La première fois que le dilemme dont je vais parler, qui m'accompagne pourtant dès ma prime jeunesse, a pris en quelque sorte corps, a poussé pour arriver sur le devant du cerveau comme un sujet de discussion, c’est devant ce tableau. J'aurais pu formuler cela auparavant: j'ai été élevée par la génération qui avait vécu le fascisme et la guerre, et tout cela était encore très présent. On parlait encore beaucoup des héros et des traîtres. Les jugements restaient implicites. Je n'ai longtemps pas réfléchi. Et puis ça m'est tombé dessus face à ce tableau et à l'exposition qu'il accompagnait.
Dmitri Kessel, Emil Bührle et sa collection chez lui, 1954
Emile Bührle était un marchand d’armes zurichois, et accessoirement un grand amateur d'art et de culture.
C'était un industriel de la vieille école. Il était célèbre parce qu’il avait sauvé de la faillite la Fabrique de machines d’Oerlikon, mais il était mal vu par beaucoup parce que les armes fabriquées par ses usines avaient été livrées à l’Allemagne et à l’Italie pendant la Deuxième Guerre mondiale. La Commission d’enquête sur la Suisse et la Deuxième Guerre mondiale l’a en quelque sorte absous, parce que, selon elle, il n’avait livré que des batteries de défense antiaérienne. Je ne discuterai pas cette affirmation, qui vaut ce qu’elle vaut.
Le fait est qu’en avril dernier la collection d’art d’Emile Bührle (mort en 1956, ses collections sont gérées par une fondation) était exposée au Kunsthaus de Zurich, et qu’à l’entrée, il y avait le tableau ci-dessus.
J’ai commencé à faire le tour. Des tableaux splendides, rares, précieux. A chaque œuvre, je me penchais sur l’explication affichée à côté, et c’est ainsi qu’au bout de deux ou trois de ces lectures, j’ai réalisé que ces tableaux avaient été acquis pendant la Deuxième Guerre mondiale.
D’un seul coup, tout mon plaisir s’est envolé. A chaque tableau (que j’avais envie de voir) ma vue se brouillait, et à l’image que je voyais s’en superposait une autre.
Emile Bührle et ses armes au début des années '50 (photo Life)
Je me disais que toute cette beauté avait été achetée avec le sang versé à travers l’Europe, quelles que soient les périphrases utilisées pour excuser Bührle.
On m’a beaucoup expliqué qu’il ne fallait pas confondre. Mais c’est dans cette exposition que je m’en suis rendu compte: j’ai toujours eu tendance à «confondre». Je n’arrive pas à faire autrement.
Céline, Desnos, et co.
Lorsque j’ai commencé à choisir moi-même mes lectures, j’ai eu plusieurs coups de foudre. Le plus fort et le plus durable peut-être a été Robert Desnos. J’adore ses poèmes.
A la même époque, j’ai fait la connaissance de l’oeuvre de Céline. Le voyage au bout de la nuit est écrit dans une langue forte et belle, et nombreux sont ceux qui le considèrent un très grand écrivain. Un professeur enthousiaste avait commenté pour nous des passages qui n’étaient pas explicites sur son idéologie. Mais j’avais acheté Le voyage au bout de la nuit, et je m’apprêtais à le lire lorsque quelqu’un m’a appris que c’était Céline qui avait dénoncé Robert Desnos, poète, surréaliste et juif, à la Gestapo.
Je n’ai plus pu lire le Voyage. J’ai essayé. Mais les mots se brouillaient, et l’image qui surgissait devant ce texte qu’on dit admirable était celle-ci.
Robert Desnos en avril 1945, le camp de concentration vient d'être libéré
Quelques jours plus tard, Desnos était mort, de typhoïde et d’épuisement..
Robert Desnos vers 1940
J’ai ainsi, au fil des ans, déchanté à propos de personnages que j’avais trouvés admirables. J’ai perdu le goût des chansons de Charles Trenet le jour où j’ai appris qu’il s’en prenait aux petits garçons. Je n’ai plus pu voir les films de Yves Montand (et dieu sait si j’aimais ce comédien), ni écouter ses chansons le jour où j’ai appris ses comportements de goujat avec les femmes, sans que ses comportement ne surgissent, et troublent mon plaisir. J’en ai encore quelques-uns comme eux. Je ne sais pas si j’ai tort ou raison.
Picasso
Mais voilà que ces jours-ci je suis confrontée doublement à ce dilemme.
Impossible actuellement de se promener dans Zurich sans rencontrer ce regard.
(Photo Man Ray, 1933)
Picasso va être exposé à Zurich. Une exposition unique et historique: en 1932, la première rétrospective de son œuvre avait été exposée au Kunsthaus de Zurich, justement, et ce qui avait fait sensation c’était, outre les contenus, que Picasso avait monté l’exposition lui-même. Une sorte de rétrospective subjective – dans le monde muséal, c’était (c’est, probablement) assez rare. Il avait fallu prolonger l’exposition, qui avait été bourrée de bout en bout. En 2010, à l’occasion de son 100e anniversaire, le Kunsthaus expose une partie des tableaux de 1932, et une série d’oeuvres de cette époque.
Picasso, L'Homme à la clarinette
Je n’ai jamais été une fan inconditionnelle de Picasso; je comprends, intellectuellement, qu’à un moment donné dans l’histoire de l’art son œuvre a contribué à changer les regards. Mais mon adolescence a été bercée des histoires du vieux Picasso devenu tyrannique et cynique, et puis j’ai lu le livre de Marina Picasso «Grand-Père». Un cauchemar. Je me suis alors un peu intéressée à la vie privée de Picasso, et j’ai constaté qu’il s’était très mal conduit avec beaucoup de monde, les femmes en particulier, que si on en croit Marina il a été abominable avec ses enfants et petits-enfants, en un mot, que dans la vie courante il se comportait comme un goujat, et a beaucoup fait souffrir ses proches. Il m’est impossible d’oublier cela en voyant des tableaux de Picasso. Mon admiration, même intellectuelle, en souffre.
Et au moment même où je me demande quelle est la position que je vais prendre (entre moi et moi, bien entendu) au sujet de Picasso, voici surgir la controverse Le Corbusier.
Le Corbusier
D’une part, la ville de Zurich avait l’intention de nommer une place nouvelle, surgie du réaménagement de l’ancienne Sihlpost à côté de la gare, Le Corbusier-Platz. Et d’autre part, l’UBS s’apprêtait à faire une campagne publicitaire à l’aide de Le Corbusier, dont la photo orne les billets de dix francs. L’association Suisse-Israël a demandé qu’on désiste de glorifier un homme qui avait été un antisémite. Le débat fait rage.
Le Corbusier est encore quelqu’un que j’ai beaucoup admiré. Dans les milieux de l’architecture où j’ai vécu très longtemps, il était la figure tutélaire, et une seule fois j’avais entendu une note discordante à son sujet: Lewis Mumford, historien de l’architecture, trouve que les grands immeubles qui remplacent les quartiers populaires (ceux de Le Corbusier ont été parmi les premiers, et c’étaient à cette époque des maisons luxueuses) sont une négation de la vie sociale. Les ruelles qu’on «assainit» ainsi et qu'on remplace par des barres d'immeubles sont des lieux de rencontre, de vie, qu’on ne peut pas remplacer par des couloirs et des cages d’escaliers. On doit bien admettre avec le recul que Mumford avait raison: beaucoup de ceux qui se sont inspirés de la cité radieuse de Marseille, mais sans dépenser l'argent dont avait disposé le maître de l'ouvrage du Corbusier, ont créé les prémisses du problème actuel des banlieues.
(Photo Key, années '50)
Mais à l’époque, nous ne voyions que la chapelle de Ronchamp, les beaux meubles.
Et pourtant, le jour où (en 2005) dans un article, Daniel de Roulet explique, preuves à la main, que Le Corbusier était un admirateur d’Hitler, qu’en 1940 il a installé ses bureaux à Vichy dans un hôtel où logeait une partie du gouvernement du Maréchal Pétain, j’ai repensé à Mumford, à ce qu’il avait appelé «l’absolutisme architectural» du Corbusier.
En 1941, Le Corbusier écrit à sa mère depuis Vichy: «A la présidence du conseil, l’adjoint au chef de cabinet du Maréchal me dit : votre heure est venue… J’ai parlé à la Radio d’Etat à 12.30 (Radio Jeunesse)… dans quelques jours… vous entendrez à la radio un discours du Maréchal, ce sera à propos de ce qui vient de se passer.» Et plus loin, il parle de «ses ennemis qui s’effondrent».
Remarquons en passant que, confronté aux mêmes circonstances, son associé et cousin Pierre Jeanneret s’est engagé dans la résistance.
En cherchant avec précision, en lisant ses écrits, on se rend bientôt compte que Le Corbusier était peut-être, ou peut-être pas, antisémite, ce n’est pas si clair, ce n'est d'ailleurs pas sur cet aspect qu'insiste Daniel de Roulet – l'antisémitisme implicite était très répandu, l'historien Hans-Ulrich Jost le rappelait l'autre jour à la radio, et d'autres de ses contemporains célèbres étaient ouvertement hostiles aux juifs, chose qu'on a souvent «oubliée» ; mais ce qui est sûr, c’est que Le Corbusier a été collabo, qu’il a misé sur le Maréchal Pétain, et qu’il admirait Hitler. Et qu’il ne s’est jamais dédit, contrairement à d’autres – Mitterrand par exemple, qui a commencé par être au service de Vichy, puis a passé à la Résistance. Ce n'est pas une opinion que j'exprime, cela: il suffit de lire ce que Le Corbusier a lui-même écrit. Les faits sont là, quelles que soient les contorsions pour les interpréter.
