Chapitres précédents:
Les chapitres précédents d’un roman à suspense sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.
XV
Le lendemain, j’étais à mon bureau avant huit heures. J’étais si bouleversée par les deux découvertes consécutives que je venais de faire qu’il m’avait été impossible de dormir. Pendant que j’y suis, j’avoue avoir été à deux doigts de passer la nuit avec Van Holt, mais finalement j’étais un peu comme les cyclistes qui sont fixés sur la victoire et en oublient le reste. Je n’aurais pas eu la tête à ça, et ça n’aurait pas été un bon début. Nous n’en avons pas parlé, mais je suis persuadée que Van Holt (qui n’a pas insisté) partageait mon avis.
J’étais venue tôt parce que je voulais atteindre Marcel avant qu’il n’aille donner ses cours.
«Grouille-toi, Marie, il faut que je parte», a-t-il dit, sans surprise.
«Est-ce qu’on peut avoir une liste complète des coureurs qui ont été engagés dans l’équipe Stylo depuis que Savary y est entré?»
«Et quoi encore? C’est à huit heures du matin, que tu arrives avec une question pareille?»
«Je ne peux pas t’expliquer, ça prendrait trop de temps, mais je t’assure que c’est urgent.»
«Je te donne un numéro de téléphone, celui de François Le Cosandier. Il s’est occupé de plusieurs de ces jeunes gens lorsqu’ils étaient juniors. Il est très informé sur les équipes, il te renseignera sans peine. Moi, je devrais faire au moins vingt téléphones avant que la liste soit complète.» Il m’a donné le numéro. «Appelle-moi ce soir. Ciao.»
Je me suis dit que huit heures, c’était un peu tôt pour appeler un inconnu, mais j’ai eu de la peine à me retenir.
J’ai pensé à appeler l’inspecteur Léon, mais j’ai décidé que j’attendrais d’avoir parlé avec François Le Cosandier. J’ai ressorti les copies papier des messages électroniques de Savary, et je les ai épluchés une fois de plus. J’ai lu avec une attention particulière ceux de Jacques Junot. À la lumière de ce que je venais de comprendre, ils m’ont paru secs et peu amènes. Les réponses de Damien m’ont semblé condescendantes. Mais il était parfaitement possible que je projette, de toute façon ces messages n’avaient pour objet que des détails pratiques, et ils étaient brefs.
Enfin, il a été neuf heures moins un quart. J’ai appelé. C’est une voix alerte qui a répondu:
«Cycles Le Cosandier.»
«Bonjour. Je m’appelle Marie Machiavelli.»
«Ah ! c’est vous ! Bonjour ! J’ai trouvé un message sibyllin de Barraud sur mon répondeur. Il m’ordonne de répondre à vos questions parce que vous vous occupez de la mort de Savary. Vous êtes de la police?»
«Non. Je suis enquêteuse, et en principe je m’occupe d’enquêtes comptables. Sauf que, quand de vieux amis comme Marcel me demandent de chercher hors de mon domaine, j’ai parfois la faiblesse d’accepter. Et il voulait que j’examine les circonstances de la mort de Damien Savary. Les parents n’étaient pas satisfaits du verdict de mort naturelle qu’ont rendu les autorités thurgoviennes.»
«Et qu’est-ce que vous voudriez savoir?»
«Je voudrais…» Mais ce que j’avais à demander, et ce que cela impliquait était tellement gros, que je ne pouvais pas le faire au téléphone. «Vous êtes où, monsieur Le Cosandier?»
«À Saint-Sulpice. J’ai un magasin de vélos.»
«Je vais venir vous voir, il faut que je vous explique ça de vive voix.»
«Désolé de ne pas pouvoir me déplacer, je suis seul au magasin, aujourd’hui.»
Je l’ai assuré que cela ne faisait rien, et nous avons pris rendez-vous pour l’heure du déjeuner. Il fermerait boutique et nous pourrions aller discuter tranquillement au bistrot. Je lui ai suggéré, s’il trouvait le temps, de constituer une liste des coureurs qui avaient œuvré chez Stylo ces deux dernières années.
