans une vague gron­dante qui vous remue tout de tout en haut à tout en bas, dans une onde de fé­li­cité. L'har­mo­nie.

Voilà pour­quoi, chère Ma­dame Pop­pins, quand le monde m'es­souffle, je des­cends prendre l'air dans ma cave à grands coups de contre­basse. Je m'y bats, elle me prend, elle me calme et fi­na­le­ment me berce. Et vous savez com­ment on ap­pelle cet ins­tru­ment chez les mu­si­ciens, son petit nom? Une Grand-Mère!...

14 com­men­taires
1)
ysen­grain
, le 15.12.2010 à 07:42

Ma­gni­fique res­ti­tu­tion du fee­ling de celui qui «est passé par là». Je di­rais, pour un peu connaitre la chose avec une mo­deste viole de gambe que c’est «ça».

J’ajoute sim­ple­ment la no­tion, pour moi, in­com­pa­rable, in­dis­pen­sable de vi­bra­tion du bois contre le corps, vo­lup­tueu­se­ment gé­né­rée et en­tre­te­nue par l’ar­chet …

Un ins­tru­ment à cordes, pour le mu­si­cien, aucun doute, c’est sen­suel.

2)
Emi­lou
, le 15.12.2010 à 09:24

Mer­veilleux ins­tru­ment la contre­basse. Sou­vent en re­trait, là où les spots éclairent à peine, le contre­bas­siste donne à la mu­sique son re­lief in­dis­pen­sable.

3)
jpp
, le 15.12.2010 à 10:47

Très beau texte Mo­dane, bravo!

4)
zit
, le 15.12.2010 à 11:29

Ma­gni­fique ar­ticle, Mo­dane, ça donne envie de faire de la mu­sique ! De l’oca­rina, par exemple, ou du guiro…

Et le trans­port, ça se passe com­ment sur une bi­cy­clette ?

Sinon, c’est ri­golo, mais pen­dant que tu de­vais être en train d’écrire cet ar­ticle, je fai­sait le tri des pho­tos d’un concert de Fé­loche que j’ai été voir mer­credi der­nier, et, ap­pa­rem­ment, une contre­basse bien dres­sée, ça obéit au doigt et à l’œil :

As–tu pensé à ache­ter le fouet in­dis­pen­sable au dres­sage ?

z (en­core plié de rire, je ré­pêêêêêêêêêêêête : ça fait du bien, le matin ;–)

PS : Qu’est–ce–qu’une oc­tave ?

Deux contre­basses à l’unis­son ;o).

5)
ysen­grain
, le 15.12.2010 à 11:44

Le com­men­taire de Zit me fait pen­ser, tout de même, que la contre­basse est telle que l’a dit et dé­crit Mo­dane, aucun doute, mais ….

que dites vous de ça ?

6)
hen­rif
, le 15.12.2010 à 12:11

Très beau texte de mu­si­cien !

7)
zit
, le 15.12.2010 à 12:16

Et puis, en­fer­mer un pauvre bête sau­vage dans une cave… Faut pas s’éton­ner qu’elle te saute des­sus à la pre­mière oc­ca­sion !

z (t’au­rais pas pu com­men­cer avec une basse do­mes­tique ? je ré­pêêêêêêêêêêêêête : ou avec une seule corde ?)

8)
Ca­plan
, le 15.12.2010 à 12:17

Ma­gis­tral, Mo­dane!

On a au­tant pincé, tiré, slappé…

A ce pro­pos, une pe­tite leçon de slap bass, avec Lee Ro­cker, des Stray Cats?

9)
Mo­dane
, le 15.12.2010 à 13:14

Pour le trans­port, on peut trou­ver des rou­lettes, à fixer à la place de la pique. Bien sûr, en vélo, on peut li­go­ter le manche sur le porte ba­gage et la traî­ner ainsi. Mais j’en connais qui se sont fait écor­cher vif pour moins que çà!

Sinon, l’in­té­rieur de la R5 semble être fait pour la contre­basse. Les sièges des­cen­dus, la basse sur les éclisses est juste calée entre le pare-brise et le hayon ar­rière… Au mil­li­mètre!…

Alors in­utile de pen­ser à jouer de l’oc­to­basse, à moins d’avoir des amis dé­mé­na­geurs!

Quant à la basse “bien dres­sée”, je crois plu­tôt qu’il es­saye de la fa­ti­guer, mais de­puis dix mi­nutes que je la re­garde, elle ne semble pas avoir fai­bli!

Je vous laisse, je vais voir le lien de Ca­plan!

10)
bob
, le 15.12.2010 à 14:22

In­utile de bais­ser les sièges, Mo­dane. Il suf­fit en pre­mier de virer les ap­puis-tête. En­suite tu rentres la contre­basse, la pique (ren­trée + ca­ou­tchouc) contre le hayon ar­rière et le manche entre les deux sièges avant. La contre­basse étant à plat sur les quatre sièges elle est main­te­nue par les sièges avant. Rien ne bouge dans les vi­rages. Bonus, tu as tou­jours tes quatre places as­sises. Ça marche dans toutes les ba­gnoles, y com­pris la mini (an­cienne). La seule dans la­quelle ça ne mar­chait pas, la LNA (pour ceux qui s’en sou­viennent).

12)
Fran­çois Cuneo
, le 15.12.2010 à 22:24

Gé­nial ar­ticle Mo­dane, comme d’hab!:-)

Et merci à Ca­plan pour son lien. Le slap est juste ryth­mi­que­ment in­croyable!!!

Gé­nial.

Cela dit, j’ai fait plein de vio­lon dans ma vie, c’est sen­suel aussi comme ins­tru­ment. Mais la basse, qu’elle soit élec­trique ou contre­basse, c’est l’ins­tru­ment que je rêve en­core d’ap­prendre.

Même si Mo­dane m’a un peu dé­cou­ragé dans son début d’ar­ticle!:-)

13)
mou­loud2005
, le 16.12.2010 à 13:21

merci !

14)
Chi­chille
, le 16.12.2010 à 16:20

Je n’ai rien contre l’éga­lité de l’homme et de la femme (l’homme est juste un peu plus égal, voilà tout). Mais, dans les for­ma­tions clas­siques, j’avoue contem­pler avec un plai­sir per­vers les dames contre­bas­sistes, de plus en plus nom­breuses, dont cer­taines ont juste assez de lon­gueur de bras pour at­teindre les cordes.

Gn­gn­gn­gn­gn­gngn…