Quand il a vu ses «grands hommes» s’effondrer, la fin du nazisme et du fascisme, Le Corbusier n’a rien dit, il a tout simplement continué comme avant, et a travaillé pour la France libérée. D’autres appelleraient cela manger à tous les râteliers.
Dans un article d’une page entière, l’historien de l’art Stanislau von Moos (Tages-Anzeiger de Zurich du 29.9.2010, p. 8) tente d’une manière relativement embarrassée de l’excuser. «Pour réaliser ses idées, il aurait fait un pacte avec à peu près n’importe qui», écrit-il. Comme si c’était une raison. C’est plutôt, de mon point de vue, une insulte à la mémoire de tous ces gens qui n’étaient pas prêts à s’allier à n’importe qui pour réaliser leurs idées, et qui sont morts à cause de cela.
Les arguments que von Moos donne sont ceux mêmes qu’on a invoqués à propos de Polanski: c’est un génie, faut-il vraiment être ce «fouille-merde» qu’on a reproché à Daniel de Roulet d’avoir été lorsqu’il a évoqué l'ambiguïté politique de Le Corbusier (constatée en lisant les propres lettres de l’architecte). En m’excusant d’utiliser un terme grossier, je suis tentée de dire que si on qualifie quelqu’un de fouille-merde, c’est qu’il y a de la merde à fouiller. De Roulet évoque comment des galeristes lui ont demandé de ne pas trop parler de cela (oui, oui, ils étaient au courant) pour «ne pas faire s’effondrer la cote» des œuvres de Le Corbusier.
Hans-Ulrich Jost, à qui on demandait pourquoi on cachait ces choses-là, a fait une remarque qui explique peut-être cette tendance à vouloir «fermer les yeux»: le problème, disait-il, c'est qu'on a besoin de héros, et si on veut fabriquer des héros avec de simples hommes (ou femmes, ajoutai-je), il faut mentir.
Ici, je pose la question qui surgit régulièrement: le talent (et sa valeur marchande) prime-t-il la morale? Le «besoin de héros» prime-t-il la réalité – plaisante ou déplaisante qu'elle soit?
Luis Buñuel
Et je ne peux m’empêcher d’évoquer ce que m’a dit un jour Fredy Buache, alors conservateur/directeur de la Cinémathèque suisse.
«On adore des films, et puis un jour on rencontre le cinéaste. Il ne ressemble pas à ses œuvres, il est violent alors qu’il prêchait le pacifisme, prêt à tous les compromis pour faire un film alors qu’il condamne les opportunistes, et ainsi de suite. J’avais fini par me dire que c’est comme ça, qu’on n’y peut rien. Jusqu’au jour où j’ai rencontré Luis Buñuel: il est comme ses films, il ne dit pas autre chose que ses scénarios, il ne se comporte pas selon une morale différente que celle qu’il expose dans ses œuvres, il ne compromet jamais son intégrité. C’est un homme tout d’une pièce. Et depuis lors je me dis: si c’est possible pour lui, ce devrait être possible avec d’autres. Et je suis moins indulgent.»
Luis Buñuel, peut-être pendant le tournage de Viridiana (photographe non nommé)
Je dirais que moi aussi, je suis moins indulgente: que J'ai de la peine à oublier le viol d’un (e) enfant parce qu’il est suivi, dans la biographie du violeur, d’un beau film ou d’une belle chanson, que J'ai de la peine à adhérer pleinement à l’oeuvre d’un homme qui a maltraité femme et enfants, que J'ai de la peine à estimer comme si de rien n’était un homme «prêt à n’importe quel pacte» pour faire triompher ses idées, que J'ai de la peine à apprécier un beau texte sortant de la plume de quelqu’un qui a envoyé d’autres à la mort. Le prix à payer est trop fort.
Votre avis m’intéresse…
PS. Cette humeur a été rédigée à Londres, mis en ligne dans un internet shop, et quelqu'un attend avec impatience que je finisse. Vous voudrez bien pardonner l'absence de liens vers tous ces personnages cités, que vous trouverez même sans liens s'ils vous intéressent de plus près,
, le 06.10.2010 à 00:38
Pour tout commentaire, Anne : merci !
, le 06.10.2010 à 04:09
Bravo Anne pour cet excellent billet, peut-être ton meilleur depuis que je te lis sur Cuk ! La seule conclusion qui me paraisse évidente est que la complexité de la nature humaine rend tout acte et toute personne interprétable sous mille aspects. A chacun de voir celui qu’il veut bien. Qu’est ce que la morale si ce n’est un filtre subjectif, variable selon l’individu, le contexte, l’époque ? Nous sommes tous coupables d’êtres humains…
, le 06.10.2010 à 05:09
Je partage Anne toutes tes indignations, et je te remercie pour ce papier qui m’a profondément touché.
Il y a trois ans, nous nous étions rencontrés ainsi que François et de nombreux autres amis de cuk à la Cuk day de Cugy.
J’entamais alors un de mes derniers voyages à travers l’Europe, sur l’architecture écologique, en vue de préparer une conférence sur les alternatives urbaines à la crise. Pour cette conférence, j’avais été amené à détailler les idéologies sous-jacentes à quelques uns des grands penseurs de l’urbanisme qui avait façonné les idéologies urbaines du XXe siècle : Ebenezer Howard, Franck Lloyd Wright , Le Corbusier, Friedensreich Hundertwasser et Jane Jacobs .
Dans ma ville, dont un quart des habitants subit un type d’habitat qu’il avait inspiré, y compris dans ma propre famille, la partie consacrée à l’urbanisme de le Corbusier , était la plus délicate, tant en France, son travail, et plus encore celui de ses séides… oups… pardon, de ses adeptes et des promoteurs plus ou moins respectueux de ses principes… ont eu des effets délétère sur le lien social au fil du temps, dans les grands ensembles censés construire une “nouvelle ère” pour un “homme nouveau”, dans une “cité” qu’on espérait “radieuse”.
Tout ces mots faisaient explicitement référence à des cadres idéologiques marqués par l’idée de faire table rase du passé.
Ma critique portait sur la déshumanisation qui résulta de l’architecture moderne, au nom de l’urgence à loger le peuple, et de le loger à moindre coût, en particulier aux lendemains de la deuxième guerre mondiale.
Cette partie de l’exposé provoqua quelques troubles parmi certains architectes corbuséens présents dans l’assistance, dont certains avaient vécu dans la maison du Fada à Marseille, lorsque je mettais l’accent sur les références intellectuelles et les engagements de Corbu, depuis sa participation en 1926, en France, à l’émergence du mouvement “le faisceau” parti s’inspirant de son homologue italien “le fascio” de Mussolini.
L’évolution du faisceau en France fut assez différent de son homologue italien, le fascio, une partie de ses membres dont son fondateur ayant rompu avec l’idéologie fasciste, et rejoignant les rangs de la gauche puis de la résistance, au moment de la seconde guerre mondiale. Mais Le Corbusier continua à entretenir une relation ambiguë avec cette famille de pensée, et avec l’idée marquée d’une autocratie affirmée qui se traduit jusque dans son travail architectural.
De 1922 à 1925, il s’attelle à un projet pour une “ère nouvelle”. Manifestement, ce n’est pas la Suisse, son pays d’origine, une démocratie où le pouvoir est partagé, et fait l’objet de nombreux contre-pouvoirs locaux, qui lui sert de modèle.
Corbu est partisan d’un pouvoir fort, centralisé, hyper concentré même. De 1925 à 1945, il n’a de cesse de défendre son projet, sans cesse remanié, qui portera le nom de Plan Voisin , du nom de Gabriel Voisin, un pionnier de l’aéronautique devenu constructeur d’automobiles (qui s’était aussi lancé dans la fabrication de petites maisons industrialisées transportables).
Il voulait regrouper au cœur du Paris populaire, dans une aire qui s’étendait alors de l’île de la cité au pied de la butte Montmartre, sur quatre kilomètres carrés, un centre de commandement où résideraient l’élite de la nation, capitaines d’industrie, chercheurs, médecins, et attirant 3 millions de travailleurs, à commencer par la toute puissante administration de l’État.
Pour cela, il lui fallait raser totalement ces 4 km carrés, dont 85 % seraient “rendus à la nature”, mais parcourus d’immenses artères de 120 mètres de large, totalement dédiés à la voiture. Pour obtenir la densité attendue, il fallait ériger de nombreux “petits” bâtiments de douze étages, pour les 500 à 700 000 résidents, que l’on aperçoit minuscules au pied des 18 gratte-ciels cruciformes, avec des ailettes en forme de radiateurs.
Chaque gratte-ciel devait mesurer deux cent mètres de haut, compterait soixante étages où travailleraient de 10 à 50 000 personnes.
Idéologue de l’architecture moderne (et de la verticalisation de la cité), Le Corbusier allaient exercer une influence majeure, en premier lieu dans les pays qui s’acharnaient à construire un “homme nouveau” ou un “ordre nouveau” à une époque où jaillissaient partout en Europe des idéologies totalitaires, en grande parties fascinées par cette architecture nouvelle.