«Je vous expliquerai tout à midi.»
Là-dessus, Sophie est arrivée, a haussé un sourcil mi-étonné, mi-interrogateur, a posé son sac et, sans autre commentaire, est allée faire le thé. Tout en le buvant, j’ai tenté de lui raconter ma dernière intuition, mais je dois dire qu’en déroulant mon raisonnement à la lumière du jour elle me paraissait bien mince, et j’en venais à me demander si Van Holt et moi ne nous étions pas exaltés mutuellement. J’ai par conséquent été étonnée lorsque, après un petit silence où j’ai cru sentir de la commisération, elle a lâché:
«C’est intéressant. Et c’est une explication qui fait sens. À condition que ce soit vraiment Savary qui a pris le Nocteril.»
Pas de commisération, donc. Ouf !
«Entre-temps, il m’est venu une idée encore plus dingue, mais avant de vous en parler j’aimerais en discuter avec ce marchand de vélos que je vois à midi.»
Je me suis plongée dans mes écritures jusqu’à près de midi, et je suis partie pour Saint-Sulpice; j’étais un peu soulagée par les encouragements de Sophie. Elle s’est mise aux textos de Savary pour voir si Lavinia lui avait écrit récemment: comme une bécasse, je n’y avais pas pensé.
François Le Cosandier était un homme dans la cinquantaine, l’allure sportive, des yeux très bleus, et un sourire chaleureux. Il tenait un magasin de vélos pour cyclistes expérimentés, ses machines étaient des bêtes de course, et les prix étaient à l’avenant. Comme il était midi et demi, il a fermé et m’a emmenée au bistrot du coin.
«Monsieur Le Cosandier, j’ai besoin de votre parole d’honneur que vous ne direz à personne ce que je vais vous raconter. Et comme il n’y a que vous qui serez au courant, si cela s’ébruitait, je saurais que cela vient de vous.»
«Une fois que j’ai donné ma parole, je m’y tiens. Je n’ai pas pour habitude de promettre et de ne pas tenir.»
Je l’avais vexé. Réparer, vite.
«Je vous demande pardon. Mais j’ai vu plein de gens se parjurer sans le moindre frémissement, et nous ne nous connaissons pas.»
«Je vois. Je vous donne ma parole d’honneur que cela restera là.» Il s’est frappé le front.
«Vous connaissez bien Jacques Junot?»
«Assez. Je me suis occupé de lui lorsqu’il était junior. J’étais l’entraîneur de son club, à l’époque.»
«Et Savary? Il était de la partie?»
«Oui.»
«Quels étaient les rapports entre eux?»
«Ils étaient comme deux frères. Et ils avaient des rapports de frères. Avec les bagarres et les complicités des frères. J’ai cru comprendre qu’ils avaient été élevés ensemble.»
«Est-ce que l’un des deux aimait l’autre plus que la réciproque?»
«Je dirais que Damien avait tendance à se laisser servir. Il était plus jeune que Jacques. Mais il avait plus d’assurance et, entre nous, davantage de talent et d’aptitudes pour le cyclisme de compétition. C’était un champion en herbe, et entre-temps il était devenu un leader, sa mort est une vraie perte pour le cyclisme. Parfois, je me suis dit que, le vélo, c’était le choix de Damien, et que Jacques avait suivi.»
«Est-ce que l’ambition de Jacques aurait pu aller jusqu’à vouloir freiner Damien, ou d’autres concurrents qui auraient pu lui faire de l’ombre?»
Le visage de François Le Cosandier a exprimé une incompréhension totale.
«Qu’est-ce que vous entendez par “ freiner ”?»
«Je ne sais pas, moi. Leur faire prendre en douce un médicament qui les rendrait apathiques, par exemple.»
«Vous voulez dire que Jacques aurait… qu’il aurait…», le mot ne voulait pas sortir, «qu’il aurait assassiné Damien?»
