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La machine à remonter le temps

Aaaah!... C'est que les temps deviennent durs!... Après avoir bataillé et fait des barricades pour avoir libre accès à la chambre des filles, et après avoir réussi, on croyait pouvoir respirer et vivre un peu. On s'était débarrassé des hypocrites, des jaloux, des envieux. On avait rangé les religieux à leur juste place, dans les lieux de culte, et on avait l'impression de pouvoir vivre en paix en décidant nous même de ce qui nous concernait. Comme dit l'autre : "Et ils virent que c'était bon."

On avait l'impression qu'après Coluche et Desproges, on avait un peu décalaminé le vieux monde, et qu'on pouvait rire, aimer, créer, vivre, en bonne intelligence. Oui, voilà : intelligence est le mot, on avait eu l'impression de quitter le monde de l'obscurantisme pour accéder au vrai, l'intelligent, le tolérant.

Bien sûr, nous n'étions pas dupes. On voyait bien, de temps en temps, un livre retiré de la vente, avec des non-explications embarrassées. Mais cela nous rappelait le bon temps, Peyrefitte, Marcellin, Royer, et cela nous faisait sourire en coin, d'un air attendri, nous disant in petto qu'il restait bien sûr encore un peu de travail, mais pas beaucoup, et qu'on pouvait le laisser à nos enfants. Après tout, c'est aux enfants de construire le monde. Nous, adultes, nous ne faisons souvent que préserver ce qui nous convient!...

Mais globalement, en toute bonne conscience, nous avions assez bien travaillé, et le monde, enfin, le nôtre, semblait, malgré quelques exceptions, libre et ouvert. Les livres paraissaient, les artistes créaient, et vendus ou pas, la culture restait un bastion de liberté, ce qu'elle doit être.

Mais v'là-t-y pas qu'un artiste, dont je ne connais rien, sors un album : "J'accuse". De vous à moi, rien qu'au titre, ça sent l'énervitude, le brulot et le marketing. Ça cite son Zola, il y a de la posture rebelle dans l'air, et déjà, on tremble. Surtout que la pochette représente, par Mondino, une bimbo nue, dans une posture de mannequin ou de poupée pneumatique, dans un caddie de super marché. Par ailleurs : très beau boulot.

Naïvement, j'y ai vu immédiatement une attaque contre l'exploitation sexuelle des femmes. Sans doute que vous aussi? L'image et le titre sont explicites, je n'ai pas eu besoin qu'on me les explique. Je ne connais pas le gars, mais voilà une pochette intelligente et belle. Zut, une idée que je n'ai pas eu.

Eh bien, comme pour la blague de Siné, qui lui a valu un procès pour antisémitisme, et dans laquelle je n'avais vu, moi, qu'une charge contre un certain arrivisme, je me suis trompé.

De cette pochette, il a été tirée une affiche publicitaire pour les concerts de l'artiste. Et cette affiche a été refusée par l'ARPP, organisme de surveillance de la publicité.

Comme le dit Le Figaro : "Selon un courrier de l'Autorité de Régularisation Professionnelle de la Publicité rendu public par le chanteur, l'affiche "présente un caractère dégradant pour l'image de la femme dans la mesure où elle apparaît nue, et qui plus est dans un chariot de supermarché, donc comme une marchandise [...] La publicité ne peut réduire la personne humaine, et en particulier la femme, à une fonction d'objet".

Pour moi qui ai la libido à fleur de peau, aller au travail chaque matin représente un calvaire : une immersion de vingt minutes dans un nuage de femmes. Celles des parfumeurs, celles des cafés, celles des supermarchés, celles des charcuteries ou du fromage. Toutes ont le regard provocateur, la lèvre humide et le décolleté gonflé sous Photoshop. Toutes me défient du regard, complices, offertes, me susurrant, direct au subconscient : "C'est moi que tu achètes dans ce paquet noir!... Tu viens?..." Du peep show en quatre par trois sur dix kilomètres...

Pour cela, rien. C'est normal. C'est sain. L'image de la femme est respectée. L'ARPP acquiesce. Par contre, cette pochette, cette œuvre mineure pour art mineur, mais Oeuvre et Art, interdisons!...

Il y a, dans l'histoire de cette interdiction, soit censure, soit bêtise crasse, et je ne saurais évaluer ce qui serait le plus grave.

La censure est inacceptable. Souvenons-nous de cette phrase attribuée à Voltaire : "Je suis en total désaccord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu'au bout pour que vous puissiez le dire".