Les théories de le Corbusier, formulées en 1933 lors du congrés d’architecture moderne ont été formalisée dans ce qu’il appela la Charte d’Athène édité à Paris, pour la première fois en 1943, à une période trouble, dans un État Français pourtant plus réticent que ses voisins allemands ou italiens, a expérimenter des idées nouvelles. C’est dans cet État dont nul ne peut plus ignorer le rôle actif qu’il a joué dans la persécution de pans entiers de la société, en particulier avec sa contribution personnelle à l’élaboration et au durcissement du “statut des juifs”, Le Corbusier dédicaçait la première édition de sa Charte d’Athènes au Maréchal Pétain .
Si rétrospectivement, on ne peut reprocher ce fait historique à Le Corbusier, il ne pouvait plus en 1943, ignorer le contexte de son époque.
Au delà des idées, souvent innovantes, et parfois bien vues de la charte, il y a quelques passages nauséabonds où il évoque la nécessité de se “débarrasser de voisinages indésirables”, qui méritent d’être replacés dans leur contexte historique. Un an après la rafle du Vel d’Hiv, il y a des formulations qui auraient pu être évitées. Ce n’est pas le choix qu’il a fait.
Un autre point majeur de son œuvre, est le système de rationalisation de la construction qu’il a développé et qui marquera pendant cinquante ans l’histoire de la construction des grands ensembles.
Il y a dans ma ville, à Bayonne, un quartier de douze mille habitants avec une barre d’immeuble de 1,2 km et devait initialement en mesurer 3,6 km de long, conçu par Marcel Breuer, un architecte et designer du Bauhaus, dont le travail était largement inspiré par la charte d’Athènes et du Modulor.
Dans cette ZUP (zone à urbaniser en priorité), en cours de “rénovation”, pour y faire s’installer “des classes moyennes”, et se voir renommer “Résidence Marcel Breuer”, la largeur, on devrait plutôt dire l’étroitesse, des pièces est égale à la largeur d’un homme, les bras tendus à l’horizontale, et pas plus. Certes les vues sur la chaîne des Pyrénées et, pour certains l’Océan, y est magistrale, mais pour tout le reste, c’est un véritable ghetto urbain où on été concentrées au fil du temps, toutes les misères du monde, pour reprendre une expression de Bourdieu.
Mais revenons une dernière fois sur le Modulor.
J’ai toujours été frappé par la symbolique choisie par Le Corbusier pour représenter son Modulor, toujours en 1943.
C’était un système de mesure à l’échelle de proportion anthropomorphique (sur la base d’un homme, initialement de 1,75 m, mais qui dans cette France alors sous occupation allemande, fut finalement de 1,83 m le bras tendu à une hauteur de 2,26 m – en vue de la préfabrications d’éléments d’habitations standardisés) mais dont la symbolique, rappelle d’avantage le salut fasciste que l’Homme de Vitruve , de Léonard de Vinci
Au soir de sa vie, interrogé sur la manière dont à Pessac, en Gironde, les habitants avaient décidé de remettre en cause les principes qu’il avait mis en œuvre dans la Cité Frugès , Corbu rompant avec les règles qu’il avait imposé à quelques uns de ses clients les plus prestigieux (comme les propriétaires de la villa Savoye dont les enfants souffraient de graves affections pulmonaires en raison de l’humidité et des courants d’air de cette réalisation prestigieuse et auxquels il avait interdit de faire des modifications) en était arrivé à conclure, avec une certaine sagesse : “Vous savez, c’est toujours la vie qui a raison, l’architecte qui a tort.”
, le 06.10.2010 à 06:26
Des hommes (et femmes, bien entendu) que faut-il retenir? Leur vie ou leur oeuvre? Pourtant, l’une n’est pas dissociable de l’autre. Alors faut-il renier un émerveillement artistique au prétexte d’une vie condamnable? Oublier une mauvaise vie pour admirer l’oeuvre?
Mais c’est bien parce que vie et oeuvre ne font qu’une chez un être que nous pouvons admirer son art. Son éclat naît de sa noirceur. Sans douleur, sans passion, sans émotion, sans foi (à caractère religieux mais hors des religions), le résultat est médiocre.
Reste alors à bannir l’idolâtrie, à cesser de croire aux héros, à cesser de croire tout court. Reste à savoir que l’un ne va pas sans l’autre, même en nos âmes plus ou moins tourmentées, en nos arts avec plus ou moins de talent.
Ne pas oublier que l’oeuvre vient de l’artiste. Que l’artiste est humain. Qu’il est donc pulsionnel. Ni forcément pardonner, ni surtout oublier. Mais reconnaître que sans son oeuvre on serait peut-être plus triste encore.
, le 06.10.2010 à 08:04
Merci pour ce billet d’une grande qualité.
J’ai renoncé de mon côté à trier les oeuvres selon les qualités humaines de leur auteur. D’une part ça nous conduit à nous priver d’un grand nombre de choses merveilleuses (dont les oeuvres de Céline sont un très bon exemple), et d’autre part c’est une course sans fin.
En effet, il faudrait rajouter à domaine artistique tous les autres domaines où l’homme créé et où il y a un écart entre créateur et création. Va-t-on refuser d’utiliser internet au motif qu’il a été développé en grande partie pour répondre à des objectifs militaires ? Refuser d’utiliser l’électricité car sa partie nucléaire a été “fiabilisée” à Nagasaki ? Ignorer Socrates qui avait probablement des moeurs condamnables aux yeux de notre société actuelle. Ne plus lire le Figaro car il est vendu aux marchands d’armes ? (ah ah, il y a un intrus).
Bref, les pires personnes peuvent parfois produire des choses d’une grande utilité et/ou beauté, et je trouve de mon côté que c’est plutôt encourageant pour la nature humaine. Les roses poussent parfois sur du fumier.
, le 06.10.2010 à 08:39
Belle Humeur coup de poing, merci Anne.
, le 06.10.2010 à 08:54
Anne, pour ma part, j’essaie de ne pas m’intéresser à la personne humaine mais à l’artiste (chanteur, peintre, acteur, réalisateur, etc…).
J’aime bien Michael Jackson, même s’il a eu un comportement plus que discutable avec les enfants (pour ne pas dire pire).
Dans le genre, j’aime bien les chansons de Patrick Bruel, certains films de Christophe Lambert, le travail de Picasso ou de Le Corbusier (d’ailleurs, je me dis depuis longtemps qu’il faut que j’aille visiter la Cité Radieuse, qui est à 30 minutes de chez moi), voir même les films de Polanski (j’ai revu le Bal des Vampires la semaine dernière).
, le 06.10.2010 à 09:17
Bel article qui s’interroge sur une gêne que la plupart d’entre nous éprouve parfois, dommage qu’il reprenne une rumeur sans fondement.
Céline était certes raciste, antisémite, collabo, pronazi. Une polémique nauséabonde l’a opposé en 1941 à Desnos dans un journal collabo mais il n’a rien à voir avec l’arrestation du poète en 1944, son réseau de résistance ayant été infiltré par la Gestapo.
, le 06.10.2010 à 09:25
Merci pour ce billet dans lequel je retrouve des préoccupations que je partage. Déjà très jeune cinéphile, je m’étais dit que je ne regarderais plus jamais de film d’Elia Kazan, qui dénonçais à tour de bras ses camarades réalisateurs, scénaristes acteurs et autres à l’heure de la sombre période du maccartisme, pourtant, j’avais bien aimé « À l’est d’Eden », tiré du roman éponyme du formidable John Steinbeck, soupçonné de communisme…
Et que dire de Leni Riefenstahl? Je suis tombé un soir par hasard, en zappant, au milieu d’un documentaire sous–marin extraordinaire (Cousteau peut aller ranger ses palmes), ce n’est qu’à la fin que j’ai vu que c’était son dernier film, réalisé à… 101 ans !
J’ai lu et apprécié Céline sachant qu’il n’avait pas été très clair pendant la guerre, sans savoir à quel point ça avait été une ordure.
L’œuvre et l’auteur, très difficile de séparer les deux, et portant, du moment qu’elle est donnée (vendue) au public, l’œuvre n’est pas l’auteur, elle ne lui appartient plus, et j’avoue que je m’intéresse bien plus aux œuvres qu’à leurs auteurs, forcément trop humains et imparfaits…
Et comment se faire une opinion sûre sur quelqu’un ? Même en fréquentant une personne, on ne sait pas tout d’elle, alors prêter l’oreille aux ragots colportés par les aigris ? Dans le cas de Céline, c’est clair, ses écrits nauséabonds parlent d’eux même, mais comment juger sur des « on–dit » ?
Et pourquoi juger ? Et sur quelles bases, je ne me sens pour ma part pas assez parfait pour cela (je ne jette pas la première pierre ;o).
Donc en général, je me contente de l’œuvre, et je laisse l’auteur aux autres.
z (En tout cas, merci encore, Anne, pour ce débat passionnant, je répêêêêêêêêêêêêêête :dans ton cas, je prends aussi l’auteure ;o)
, le 06.10.2010 à 10:06
Anne, ce billet, me fait penser à l’un des thèmes développé dans “Le combat Ordinaire” de Larcenet que je vais citer ici :
Bref, tout simplement un combat ordinaire de la vie entre la morale, ses convictions, la distanciation, le jugement d’autrui et le jugement sur soi-même!