Je n’ai rien répondu. Il avait compris au quart de tour, mais il était comme tout le monde: se doper, oui, mais éliminer un concurrent, non. Nous nous sommes regardés longuement, la fourchette suspendue.
«J’étais en train de me dire que je connais trop bien Jacques pour penser de lui que c’est un meurtrier», a-t-il fini par murmurer, «et de me répondre que tout un chacun peut se transformer en assassin, si l’occasion se présente.»
«Avant de traiter Jacques d’assassin, j’aimerais savoir si d’autres cyclistes, qui sont toujours bien en vie, n’ont pas eu des malaises, des baisses inexplicables de tonus, vous voyez ce que je veux dire?»
«Je vois.» Il a réfléchi longuement, puis a repoussé son assiette. «Il faut que je fasse un téléphone.»
«Il va de soi que, dans vos questions, je n’existe pas.»
«Non, bien sûr.»
Trente secondes plus tard, il était en communication avec quelqu’un qu’il appelait Momo, et avec qui il a commencé par avoir une conversation enjouée sur la pluie, le beau temps, le braquet défaillant d’un certain vélo, les agissements d’un coureur français de renom. La conversation se passait sans hâte, comme si François Le Cosandier avait tout son temps. Il a fallu au moins cinq minutes pour qu’il demande des nouvelles des coureurs. Il avait cette faconde qui fait que les gens vous confient parfois des choses qu’ils n’avaient pas l’intention de vous dire, et qu’ils vous racontent sans même s’en rendre compte des histoires qu’ils jureraient ensuite ne jamais avoir rapportées à personne. J’entendais le grésillement de la voix de Momo, un jet continu, inépuisable aurait-on dit. Le Cosandier se contentait d’un: «Non ! Pas possible ! Oui, je vois. C’est bête. Je comprends», qu’il interjetait ici et là, juste ce qu’il fallait pour que l’autre continue de plus belle. Il a posé une ou deux questions, a offert des mots d’encouragement, et a terminé en regrettant de ne pas participer au Tour de Suisse. L’autre a paru s’enthousiasmer à l’idée qu’il y vienne (à aucun moment Le Cosandier ne l’avait exprimée), on a entendu ça à la qualité du grésillement. Et ça s’est terminé par un:
«C’est vraiment très sympa de ta part, je ne sais pas si je peux m’offrir ça, il va falloir que je trouve quelqu’un pour tenir le magasin. Je vais voir ce que je peux faire et j’appelle Vagnière.»
Il a raccroché avec un petit sourire.
«C’était un des aides-soigneurs des Stylo. Il a appris qu’ils cherchent désespérément quelqu’un d’expérimenté pour conduire une des voitures suiveuses de l’équipe, un des chauffeurs vient de leur faire faux bond.»
«Vous irez?»
«Si ce que vous dites est vrai, il faudra bien que quelqu’un surveille… Ils ont été confrontés à plusieurs malaises inexpliqués ces deux dernières années. Toujours à des moments curieux. Les responsables, le médecin, ont mis ça sur le compte du manque de discipline des coureurs, ou de leur trac. Mais, lui, il n’a jamais pu s’empêcher de penser qu’il se passait quelque chose d’étrange, comme si les coureurs avaient absorbé des produits freinants – c’est un type qui a du nez, c’est pour cela que je l’ai choisi pour ce coup de fil.»
«Des produits freinants… Qu’est-ce que c’est encore que ça?»
«Des substances qui vous coupent les jambes. L’inverse de ce qui donne du pep.»
«Mais quel intérêt?»
Je n’en croyais pas mes oreilles.
Il a eu un sourire amer.
«Ce sont des cocktails dont personnellement j’ignore la composition; certains soigneurs les administrent à des coureurs qui ont l’outrecuidance de courir trop vite alors qu’ils ne devraient être que des porteurs d’eau.»
«Mais, le but de l’exercice, ce n’est pas de gagner?»