Quand à la bêtise, se tromper à ce point sur le sens d'une affiche, quand on est le professionnel chargé de l'évaluer, dénote, non seulement une totale incompétence pour laquelle on devrait immédiatement être viré, mais aussi une tartuferie et une soumission à un ordre moral qui nous ramène paradoxalement à ce temps ancien où les femmes devaient mettre un foulard pour sortir. Le vieux monde. Celui d'avant soixante huit... Foulard pour nos femmes, latex pour les autres, objets de consommation, et acceptées comme tels.

Vous avez aimé H.G. Wells? Vous avez aimé Orwell? Vous allez adorer l'ARPP! Ils viennent de réussir à nous ramener cinquante ans en arrière. En vrai.

image
J'accuse, France, 2010, J-B Mondino
Revu par l'ARPP...

16 commentaires
1)
XXé
, le 10.03.2010 à 01:34

quand on est le professionnel chargé de l’évaluer

Cherche l’erreur…

J’ai vu ça lundi à la télé. Navrant.

Didier

2)
jpp
, le 10.03.2010 à 09:25

Normal. L’ordre moral est en place grâce à l’Union des Moralistes et des Puritains au pouvoir.

3)
Seb The Frog
, le 10.03.2010 à 11:12

C’est marrant tout ça, entre hommes on s’offusque, on se révolte, on crie “A la censure !” car on ose s’attaquer à une représentation du corps de la femme qui ne nous gène pas (c’est vrai ça, au fond ce serait bien si on pouvait acheter les femmes dans les supermarchés, cela éviterait bien des tracasseries)…

La vrai question, le seul avis qui compte, c’est celui des femmes. Qu’en pensent les principales intéressées ?

4)
Philob
, le 10.03.2010 à 11:53

Seb The Frog tu as raison, en partie; car ce qui me choque moi c’est bien le traitement différent que l’ARPP applique suivant qu’il s’agisse de vendre un parfum proposé par une femme à la plastique irréprochable et tentante ou justement de dénoncer l’utilisation abusive de l’image du corps de la femme (car en fait, il s’agit bien de cela).

L’utilisation du “beau” pour faire vendre, ce n’est pas nouveau et cela ne me choque pas du tout, des femmes, des hommes (et il y en a de plus en plus), pas plus que des bébés, des animaux ou un paysage (il n’est pas possible de mettre des frontières, la seule, ça serait l’interdiction totale des images de pub! )

La censure, même sous forme d’auto-censure, reste un problème général et compliqué.

5)
zeiram
, le 10.03.2010 à 11:58

Pour ceux qui, comme moi, s’interrogent sur qui est l’artiste derrière cette couverture, il s’agit de Damien Saez. Et sa réaction à l’interdiction peut être lue dans cet article de Rue89 . Attention, cet article contient également la photo de l’affiche incriminée.

6)
Zallag
, le 10.03.2010 à 12:18

En toute logique, en toute égalité, on devrait aussi réfléchir à l’utilisation du corps masculin en tant que support publicitaire servant à vendre des produits aux femmes, et aux hommes aussi. Mais c’est bizarre, je ne vois pas en quoi ça choquerait qui que ce soit. D’ailleurs, il y a beaucoup de politiquement correct dans ce genre de situations. C’est l’air du temps, c’est trendy, quoi.

La plupart du temps, en outre, il n’y a aucun rapport direct entre le produit et la publicité qui le vante. Notamment pour les voitures : on ne les voit jamais dans les bouchons, les villes encombrées, puant les gaz d’échappement, situation la plus courante pour ces véhicules.

8)
jeje31
, le 10.03.2010 à 13:50

@jdmuys : il faut lire la légende; il s’agit de l’affiche revue par l’ARPP

Sinon, moi, cette affiche me gêne. On voit cette femme (nue) dans un caddy, avec un lieu et des dates de concert, ainsi que le titre de ce qu’on comprend être un album ou une tournée. Et, finalement, ne connaissant pas la teneur dudit album, je ne sais pas si cette affiche est racoleuse ou dénonciatrice. Certes, le titre “J’accuse” donne une indication mais c’est tout de même assez ténu et cela laisse assez de doute quant à sa finalité.

9)
Modane
, le 10.03.2010 à 15:49

Mmmmh?… Pas de filles, chez Cuk, aujourd’hui?