, le 06.10.2010 à 10:41
… et Philip Johnson? architecte moderne americain et plus tard grand maître du post-modernisme… tellement hitlérien qu’il fut invité à assister à l’invasion de la pologne en 1939.
, le 06.10.2010 à 10:48
Merci à tous. J’ai encore ce matin le problème de l’internet shop. En attendant juste une remarque générale: je n’impose a personne mes sentiments sur les artistes “voyou” d’une manière ou d’une autre, et je ne suis pas certaine que l’ass. Suisse-Israel ait eu raison d’intervenir à propos du Corbusier. Mais je me sens le droit de leur retirer ma sympathiie, et mon envie de les fréquenter devient nulle. La qualité de ce qu’ils ont crée reste. Je reviendrai ce soir sur cela. A+
, le 06.10.2010 à 11:06
Anne, merci, bravo, chapeau.
Tous les humains ont une part de – plus qu’ombre -. le fait qu’ils soient publics ne les protègent pas des saloperies. Mitterand, homme de la gauche française, fricotant avec Pétain et consorts, De Gaulle qui s’est comporté comme un salaud avec les Pieds Noirs et ….
Alors, au prétexte de ce que tu as cité dans ton billet, faut il laisser de côté et boycotter un artiste parce que son comportement …. ? Affaire personnelle me semble t il !! On ne peut pas décider pour tous. Les salauds ont ils droit au pardon ?
, le 06.10.2010 à 11:06
Si je ne me trompe, Jean-Jacques Rousseau avait abandonné ses enfants. Pourtant, combien son oeuvre a été utile, sinon à l’Humanité, au moins à une civilisation. Je n’ai jamais aimé Le Corbusier. Instinctivement, j’ai ressenti ses oeuvres d’une froideur surprenante, exception faite de la chapelle de Ronchamp, proue de navire fendant les flots d’une mer de forêt. N’étant pas versé dans l’architecture, je découvre grâce à Iker (merci !) peut-être les raisons de mon ressenti.
Mme Cunéo, je vous donne raison dans l’importance que vous mettez à connaître non seulement l’oeuvre, mais le contexte dans lequel sa création a pu avoir lieu. L’oeuvre est porteuse de sens. Elle contribue à la construction de la communauté au sein de laquelle elle a éclôt.
En vous lisant, l’idée qui m’est venue est que tout jugement (moral, légal, politique…) doit être en relation avec les valeurs les plus essentielles partagées par l’Humanité, quelle que soit sa culture. Par exemple, la compassion http://charterforcompassion.org/docs/cfc_dl_french.pdftitre
Pour appuyer mon propos, Le Corbusier m’apparaît en avoir été singulièrement singulièrement dépourvu. Les présupposés de son oeuvre tendent à montrer sa préférence pour la primauté des intérêts de quelques-uns au détriment du plus grand nombre, la centralisation du pouvoir… Il en résulte une déshumanisation des logements destinés à l’usage d’une population perçue de second ordre… Dès lors, est-il justifié de mettre son travail comme un canon de l’architecture ?
Pour lui accorder des circonstances atténuantes, il convient de ne pas oublier qu’il a participé d’un courant de pensée. Il ne peut donc être tenu seul responsable. Néanmoins, reste à savoir s’il s’est agi d’une volonté délibérée d’asservir ou de nuire ou ” seulement ” de l’égotisme, de l’_incuriosité_… À propos de cette dernière, je la crois la tare la plus communément répandue, non seulement chez les édiles, mais d’une grande partie d’entre-nous tous.
Merci Madame de contribuer à améliorer nos connaissances, à nous interroger, à lutter contre l’oubli. Nous serions, dit-on, au seuil de ce qui serait la fin d’une époque, voire déjà le début d’une nouvelle. Si nous voulons construire un nouveau projet pour améliorer la vie sur cette petite planète, il vaudrait mieux ne pas reproduire toujours plus de la même chose. D’où l’importance d’être pourvu d’une insatiable curiosité.
, le 06.10.2010 à 11:09
Merci Anne, je t’ai lue et relue deux fois. C’est rare que je le fasse d’une humeur de cuk, encore plus rare d’un journal.
Nous avons la “chance” de pouvoir accoler des informations sur l’être qui crée des œuvres qui peuvent être admirables. Parce qu’elles sont récentes. Qui sait si nous n’aurions pas les mêmes réticences vis-à-vis d’un Polyclète ou un Praxitèle ?
, le 06.10.2010 à 11:09
Bravo Anne, j’adore CUK pour cela, passer d’un test de logiciel à un billet sur la photo, ou d’un billet sur les rasoirs à lames à une réflexion comme celle d’aujourd’hui.
J’éprouve un malaise certain quand je sais qu’un artiste a été ignoble et pourtant j’ai eu du plaisir à voir (lire, écouter) une de ses oeuvres. Mais j’essaye (je n’y arrive pas toujours) de différencier les deux.Pourquoi ne plus regarder un film qu’on a vraiment aimé parce qu’on a appris plus tard ce que l’artiste est ou a été (Polanski) ? Je ne m’intéresse pas assez à l’art pour, chaque fois que je suis ému par une oeuvre, aller systématiquement “fouiller” la vie de l’artiste pour savoir si je peux m’autoriser cette émotion; c’est presque ce que l’on devrait faire si l’on veut appliquer une égalité des chances aux artistes; que faire?
Comme pour la plupart des personnes qui ont commenté ce billet, je ne confonds pas l’oeuvre et l’artiste, j’évite absolument l’idolâtrie et le fanatisme artistique, ;par contre, aucune oeuvre, aussi extraordinaire soit-elle ne peut être une excuse aux comportements d’un artiste. L’inverse est aussi vrai, ce n’est pas parce qu’une personne est vertueuse, sympathique, que son oeuvre est automatiquement “belle”.
En réfléchissant, je crois que les rares fois où je n’arrive pas à différencier l’oeuvre de l’artiste c’est quand je connais personnellement l’artiste et cela me semble assez logique.
, le 06.10.2010 à 12:28
En gros c’est ce que je pense, sans oublier que les vertus d’aujourd’hui seront les vices de demain (et vice versa), donc j’aurais tendance à relativiser, de plus j’ai bien d’autres choses à faire que de m’intéresser à la vie privée de soi-disant “célébrités” et souvent je ne prends pas pour argent comptant les informations communiquées à leur sujet, sachant l’énorme différence qu’il peut y avoir entre la représentation publique d’une personne et sa réalité intime.
Pour la majorité des Français la norme au début des années 40 c’était de soutenir Pétain (maréchal nous voilà et tout le tralala), ils sont cependant tous devenus Gaullistes fin 1944, quoi de surprenant qu’un Suisse ait pu avoir des idées nauséabondes ? il faudrait qu’il soit le seul pour que ça devienne remarquable.
Polanski est pris en exemple dans le texte et les commentaires, je n’ai pas suivi dans les détails cette “histoire”, mais je crois que si on s’en tient aux faits crûment exposés il est accusé d’avoir eu des relations sexuelle avec une jeune fille pubère de 12 ou 13 ans, ce n’était pas la première fois pour elle, elle avait d’ailleurs un petit ami avec qui elle copulait … le problème ne vient pas de la gamine, mais des parents qui lui permettent de se joindre à des sauteries de la “jet set” non accompagnée, de plus dans certaines partie du monde on apparie encore des jeunes de cet âge (et même plus jeunes) en toute légalité, en d’autres temps c’était courant d’avoir ses premières expériences à cet âge avec des adultes plus âgés.
Je ne défends ni l’un, ni l’autre, je n’aime pas vraiment l’architecture de Le Corbusier, j’aime bien les films de Polanski, mais je crois qu’il est préférable dans un premier temps de dissocier l’œuvre de l’homme qui l’a commis, souvent la mentalité du créateur finit par transparaître, c’est à ce moment qu’il peut être intéressant de se renseigner sur le créateur afin d’affiner sa compréhension de l’œuvre.
Les jugements absolus, sans tenir compte du contexte, ou en se basant sur une morale acceptée a priori me semblent dangereux, qui peut affirmer qu’il aurait un comportement irréprochable face à certaines situations ?
, le 06.10.2010 à 14:09
En lisant les commentaires, je pense à une phrase que j’ai fait mienne lorsqu’à 16 ans, je me suis dit que si j’y arrivais, je serais «artiste». A l’époque, plusieurs choix étaient ouverts: chanteuse (j’avais une belle voix), danseuse plus ou moins classique (j’étais peu douée, mais j’adorais ça, et je m’y adonnais avec rage), architecte (comme mon père), écrivain ou plutôt, dans mes termes d’alors, poète (c’est ce que j’avais décidé avant de savoir lire), comédienne – je dois en oublier. Puis j’ai lu Rimbaud, et ce que j’ai considéré comme les dix commandements de l’artiste en un: «La poésie sera en avant». Et quelle qu’ait été l’intention de Rimbaud en l’écrivant, j’ai interprété cela, en simplifiant beaucoup, comme «L’artiste ne peut pas faire n’importe quoi».
Car le fait que son oeuvre soit en avant comporte une valeur d’exemple. Cela ne veut pas dire qu’il faille mener une vie absolument exemplaire: la mienne ne l’a pas toujours été, pas plus que celle d’artistes que je connais.