«Si, mais pas tous à la fois. Et puis, les produits freinants sont utiles lorsqu’on veut renégocier le contrat d’un coureur à la baisse, et encore plus utiles lorsqu’on veut s’en débarrasser. Je dois dire que ça m’étonne de la part de Vagnière. Pousser les coureurs au maximum par tous les moyens? Oui, sans doute. Mais les freiner, ça ne lui ressemble pas.»
«Chez les Stylo, à qui est-ce que ça a profité, ce “ freinage ”?»
«Je n’ai pas osé lui poser la question, pour ne pas vendre la mèche. Mais Momo m’a cité quelques courses, et je vais contrôler ça. On peut chercher sur internet si vous voulez.»
«Je veux à tout prix aller à ce Tour de Suisse. Mais, avant de pouvoir partir, il faut que je boucle une analyse comptable. Si vous voulez, je peux demander à mon assistante de faire ça, mais moi, je dois retourner à mes comptes.»
«Non, non, je m’en occupe. Comment envisagez-vous de participer à la course?»
«Dans la voiture de Marcel. Il est consultant pour une radio, et sa rédaction m’a accréditée, par pure gentillesse.»
«On n’approche pas vraiment les coureurs, comme ça.»
«Quand on a formé ce projet, c’était juste pour que je comprenne le milieu, on n’avait pas encore envisagé… ça.»
Voilà que, moi aussi, je me mettais à ne pas pouvoir prononcer le mot «meurtre».
Nous nous sommes quittés là-dessus, après être convenus qu’il irait voir le palmarès des courses où les malaises étranges s’étaient produits, et qu’il téléphonerait à Sophie. J’ai couru chez le client de la banque et j’ai réussi à ne penser qu’écritures tout l’après-midi. J’ai même réussi à trouver ce qui me dérangeait depuis le début: pas vraiment une malhonnêteté, mais on avait tout de même arrangé les choses pour que l’entreprise apparaisse plus solide qu’elle n’était réellement. Des anabolisants comptables, en quelque sorte. C’est peut-être parce que j’étais si occupée par le dopage, et que j’étais sensibilisée à la triche: ça m’a tout à coup paru évident. Bien sûr, les banques sont dures, et lâchent difficilement leur fric, depuis quelques années… Non, je ne vais pas m’attarder sur les détails, ils n’en valent pas la peine.
Lorsque je suis sortie, un message de Sophie m’avertissait qu’une liste de résultats des courses «suspectes» était sur mon bureau. Je m’y suis précipitée. En plus de la liste, il y avait un compte rendu de certaines de ces courses minute par minute, ou presque. Ils appellent ça suivre la course en direct. Quelqu’un, depuis une des voitures officielles, j’imagine, ou en écoutant Radio Tour, une liaison qui existe dans pratiquement toutes les courses, décrit le déroulement de la compétition en détail, et on publie ça sur le site internet de la course. Je ne connaissais pas les autres coureurs de Stylo, je ne pouvais par conséquent pas juger. J’ai juste vu que, lors du Tour des Quatre-Lacs l’année précédente, Damien Savary, qualifié de «favori», avait été victime d’une chute inexpliquée sur route sèche et dégagée, ce qui l’avait forcé à l’abandon. Le commentateur anonyme se demandait entre parenthèses s’il fallait l’imputer à un malaise ou à une peau de banane. La réponse de Savary en fin de course n’était pas donnée. Il faut dire que, dans cette même course, Junot aussi avait eu de gros ennuis.
J’ai appelé Le Cosandier. Il est allé droit au but.
«Vous avez lu ces rapports?»
«Oui, mais je ne connais pas tous ces coureurs, et je ne sais pas ce qu’ils valent.»
«Mais vous avez remarqué au moins la chute de Savary?»
«Bien entendu.»
«Il y a plusieurs choses bizarres du même genre, quand on se met à lire ces comptes rendus de course dans cette perspective-là. Ces incidents ont passé sans laisser de traces parce qu’on ne les a pas lus ensemble, mais comme cela… Je crois que vous pouvez partir du principe que vous énonciez ce matin. Quant à savoir à qui profitaient les accidents, le plus curieux dans tout ça, c’est qu’ils étaient plutôt à l’avantage de Savary que de Junot.»