10)
Chichille
, le 10.03.2010 à 16:05

La difficulté – le drame ? -, c’est que nous sommes par essence en pleine ambiguïté. Le visuel (affiche ou pochette) est à prendre au second degré. Sur le seul article de Modane, cruellemeent frappé par la censure, j’hésitais d’ailleurs un peu, mais la lecture de l’article de rue89 est éclairant (merci zeiram). Et il est finalement clair que nous sommes, de la part de l’Arpp, en pleine hypocrisie – ce n’est ni la première ni la dernière fois. Mais on découvre parfois des visuels qui font semblant d’être au second degré pour être mieux pris au premier.

Cela dit (et je ne suis pas sûr que le débat ait considérablement avancé avec ma remarque…), je plussoie très volontiers Modane sur le retour de l’ordre moral. Mais rien de vraiment surprenant : il accompagne très classiquement la reprise de pouvoir politique de la droite financière – reprise de pouvoir qui date, rappelons-le, non de la dernière crise, mais des années 80.

En ce qui concerne Siné, comment dire, je suis un peu… réservé sur le personnage et ses plaisanteries. Disons qu’il y a du Frêche chez ce bonhomme et que j’ai trouvé son attaque contre le jeune Sarkozy (Au fait, est-on jamais jeune chez ces gens-là ? Lorsque N.S. se lançait en politique il avait déjà une mentalité de petit vieux. Et les forces vives de son électorat actuel ont plus de 65 ans), j’ai trouvé son attaque, donc, disé-je, un peu… ambiguë elle-aussi.

11)
Okazou
, le 10.03.2010 à 16:56

J’adore ton regard sur les choses et le monde, Modane. Une fois de plus tu nous places devant un problème fondamental, la censure, et certaines réactions à ton texte nous permettent de comprendre au moins une chose on ne sait pas lire ou bien même on ne veut pas savoir lire.

C’est tout de même fou d’avoir à constater que dès lors que l’on donne dans la subtilité ou dans le second degré un certain nombre de « lecteurs » décrochent. C’est sur cette éventualité que s’appuient les censeurs en nous claquant au visage un : « Tout le monde ne peut interpréter correctement comme vous le faites, il nous faut donc protéger ces gens-là. » 

Et si on leur apprenait à lire, tout simplement ?

12)
Okazou
, le 10.03.2010 à 17:01

À Chichille-10

L’affaire Siné que tu évoques ne laisse aucun doute. Aucun. Sauf à refuser l’évidence. Il te suffira de lire les attendus du jugement, lumineusement favorables à Siné, pour comprendre le fond de l’affaire. Et constater qu’il est des juges, en France, qui savent lire.

Tu trouveras ces attendus assez facilement sur la Toile si tu cherches un peu.

13)
zit
, le 10.03.2010 à 17:58

Encore une victime de l’atavisme républicain : il se serait appelé Damien Quatorze, pas de problème, mais à Louis Saez, on a coupé la tête, à son descendant, Damien, on a coupé la pub…

z (peut–on rire de tout ? je répêêêêêêêêêête : oui, mais pas avec tout le monde…)

14)
Chichille
, le 10.03.2010 à 20:24

A Kidedroi

Je n’ai pas évoqué le jugement des magistrats, qui ne s’impose pas à moi, mais mon opinion personnelle. Savoir lire, c’est aussi savoir faire cette distinction-là.

15)
Tom25
, le 12.03.2010 à 13:14

J’ai fait une recherche Google Images avec «publicité femme nue» et je suis retombé sur des images postées par des personnes qui ont émis un commentaire sur rue89. Ils ont eu la même idée que moi. Celle-ci n’y est pas. celle-là non plus

Je ne les trouve pas plus flatteuse pour l’image de la femme, et surtout bien plus osées. Donc en gros on est trop con pour comprendre le second degré sur une photo de femme nue dont tout est caché. Mais du simple premier degré bien lourd, ça on peut le voir. A quand une belle photo de vrai porno de deux blondasses en train de se faire m… par un type dans une grosse et belle voiture pour vendre cette dernière ?

Sinon, le passage dans rue89 «Je suis parti des majors company pour ne pas finir en abonnement téléphonique, en sonnerie de portable vendue à des crétins.» m’a bien plu. J’en suis presque à penser que nos censeurs (censureurs ?) ont pour premier objectif de protéger notre mode de consommation.

16)
henrif
, le 12.03.2010 à 23:07

Le site de Damien Saez pour voir l’affiche et écouter la chanson “J’accuse”

saez.mu

Tiens en voilà une d’image qui a échappé à la censure