Mais l’artiste avait, à mes yeux, encore moins le droit d’oublier que la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres.
Cela ne peut pas m’être indifférent que Céline ait adhéré à une idéologie qui brûlait les livres et s’était donné pour but d’éliminer toute une portion de l’humanité étiquetée par elle de «race». Qu’il ait dénoncé personnellement Desnos ou pas, dans le grand ordre des choses, c’est secondaire (encore que j’aie recueilli des témoignages de témoins à l’époque où je voulais écrire un roman dont Desnos serait le personnage principal – ils sont tous morts entre temps).
De même, lorsque je vois Le Corbusier adhérer sans battre cil à une idéologie totalitaire, je ne peux pas croire que ce qu’il nous proposera ensuite ne comporte pas quelque chose de l’idéologie au service laquelle il vit, et qu’il n’en transparaisse pas quelque chose dans cette architecture que Mumford avait perçue comme «totalitaire» sans même savoir ce à quoi Corbusier adhérait politiquement: pour Mumford (un spécialiste), l’idéologie se traduisait dans les travaux.
De même, j’admire les films d’Eliah Kazan, mais les gens qui dénonçaient un comédien aux anti-communistes américains envoyaient des collègues à la misère et à la mort. Lorsqu’on arrive à la morale de ses histoires, je prends tout de même mes distances.
Un dernier mot, avant que le prochain casse-pied vienne me demander la place (je suis toujours à l’Internet Shop de Euston street à Londres): nous avons longuement débattu le cas Polanski ici , levri, quelle que soit l’âge d’une femme, 13 ou 33 ans, lorsqu’elle dit non , c’est non (son témoignage à la police et dans un lien au bas de la page), et si tu la forces, c’est du viol. Mais ne rouvrons pas ce débat plus loin, tu peux t’y reporter, je crois qu’on a tout dit à l’époque ;-)
, le 06.10.2010 à 15:56
C’est indiscutable, je n’avais pas souvenance qu’elle avait dit non.
, le 06.10.2010 à 18:19
En allant vite, Le Corbusier et lui seul, Céline étant un cas à part sur lequel je pourrai peut-être revenir.
L’architecte, c’est celui qui a un commanditaire, ou qui le recherche. LC, sa carrière parle pour lui, il a sollicité (directement ou indirectement) tout ce qui passait et était susceptible de lui permettre de construire, d’exprimer ses idées, trouvez la mention utile. Et donc, Mussolini, Staline (ce qui vaudra à LC d’être qualifié de « Cheval de Troie du bolchévisme.», le Front Populaire (Jean Zay), Pétain, peut-être même de Gaulle (par la médiation Claudius Petit). Un opportuniste donc, et avant tout, comme beaucoup de ses confrères. Au sommet de la pyramide du genre, Speer évidemment, dont on peut croire qu’il n’était pas réellement convaincu par les plébéiens de la NSDAP au départ, mais Troost (son prédécesseur au service d’Hitler) avait été un de ses maîtres. Mais Gropius et me semble-t-il Mies van der Rohe aussi, n’auraient pas dit non. Après c’est de l’histoire reconstruite, du pro domo bâti pour de nouvelles circonstances prometteuses, je suis parti parce que j’étais contre, mmouais.
L’architecture est un domaine d’exercice où la dépendance à un pouvoir est la règle. Comme le proclamait Vitruve, notre père à tous, ô divin César Auguste. Le César Auguste n’a souvent que peu d’importance, et c’est effectivement là le problème. Pour s’en tenir à LC, il est loin d’être sûr que l’on puisse le caser idéologiquement, sauf à vouloir forcer les événements. La première raison est qu’il a toujours échoué dans ses propositions de service. LC s’imaginait qu’on lui confierait le soin de reconstruire la France, sa ligne, si l’on veut, est reexpliquée dans La Maison des Hommes (l’ouvrage avec Pierrefeu, j’en ai un exemplaire dédicacé au filleul de Pétain (REM : c’est pas de famille)), mais rien n’aboutira, c’est trop moderne, internationaliste, on peut rajouter des mentions, même si les couplets sur l’hygiène, la famille, l’homme nouveau y sont. Mais le pétainisme c’est la France Angélus de Millet
En ce qui concerne la critique de Mumford, là aussi, il faut tenir compte des circonstances. Mumford est le défenseur de la cité-jardin, ses sources intellectuelles sont, entre autres, Kropotkine et Geddes. Mumford est dans l’option petite échelle, laquelle est plus sympathique au premier abord (et je préfère lire Mumford, The Culture of Cities par exemple, que LC dont les écrits sont trop doctrinaires à mon goût pour être acceptables), mais cette option ne résiste pas à la question du développement urbain, aux accroissements de population et de besoins et à toutes ces affaires de durabilité.
Ces questions d’éthique sont difficiles dans certains cas. On arrive évidemment toujours à garder sa probité lorsque l’on n’est pas sollicité, le reste du temps, tout devient assez complexe. Je ne m’imaginais pas défendre Le Corbusier au moins partiellement. Tout arrive.
, le 06.10.2010 à 18:36
L’homme n’est pas un saint, la sanctification (la recherche de la perfection) est une utopie, c’est à dire un but inatteignable mais une direction à suivre pour « les cœurs purs » qui s’attacheront à ne pas quitter la voie de leur utopie.
L’artiste, qui est aussi un homme, n’est pas un exemple et n’a pas à l’être. L’artiste, c’est celui qui « vit en flèche », celui qui voit ce que les autres ne voient pas encore. C’est tout (!) ce qu’on lui demande. Et comme le dit très bien zit-9, son œuvre lui échappe parce que l’œuvre livrée au public n’appartient plus à son auteur mais à l’humanité ; pas plus qu’un enfant n’appartient à ses parents. Point de scrupule à avoir, donc, pour apprécier l’œuvre pour elle-même. Même si je refuse toujours de lire Céline.
Ta position, Anne, qui est de ne point dissocier l’homme-auteur de son œuvre, rejoint le point de vue (et la méthode) de Michel Onfray dans sa Contre-histoire de la philosophie où, s’opposant aux mythes fabriqués de l’histoire officielle de la philosophie où la pensée convenue les a confinés (quand elle ne les a pas « oubliés »), il revisite les philosophes en s’attachant à confronter leur œuvre à leur biographie, à l’histoire de leur vie.
Il apparaît alors que la connaissance de l’œuvre dépend notablement du niveau de lecture pour lequel on opte. Considérer l’œuvre comme la production d’un auteur anonyme reste possible et valable (qui dessinait à Lascaux ? Qui concevait les temples incas ?) mais il est certain qu’une bonne aperception (conscience aiguë) de l’œuvre ne peut s’obtenir que par la superposition du producteur à sa production.
, le 06.10.2010 à 18:53
Parce que tu considères sérieusement le oui d’un préado (a fortiori celui d’un enfant) comme un oui à part entière, émis en connaissance de cause, conscient et étayé par une réflexion qui serait du niveau de la réflexion d’un adulte ?
, le 06.10.2010 à 18:59
Je suis en fait d’accord sur laplupart des choses qui sont dites. J’insiste sur un point: je me sens, MOI, face à un dilemme que je partage. Je ne l’impose à personne. J’espère trouver un accès wifi avant la nuit pour la suite.
, le 06.10.2010 à 19:10
Nous sommes donc deux! Merci infiniment, Anne, pour ce très bel article.
, le 06.10.2010 à 19:42
Nous sommes tous logés à la même enseigne devant ce dilemme et si nous pouvons adopter des postures froidement intellectuelles pour analyser et en discuter il n’en reste pas moins que quelque chose au fond de nous peut nous retenir et nous nous disons alors : « Non, là, c’est trop ; ça dépasse ce que je peux admettre. » et faire que nous refusons de devenir en quelque sorte complice d’un auteur et de le notifier en en rejetant l’œuvre.
, le 06.10.2010 à 21:24
La pulsion sexuelle ne relève pas de la réflexion, mais de l’instinct. De plus, tout le monde n’est pas égal devant la maturité sexuelle. Le désir physique, ou même simplement celui de plaire n’est pas l’apanage des adultes. J’ai deux amies qui ont commencé une vie sexuelle active à l’âge de 11 et de 13 ans, avec des partenaires bien plus âgés. Aspect légal mis à part, doit-on leur refuser cette liberté ?
Je me suis souvent posé cette question face aux oeuvres architecturales, picturales et musicales d’inspiration religieuse, moi qui suis farouchement athée et militant anticlérical. Faut-il cautionner d’une certaine manière les religions en se laissant aller à la contemplation de leur expression artistique ? Nous rejoignions là les interrogations d’Anne, car personne ne peut nier les nombreux aspects criminels des religions – toutes confondues. A cette question, jusqu’à présent, ma réponse à été négative. Par principe, je refuse de mettre les pieds dans un édifice religieux.
, le 06.10.2010 à 21:38
J’ai trouvé une liaison internet, ouf. Pas de pleurnicheur qui veut la place.
L’antisémitisme est le mépris des juifs, la misogynie le mépris des femmes. La gravité immédiate des deux positions peut sembler inégale – mais la misogynie aussi a beaucoup tué, quoi que d’une manière différente. Personnellement, quel que soit le préjugé (car ce sont deux, terribles, préjugés), cela me semble grave quand cela implique l’inégalité entre deux groupes d’humains. On ne sait jamais où ça mène).