«Pourquoi faut-il que rien ne soit jamais clair et net? Le seul moyen d’avoir une preuve, c’est de prendre Junot la main dans le sac. Le favori du Tour, c’est Jan Ullrich, je viens de lire ça. Vous n’allez pas me dire que Junot a l’intention d’empoisonner les boissons d’Ullrich?»
«À mon avis, il se contente des coureurs de sa propre équipe. Mais, par ailleurs, Ullrich n’est pas Armstrong, qui se promène avec un garde du corps et prend ses repas à part. C’est un gars simple, il ne s’est jamais monté le bourrichon, il se mêle à la foule, et il ne serait pas difficile de lui faire prendre un produit freinant. On ne sait jamais de quoi est capable un gars qui a perdu la boule; autant ne pas prendre de risques.»
«Mais vous n’y croyez pas.»
«Non. À mon avis, ce que Jacques veut, si vraiment il est coupable, c’est être le leader de son équipe. Je vais vous confier quelque chose au sujet de quoi, à mon tour, je demande votre parole d’honneur que vous ne le répéterez à personne.»
«Parole. Même si j’utilise votre confidence, on ne saura jamais que ça vient de vous.»
«Lorsque j’étais coureur cycliste, l’EPO n’existait pas. Mais on disposait déjà de certains anabolisants. J’en ai pris. À un moment donné, ça vous donne un sentiment de puissance qui vous fait perdre le sens des réalités. Vous êtes prêt à tout pour vaincre, vous pensez même que tout vous est dû. Ça agit plus ou moins fort dans ce sens, ça dépend des gens. Moi, d’un certain point de vue, j’ai eu de la chance: j’ai été forcé par mon corps à y aller mollo. Comme cycliste, je n’ai pas fait d’étincelles, mais j’étais moyen dès le départ. Les produits qu’on ingurgitait à l’époque amélioraient un peu les performances, mais ils ne faisaient pas un champion d’un cheval de bois, comme c’est le cas aujourd’hui où EPO et consorts transforment un coureur de fond en comble. Pour finir, j’ai laissé tomber, parce que l’occasion s’est présentée de racheter ce magasin. Mais j’ai pris de la chimie suffisamment longtemps pour comprendre que cela vous fait perdre la mesure des choses, le sens des réalités, la décence ordinaire, quoi. J’aurais peut-être été capable d’actes barbares, si j’avais été ambitieux.»
«Je n’en crois pas mes oreilles ! Un cycliste qui m’avoue s’être dopé.»
Il a éclaté de rire.
«Mais qui vous parle de dope? Personne ne se dope. On se prépare. Il ne faut pas confondre dopant avec fortifiant, reconstituant vitaminé, agent de récupération, complément énergétique. Vous voyez?»
«Oui, je vois. Vous, qu’est-ce que vous faisiez?»
«Je me vitalisais grâce à un anabolisant et quelques produits de soutien, “ absolument inoffensifs ”, évidemment. Le fait est que je suis doté d’une constitution qui ne supporte pas la chimie. Aujourd’hui encore, une aspirine suffit à me donner des boutons. Je me soigne aux essences. Mais à l’époque, je n’ai jamais eu la sensation de me doper. Si vous ne comprenez pas ça, vous ne comprenez rien aux athlètes. Ce n’est qu’aujourd’hui, vingt ans après la fin de ma carrière, que j’accepte de reconnaître, tout à fait en privé, que j’ai pris des produits qu’on peut qualifier de dopants. Et même à cette distance, tout le monde n’est pas prêt à l’admettre.»
«J’ai fini par comprendre. Il va falloir que j’avertisse la police.»
«Mais tout ce qu’on a pour l’instant, ce ne sont que des suppositions.»
«Je sais. Mais s’il s’avère qu’elles sont fondées, que si quelqu’un a un… disons un accident, et que je n’ai rien dit, je risque gros. Vous irez au Tour de Suisse?»