D’abord, je serais prudente sur l’idée que l’antisémitisme de gens qui ont laissé les autres se salir les mains n’a tué personne.
Et puis je pense qu’on ne peut pas invoquer des exemples aussi lointains que le Caravoge ou Villon, qui vivaient à une autre époque, et notamment en un temps où la vie et la mort étaient vues avec des yeux différents, on est hors contexte. J’ai pris soin de ne donner que des exemples contemporains.
Je t’avoue que j’ai toujours considéré Rousseau comme un drôle de chantre de la modernité alors qu’il abandonnait sa famille, et Pestalozzi un étrange bienfaiteur de l’humanité si l’on considére la manière dont il a traité sa femme, une Zurichoise sur laquelle j’avais fait un reportage une fois. C’est elle qu’on devrait considérer une sainte! Ne serait-ce que parce que c’est son fric qui a permis à Pestalozzi de faire bon nombre de ses bonnes oeuvres.
Cependant, je leur ai toujours trouvé des circonstances atténuantes parce qu’ils vivaient dans une société dont les valeurs, les obligations envers sa progéniture, les sentiments paternels mêmes, étaient vus autrement.
, le 06.10.2010 à 21:49
Je n’aurais jamais pensé à mettre cela en ces termes, mais tu as raison, Okazou: une fois tous les raisonnements intellectuels épuisés, il reste cette pensée enfouie au plus profond de soi qu’en s’approchant de l’oeuvre de quelqu’un dont on désapprouve les actes on devient complices est exactement l’expression de ce sentiment confus que je ressens
Moi de même, pour les mêmes raisons que toi. Mais je fais une différence entre mettre les pieds dans un édifice religieux actuel (et ainsi cautionner l’existence actuelle d’une religion dont je désapprouve les agissements), et écouter une cantate de Bach, qui nous vient d’une époque où les choses et les religions étaient vues différemment.
, le 06.10.2010 à 22:10
Bon, pardonnez-moi cette avalanche toute d’un coup, je n’ai pas pu répndre à mesure pendant la journée. Je voulais encore faire une dernière remarque au sujet de l’analyse de la situation de l’architecte que fait Humptius Dumptius (commentaire 21).
La profession d’architecte m’a toujours paru ambigue. Un architecte est au départ un artiste, il veut imposer sa marque sur la société, et étant architecte, sur le paysage. Mais les 90% (ou un peu moins, ou un peu plus) des constructions architecturales sont le fait de privés qui se soucient avant tout du marché, de faire rapporter leurs terrains, et qui se fichent comme d’une guigne des besoins réels des gens: ils ne leur importent que quand ils peuvent en faire de l’argent. Les règlements de construction sont notoirement faibles.
Tout cela découle du fait que le sol est en sa grande majorité en mains privées, et que le bien commun passe après les poches des promoteurs. L’architecte, qui n’est souvent pas formé, pas préparé, pour cela, devient leur complice. Je connais des architectes talentueux qui ont abandonné l’exercice de cette professions parce qu’ils ne voulaient pas être, comme l’a dit l’une d’eux «les embellisseurs des turpitudes de ces gens-là». J’en connais même qui ont entrepris une lutte acharnée pour un urbanisme différent, mieux régulé, plus en prise avec les besoins réels (pas seulement physiques) des habitants. A l’intérieur de ce cadre, il y a plusieurs attitudes possibles.
Et je concluerai en remarquant que Mumford a peut-être une vue utopique de la petite unité, mais que par ailleurs la croissance effrenée de l’humanité n’est pas une fatalité, pas plus que celle de la propriété privée exclusive du sol: c’est la conséquence de décisions politiques et/ou politico-religieuses prises parfois sur la base d’à-priori dépassés.
, le 06.10.2010 à 23:53
On doit évidemment tenir compte du milieu socio-culturel, de l’époque, mais peut on absoudre ou condamner totalement quelqu’un pour les mêmes faits suivant l’époque ou le milieu ?
Exactement … et selon l’époque et le lieu l’usage varie. Même au niveau légal l’âge du consentement varie suivant les pays
, le 06.10.2010 à 23:54
Paris vaut bien une messe… Cette fameuse citation (apocryphe) d’Henri VI rappel combien il est facile d’adhérer à un système social, avec toutes les contraintes que cela implique, non par conviction ni même par sympathie mais bien par intérêt personnel. C’est pourquoi il faut être prudent avant de cataloguer de manière binaire. Par exemple, ce n’est pas parce que la Suisse a soutenu l’effort de guerre nazi (et a donc été condamnée à payer des dommages de guerre – ce qui règle la question du point de vue juridique) qu’elle était nazie.
Voir dans la rue des affiches politiques dignes des années 39-45, me gêne nettement plus que le fait de savoir que ces tableaux aient pu appartenir a un “marchant de canon” désireux de se racheter une virginité via une fondation (ce qui pour le coup est un bel exemple de mégalomanie).
, le 07.10.2010 à 01:24
Je ne puis être que totalement d’accord avec toi, et c’est ce que je voulais exprimer dans mon premier commentaire (Smop-2). Les méandres de la nature humaine ne peuvent être compris hors de leur contexte. Cela dit, je pense que nous construisons notre réelle échelle morale au travers de nos propres expériences vécues, et non pas de ce que nous avons appris dans les livres (même si ceux-ci apportent des clés pour mieux comprendre le vécu). J’ai 45 ans, et ma perception des choses a été forgée dans le monde occidental des années 80-90. Ainsi, je m’interdis d’avoir des “certitudes” sur ce qui s’est passé avant, tout comme ce qui s’est passé après (que je comprends moins n’ayant plus la même perméabilité intellectuelle). En conséquence, je m’interdis de juger moralement ce qui est hors de mon scope personnel.
, le 07.10.2010 à 10:11
Bonjour Anne,
Peut-être la réponse à la question est-elle dans le fait que le beau n’existe pas sans le laid, le bon sans le mauvais… Puisque les camps de la mort et la barbarie nazie sont évoqués, il est courant d’entendre qu’ils n’étaient que des animaux et que ce qu’ils ont fait était inhumain. j’ai tendance à penser que c’était au contraire très ou trop humain. Les animaux ne tuent pas par idéologie.
Il y a quelques années, j’ai adoré découvrir le texte du “Voyage au bout de la nuit” dit par Lucchini. Puis j’ai appris l’antisémitisme de Céline et la question me perturbe tout autant que vous.
De tout ça et de plein d’autres choses (comme les gens qui vous doublent dangereusement vous faisant sentir que vous n’allez pas assez vite pour eux ;-) ) j’ai tiré une règle de pensée (mais je ne prétends pas être le seul). J’essaye de ne jamais dire (ou au moins penser) que quelqu’un est un salaud ou un con. Je préfère dire (ou penser) qu’il se comporte comme tel.
Comme dirait ma mère : “seul Dieu peut sonder les cœurs et les reins”. On peut pas prétendre juger qui est une personne, on peut juger de ce qu’elle fait. Et encore faut-il replacer les choses dans leur contexte.
Je peux vous sembler trop indulgent mais j’essaye toujours de me demander ce que j’aurai fait si j’avais été lui ou elle. Pas seulement à sa place mais lui-même ou elle-même.Ce qui d’un point de vue philosophique comme physiologique n’a que peu de sens si on croit à l’âme humaine et à l’unicité de chaque être mais il faut bien réfléchir avec les outils qu’on a.
, le 07.10.2010 à 11:25
Chère Anne Cuneo
La question de l’architecture est infiniment trop complexe pour qu’on la puisse réduire en 3 paragraphes. Celle de l’éthique est, comme le disait Wittgenstein, « surnaturelle.» Les 2 ensemble sont au-delà de ma compréhension, mais pas de celle de l’Ordre, semble-t-il, et c’est sans doute pourquoi je n’y ai jamais adhéré. Peut-être ferai-je, on ne sait jamais, une humeur là-dessus, mais le temps est une denrée rare dans mon monde aujourd’hui.
Je tenais juste à préciser que ma parole n’était là que pour défendre Le Corbusier de certaines accusations un peu précipitées, ce qui épatera ceux qui me connaissent, dans la mesure où les grands doctrinaires m’ont toujours horripilé.
Le couplet sur le développement urbain, ce n’est pas pour dire que Le Corbusier est supérieur à Mumford ou inversement, je peux exposer les deux. C’était juste un petite crise pragmatique : bien sûr qu’il y a d’autres options, bien sûr qu’on peut espérer ou rêver autre chose. Je rêve d’une cabane dans la forêt, d’un vaste potager, Arcadie, Arcadie, mais quand on participe à un travail sur l’anarchie du développement en Afrique, Ouagadougou contre Lagos pour simplifier, on finit par abréger et se dire que… On peut toujours rêver d’un modèle idéal, c’est ce qu’a fait Le Corbusier. Après il y a les questions pratiques et je n’ai pas les moyens d’imposer un modèle à une autorité publique. On peut l’exposer, le reste, c’est le temps du monde, et le monde court beaucoup sans moi.
J’en profite sournoisement pour placer une citation de mon cher Musil, qui n’est pas complètement sans rapport :
« Un jeune homme débarquant pour la première fois dans une ville célèbre et y voyant du gothique, du baroque ou quoi que ce soit de ce genre dont il semble que nous ayons été mis au monde pour l’admirer, éprouve le sentiment sans ambiguïté que rien de tout cela, au fond, ne le concerne. Non, certes, que ce ne soit pas beau ; mais, à l’évidence, la beauté est une chose fort compliquée, où il entre beaucoup de superflu, d’arbitraire, voire de grotesque. Le jeune homme se méfie de ces enthousiasmes d’adultes au moins autant que, si l’on cherchait à le persuader que de la momie en escalope est la nourriture idéale et la plus riche en calories ; il subodore là il ne sait quoi de mensonger, d’embarrassé, de verbeux. De fait, la réaction spontanée, naturelle, innée devant une vieille beauté n’est nullement de la trouver belle ; c’est de la trouver vieille. (…) Parle-t-on villes avec un jeune Romain talentueux, on peut parier qu’il s’enflammera pour l’Amérique ou pour Berlin et ne verra dans la Rome antique et baroque que la scandaleuse incurie des services de nettoiement et un chaos architectural autour de quelques ruines à dimensions de palais. Pour prendre le chemin de l’art, je dirais presque : pour reculer dans sa direction, il faut avoir eu l’âme brisée plus d’une fois. Les villes que la jeunesse, aussi longtemps qu’elle n’a foi qu’en elle-même, rêve de bâtir, devraient être absolument différentes de toutes les villes existantes pour correspondre au sentiment du monde qu’elle éprouve sous la forme d’une contestation foncière…» « Génération de style et style de génération », Proses éparses.
Désolé de ne pas être plus clair et de ne pas disposer de beaucoup de temps.
Respectueusement.
, le 07.10.2010 à 12:54
Etant de nouveau confrontée à la brièveté de l’Internet Shop, je ne peux pas répondre trop longuement, Humptius Domptius, mais s’il vous plaît pas de fausse modestie alors que vous faites preuve d’une pensée complexe en disant que vous ne comprenez pas…
J’ai compris que vous défendiez Le Corbusier, et j’ai en quelque sorte apporté de l’eau à votre moulin en remarquant que la position ambiguë de tout architecte était due au fait qu’il était déchiré entre bien-être public et propriété privée, et que pour certains ce dilemme était trop complexe. Face à lui on fait des compromis, ou on renonce (il était en tout cas trop complexe pour moi, car après une timide tentative d’étudier l’architecture, j’ai soudain compris à quoi j’allais servir, et j’ai renoncé). Certains ont la chance d’être placés dans des situations où les compromis sont moins nocifs que d’autres.
Et, une dernière fois, je ne juge personne. Je donne mon opinion, et bien entendu je demandais la vôtre car je continue à m’interroger.
, le 07.10.2010 à 13:20
Anne, je trouve que vos propos ont suscité des commentaires de très haute tenue, inhabituels sur les fils du net. Cela fait plaisir.
En associant Buache à Bunuel, on peut rappeler que le fondateur de la cinémathèque fut proche de l’auteur de Viridiana et que Bunuel est venu plusieurs fois à Lausanne. Mumford m’avait convaincu lorsqu’il affirmait que pour être humaine, une ville doit pouvoir être parcourue à pied. Cela condamne la plupart des mégalopoles actuelles. Pour charger un peu plus Le Corbusier, il faut rappeler qu’il a participé au concours de la Maison des soviets à Moscou, destinée à être édifiée à la place de la cathédrale Saint-Sauvewur. Staline refusera le projet, on y a construit une piscine et aujourd’hui les oligarques russes ont financé la reconstruction à l’identique de la cathédrale originale, témoignage d’une architecture pompeuse du dix-neuvième siècle.
Pour moi, l’abime entre l’artiste et le personnage humain est représenté par Leni Riefenstahl. Ses films témoignent d’un talent et d’une maîtrise exceptionnelle. En plus, elle a su s’imposer comme femme dans cet univers où les hommes commandaient. Mais elle s’est réfugiée après la guerre dans un déni de la réalité qu’on pourra trouver lâche ou cynique, hélas. Mais finalement, un Eisenstein qui accepta servilement de réaliser la Ligne générale, apologie de la dénonciation, n’a pas pu échapper au fléau du totalitarisme.
, le 07.10.2010 à 21:16
Bien vu Anne Cunéo! Je suis entièrement de votre avis! Ces “grands” hommes sont finalement bien petits. Mais comment ont-ils pu réaliser tant d’oeuvres si belles, si originales, si extraordinaires ( selon l’avis du public) en étant de si piètres humains dans leur vie de tous les jours? Je m’interroge. Comment peut-on devenir un Picasso, un Céline ou un Wagner quand on est malhonnête, méchant, ou complice du mal? L’acte créatif n’est-il pas lié à la partie la plus intime de l’humain à ce qu’il a de plus vrai, de plus authentique et de meilleur? Autant je pense que de sa souffrance, son malheur ou son désespoir, un humain peut faire émerger une oeuvre “extra-ordinaire” (comme celles d’un Van Gogh, d’un Beethoven, d’une Camille Claudel…) autant je ne comprends pas qu’une oeuvre géniale puisse émerger d’un salaud. Bien à vous
Marie-Claire
, le 08.10.2010 à 00:12
Certains demanderont pardon..
”… Se frères vous clamons, pas n’en devez Avoir desdain, quoy que fusmes occiz Par justice. Toutesfois, vous savez Que tous hommes n’ont pas le sens rassiz; Excusez nous, puis que sommes transis, Envers le filz de la Vierge Marie, Que sa grâce ne soit pour nous tarie, Nous préservant de l’infernale fouldre. Nous sommes mors, ame ne nous harie; Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre! … ” Poésie magnifique par ailleurs.
, le 08.10.2010 à 00:51
Deux périodes, deux comportements…
-Paris, 1940, télégramme au chancelier. “Avec une joie indescriptible, bouleversée et débordante de chaleureux remerciements, nous nous élevons avec vous, Mein Fûhrer, pour votre plus grande victoire et celle de l’Allemagne, l’entrée des troupes allemandes dans Paris. Au dela de toute l’imagination humaine, Ils effectuent des actes qui sont sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Devons nous seulement vous remercier? Des félicitations à prononcer, c’est peu dire pour exprimer les sentiments qui m’émeuvent.” (trad perso!)
-1946 « J’ai seulement montré ce dont tout le monde, alors, était témoin… À l’époque, on croyait encore à quelque chose de beau. Le pire était à venir, mais qui le savait ? »
Leni Riefenstahl
, le 08.10.2010 à 08:36
C’est étonnant, ce que les onglets de Safari peuvent être clairvoyants parfois :
Smop, Anne, je vous rejoins sur la fréquentation des lieux de culte, avec toutefois une exception : le Paradiso à Amsterdam, ancienne église transformée en salle de concert rock en 1968 (dont, mais ça ne semble plus être le cas, la croix ornant son clocher était en néon et oscillait de droite à gauche), d’ailleurs, fréquentant beaucoup les salles de concert, je me sent parfois dans un état qui ne doit pas être loin de l’extase religieuse, une sorte de communion… (fin du hors sujet).
Pour ce qui est de la période de la seconde guerre mondiale, je viens de finir « les bienveillantes » de Jonathan Littell dont je ne peux que conseiller la lecture, bien que j’aie été content d’en finir (alors qu’un bouquin qui me plais, en général, j’aimerais qu’il dure encore mille pages !), c’est difficile à lire, car le narrateur (« je ») est un jeune officier SS (pas franchement fanatique mais quand même), et il est bien compliqué de le trouver sympathique et attachant, d’ailleurs, c’est ce qui rend le livre si pesant, au cours des 900 pages, seuls de rares personnages secondaires le sont (sympathiques), je ne parle bien sûr pas des victimes, puisque, du point de vue du bourreau, elles ne font que passer et s’entasser…
L’auteur ne cherche pas du tout à justifier (encore heureux !) la barbarie de cette époque mais :
c’est ce postulat qui est développé au cours de ce livre…
z (quand à Rousseau, les confession est un des rares livres que j’aie arrêté en cours, je répêêêêêêêêête : le nez dans le ruisseau…)
, le 08.10.2010 à 14:27
J’ai eu beaucoup de plaisir à lire ce billet, qui est de l’autre côté de la barrière en somme puisque je suis de ceux que la mort des gens fait vivre dit crument, je ne retiens toujours pour ma part que quelques principes de base, soit dans l’ordre: -Retirer tout ce qui est blasphématoire volontairement(sans distinction de religion). -Retirer toute forme de propagande pour des régimes ayant conduit à des génocides. -Retirer ce qui est avilissant pour un être vivant(souvent en accord avec plus haut).
Après, les actes comme les paroles du passé sont ineffaçables et à considérer dans le contexte, ce qui demande souvent de la réflexion, mais je dois dire que je ne renoncerai jamais à aller voir une oeuvre d’art du XVème siècle sous prétexte que son acquisition ait été discutable selon nos critères actuels.
Si l’on ignore ce qui est évident c’est de la pure hypocrisie, soit que plus de 50% des objets d’art actuellement dans les collections publiques ou privées ont une origine non conforme à notre législation actuelle en ce domaine.