«Oui. Ma femme me remplace. J’ai déjà appelé Vagnière, le patron des Stylo, il a accepté avec reconnaissance. Mais je ne sais pas ce que je vais pouvoir faire, sauf coller aux basques de Junot le plus souvent possible.»
«Raison de plus pour que j’appelle Jean-Marc Léon.»
«L’inspecteur de la Sûreté?»
«Vous le connaissez?»
«Il fait du vélo.»
«Tant mieux. Je vais avoir moins de peine à le convaincre. Il a tendance à être sceptique.»
«S’il vous fait des misères, envoyez-le-moi.»
Nous allions raccrocher lorsqu’il m’est venu une idée.
«Dites-moi, dans votre voiture d’escorte, vous avez de la place pour quelqu’un d’autre?»
«Oui, bien sûr. On est toujours deux: un qui conduit, et un qui est prêt à faire une réparation, à changer une roue, en quelques secondes. Une des places arrière est occupée par les roues, l’autre par le mécano, mais la place à côté du chauffeur est libre.»
«J’ai un ami qui n’a pas son pareil pour surveiller les gens. Vous pensez que…»
«Je peux le prendre comme troisième, c’est sans problème. Mais il sera avec moi, et n’aura pas d’autres occasions d’approcher les coureurs que les miennes.»
«Il n’y a qu’une voiture?»
«Non, il y en a deux. On peut voir. En principe, ça ne pose pas de problème. Mais, je pense que si c’est pour la durée du Tour, il faut en référer à Vagnière.»
«Sans lui parler de nos soupçons, s’il vous plaît. Ils sont encore trop vagues.» J’avais carrément le vertige. «Il reste trois jours. Je deviens dingue. Des semaines sans rien trouver, et tout à coup, tout arrive en même temps. Si les choses vont comme je voudrais, il faudra bien qu’on avertisse tout le monde. Notre problème, c’est que si on ne prend pas Junot – ou un autre, après tout – la main dans le sac, on a un dossier vide. Je vous quitte, il faut que je fasse des téléphones. Je vous tiens au courant.»
J’ai appelé Van Holt.
«Si demain j’arrivais à vous obtenir l’accès aux échantillons prélevés sur Savary, vous pouvez les analyser tout de suite? Combien de temps ça prend?»
«On peut avoir des résultats avant la fin du Tour de Suisse, si c’est cela votre question. Il n’est pas indispensable que ce soit moi qui fasse les analyse. Il suffit de poser les bonnes questions au labo.»
«J’appelle Léon. Non, j’appelle d’abord Mme Albert, et après Léon.»
«Et ensuite, je vais vous voir?»
«Je vous le dirai lorsque j’aurais parlé à ces deux personnes.»
J’ai commencé par Susan Albert. Elle a écouté ce que je lui ai raconté en silence.
«Il faut que je relise les témoignages que j’ai recueillis le jour où ce jeune homme est mort» a-t-elle fini par dire, de l’enthousiasme dans la voix. «Je trouverai peut-être quelque chose. Et il faut que je retourne parler avec les gens de l’hôtel. Je savais bien que ce Junot n’était pas net. Pour ce qui est des prélèvements, c’est en dehors de mes compétences, il faut appeler le juge.»
«Si je demande à l’inspecteur Léon, ou à son supérieur, de l’appeler, vous ne vous vexerez pas?»
«Non.» Elle a eu la voix rieuse. «Ça ne me démange pas de ce côté-là. Je suis juste contente d’avoir eu raison.»
J’ai promis de la rappeler aussitôt que possible, puis j’ai essayé le numéro direct de Léon à la gendarmerie, à tout hasard. Miracle, c’est lui qui a répondu.
Jean-Marc Léon et moi avons le même âge et nous connaissons de vue depuis que nous sommes enfants. Nous ne nous sommes jamais trouvés dans les mêmes classes, mais souvent dans les mêmes écoles. Il a même fait sa licence en droit peu avant moi. Nous ne nous sommes jamais fréquentés mais je sais son nom depuis que j’ai six ans, et lui le mien. Nous sommes finalement entrés en rapport parce que le hasard nous a fait nous revoir aux États-Unis où nous étions tous deux. Nous ne sommes pas devenus de grands amis pour autant. C’est lui qui, le premier, a eu l’idée de me demander de l’aide pour un job qu’aucun de ses collègues ne pouvait faire à ce moment-là.