, le 08.10.2010 à 17:11
Et encore, on oublie : George Rémy (Hergé / tintin) a un passé de collaborateur (et pourtant le prochain film sur tintin sera réalisé par Spielberg) Voltaire a armé des bateaux de négrier (et dénoncer l’esclavagisme dans Candide) Beaumarchais a vendu des armes (mais y a perdu de l’argent) officiellement pour la liberté des états unis d’Amérique, …
Il semble que beaucoup d’icônes seraient à déboulonner. On peut aussi considérer que ces “failles” font parties de leurs œuvres, qu’elles apportent un éclairage nouveau sur leur vie, Sans excuser …
et puis on est pas obliger de considérer ces artistes comme des modèles…
, le 08.10.2010 à 20:52
L’oeuvre appartient autant à l’artiste qu’à son spectateur.
On ne peut amputer l’émotion du spectateur innocent en accusant devant lui, l’artiste.
Et quelque soit la moralité, à nos yeux, douteuse d’un humain, ne peut-on partager quelque chose avec lui? Par exemple un dessin ou un film si c’est un artiste?
Parlez-en aux visiteurs de prisons.
Dissocions donc l’oeuvre et l’artiste.
Ce qui est différent que de nommer un place d’après un homme, et celui qui le fait risque de porter la responsabilité politique du prosélytisme (réel ou supposé).
Ceci dit, ce n’est pas que l’oeil du spectateur qui voit, mais sa sensibilité, et son jugement ne peut être qu’altérer par le temps qui fait ou le passé de l’auteur.
Et encore, l’art n’est pas tout! Faut-il arrêter d’acheter des missiles à un honnête vendeur car il collectionne des tableaux? Ou ne pas acheter la très nationale-socialiste Volkswagen car elle a été décidée par Hitler?
D’ailleurs, “Aujourd’hui encore, Adolf Hitler est détesté d’une foule de gens. Mais demandez-leur si c’est le peintre ou l’écrivain qu’ils n’aiment pas, ils resteront cois.” Pierre Desproges.
, le 09.10.2010 à 10:23
NON, NON, NON!!!
1) Je répète que ce qui m’intéresse ici, ce sont des actions faites par des gens qu’une partie d’entre nous aurait pu connaître, des situations ACTUELLES. Les victimes du nazismes et leurs enfans souffrent encore aujourd’hui, pour certains. Cela reverbère encore dans la situation mondiale actuelle. C’est pour cela que la création d’une Place Le Corbusier fait débat AUJOURD’HUI. Je ne peux pas juger Villon, Voltaire, Beaumarchais (qui a acheté des armes pour ces «terroristes» américains, sic à l’époque, qui sont devenus le premier gouvernement des Etats-Unis après s’être libérés de l’Angleterre).
2) Et franchement, scribe… Oui, Villon est mon «contemporain», parce qu’il a exprimé des sentiments que je reconnais. Mais je n’aurais aimé qu’il soit ni mon fils, ni mon mari, ni mon père – simplement je modère mes jugements à son égard parce que la situation n’était pas la même il y a 600 ans qu’aujourd’hui. Et puis je n’en fais pas un «héros» qu’on exalte. De même, par endroits, Socrate ou Platon sont mes «contemporains» en dépit du fait que si j’étudie leur civilisaton, ils étaient pédophiles. Mais cela était jugé différemment, nous condamnons cela aujourd’hui, mais nous sommes plus de 2000 ans plus tard! Ils voyaient les choses différemment. Cela dit, comme pour Villon, je ne fais ni de Socrate, ni de Platon que, contrainte et forcée, j’ai beaucoup étudié, des héros.
Ce qui choque chez NOS CONTEMPORAINS REELS, LES GENS QUI ONT VECU AVEC NOUS, AVEC NOS PARENTS, DONT LES ACTES ONT DES CONSEQUENCES IMMEDIATES POUR LE TEMPS OÙ NOUS VIVONS NOUS-MÊMES, c’est qu’ils se sont compromis, mais que nous savons qu’ils avaient le choix; un choix difficile, mais que beaucoup ont fait: on pouvait rester à baver d’admiration devant Hitler comme Leni Riefenstal, ou on pouvait dire: pas moi, merci. Et se retrouver pauvre émigré comme Brecht, Walter Benjamin, les Mann, et j’en passe.
Les oeuvres de ceux qui se sont compromis sont peut-être admirables. Mais surt un plan personnel, vous me permettrez de leur ôter mon estime. Et encore une Xème fois – ce sont là des opinions personnelles, qu’on discute.
Je dois dire que je trouve ce débat que nous avons passionnant!
PS. Lorsque j’achète un article fabriqué en Asie qui pourrait tout aussi bien être fabriqué en France ou en tout cas en Europe, et que je participe de l’exploitation d’un travailleur sous-payé, j’en veux à chaque fois à une organisation économique qui me FORCE à le faire, car les rigolades qu’on fait ici de temps à autre mises à part, un ordinateur, un téléphone performant, un appareil de photo sont pour bon nombre d’entre nous des instruments de travail.
, le 09.10.2010 à 19:44
Piouuu, moi ce n’est pas que 2 fois que je devrais lire pour tout comprendre.
Mais en gros, pour faire simple, je ne me priverais pas de contempler une œuvre parce que faite par un goujat, raciste, violeur, etc., mais je me retiendrais de l’acheter. Un film de Polanski passerait à la télé, je le regarderais peut-être, mais payer pour aller le voir au cinéma, sans doute que non.
Quand on paye pour une œuvre, c’est bien pour soutenir son auteur. Ou encore, plutôt que de parler d’argent, je n’applaudirais pas s’il s’agissait d’un spectacle ou d’un concert.
, le 09.10.2010 à 20:25
Je rajoute donc un addenda en suite à cette discussion intéressante, les musées suisses sont littéralement remplis d’oeuvres dérobées/achetées à des gouvernements ou des ethnies au cours du XXème siècle,donc des personnes proches de nous, quid de leur fréquentation alors?
J’en parle en connaissance de cause puisque j’ai eu l’occasion durant les quelques années de négoce passées de faire la connaissance de ces acheteurs, et je dois dire que même s’il n’en plait au politiquement correct, la majeure partie de ce qui a été sorti de certains continents comme l’Afrique serait actuellement soit détruite soit employée pour blanchir certains trafics maffieux.
Ce que la majorité ne sait pas, c’est que le trafic d’oeuvres d’art est actuellement la seconde activité la plus lucrative pour ces mêmes groupes presque au même niveau que la drogue malheureusement.
Un très bon article à lire ici.pillages dénoncés dans le domaine des objets d’art
, le 10.10.2010 à 10:03
On ne refait ni le colonialisme, ni le nazisme. Mais il me semble voir un malentendu que j’essaie d’expliquer, mal il faut croire, car au fil des commentaires cela ne passe pas.
D’une part, lorsque des propriétaires légitimes réclament leurs oeuvres à un musée, en tant que citoyenne je me dois d’agir avec mes moyens démocratiques pour faire pression afin que ces oeuvres soient restituées; je pense aux tableaux ayant appartenu à des juifs et rachetés aux nazis, et aux musées qui traînent les pieds (et c’est là que j’aimerais connaître l’origine de TOUS les tableaux de la collection Buhrle).
D’autre part le colonialisme a détruit la cohérence de civilisations entières sur le continent africain, puis a pillé les oeuvres dont, en Europe ou aux US, il a fait du fric. L’argument de la conservation est mince, face à l’Histoire. Mais mettons même que les oeuvres africaines aient été «préservées» . Lorsque les Etats africains les réclament, je dois également faire pression démocratique, au moins sur les musées et les gouvernements qui en financent une grosse partie, pour que quelque chose soit entrepris sans traîner les pieds.
Bien entendu, je contiuerai à fréquenter les musées où ces oeuvres se trouvent, je ne ferais exception que pour une activité collective, un boykott temporaire, par ex., afin d’appuyer la revendication de la restitution à des gens qui ont le droit de la réclamer.
Le trafic des oeuvres d’art est un chapitre que cela vaudrait la peine d’entamer en rapport avec un discours sur la fonction de l’art dans la société de l’argent, de l’organisation du trafic d’oeuvres et de la manipulation de certains artistes pour créer une cote.
Vaste sujet.
Mais, en conclusion, je crois, de tout le débat, j’aimerais le dire encore une fois: examiner ce que des gens proches de nous ont fait, leurs comportements, ce n’est pas être un «fouille-merde», pour reprendre le reproche fait à Daniel de Roulet. C’est examiner le comportement de gens qui nous sont proches dans le temps, qui ont vécu dans une société somme toute très semblable à celle où nous vivons, pour en tirer, POUR NOUS MÊMES, des leçons, afin de nous rendre attentifs à des signes qui pourraient nous alerter au fait qu’un jour prochain nous pourrions être amenés à être confrontés à des décisions semblables à celles, difficiles, qu’ont dû prendre nous parents ou grands-parents.
Ce n’est pas le passé qui est ici l’argument, mais l’avenir.
, le 11.10.2010 à 22:26
A la longue liste d’artistes “maudits” on peut ajouter Alphonse DAUDET, les lettres de mon moulin, Tartarin de Tarascon etc Dans Tartarin il compare les juifs de la casba d’Alger à des araignées tapies dans leurs trous, guettants leurs proies…
Je vous laisse imaginer la tronche de l’instituteur qui avait donné cette lecture à mes gosses lorsque je lui en ai fait lire ce passage…