Depuis, nous nous donnons des coups de main lorsque c’est possible. Je sais qu’au fond il a horreur que je me mêle de ses affaires et je fais très attention de ne marcher sur ses plates-bandes que lorsque c’est indispensable. Jusqu’ici, les choses se sont toujours assez bien passées en dépit de quelques tempêtes.
«Machiavelli !» s’est-il exclamé d’une voix plate qui contrastait avec le sens des paroles qui ont suivi. «Depuis le temps que je n’ai plus de vos nouvelles, vous commenciez carrément à me manquer.»
«Ça va, pas d’ironie.»
«Je m’en voudrais. Que me vaut l’honneur?»
«Vous êtes à votre poste pour longtemps?»
«Jusqu’à minuit. Je suis de piquet.»
«Si je viens tout de suite, on peut se voir tranquilles?»
«Sauf si on m’appelle parce qu’un crime est commis. Mais j’ai énormément à faire. De la paperasse à perte de vue.»
«Je ne peux pas vous expliquer ça au téléphone, mais c’est une question de vie ou de mort.»
Il a dû entendre l’urgence dans ma voix. Nous avons fini par être comme un vieux couple, nous savons estimer sans peine si l’autre considère que l’heure est grave. C’est à cela que j’attribue l’offre qu’il m’a faite.
«J’allais partir à la cantine. Au lieu de ça, je saute dans ma voiture, et je vais au café de Bellevaux manger un morceau. Venez m’y rejoindre. Au moins là on sera vraiment tranquilles.»
«Léon, vous devenez de plus en plus humain, vous allez finir par me tirer des larmes, un de ces jours.»
«Ça va, pas trop de sarcasmes, sinon je vais manger à la cantine et on sera interrompus toutes les trente secondes.»
«OK, je suis partie.»
Lorsque je suis arrivée au café de Bellevaux, Léon était déjà là, debout, discutant avec le patron, à qui il avait dû dire que nous devions causer boulot. On nous a placés dans un coin tranquille, et la serveuse nous a indiqué les plats qui allaient vite. Nous avons passé notre commande.
«Alors, Machiavelli? C’est quoi, cette question de vie ou de mort?»
«C’est une longue histoire.»
J’ai entamé le récit à l’enfance de Damien, et je lui ai tout raconté, pour que, lorsque j’aboutirais à la demande d’analyse des prélèvements, il comprenne à quel point c’était vital.
Il a écouté sans un mot, son regard gris acier fixé sur moi, et n’a pris note que de quelques noms propres, dans un petit carnet à anneaux qu’il avait posé à côté de son couteau. Je ne me faisais aucun souci. Il a une capacité remarquable de retenir les histoires. Il oublie parfois des détails, mais jamais la logique du récit.
«Je suis très surprise de me retrouver là où j’en suis arrivée», ai-je conclu. «Au départ, je voulais juste comprendre. Mais là, j’ai la sensation d’être sur les talons d’un assassin, et cette Curzio doit être une pourvoyeuse.»
Léon a longuement joué avec une feuille de salade. Il a fini par faire la constatation qui s’imposait.
«Il n’y a pas de preuve. Je vous crois, parce que j’ai fini par comprendre qu’il vaut mieux tenir compte de vos intuitions. Mais je ne peux arrêter personne sans preuves.»
«C’est vous le flic, Léon. Moi, je suis une simple citoyenne qui vous amène les indices, vous faites le reste.»
Il a soupiré.
«Si seulement c’était si simple. Il faut que je convainque mes supérieurs que j’ai besoin de personnel.»
«Si vous ne mettez pas un flic dans la voiture des Stylo, je demande à Daniel Girot de seconder Le Cosandier. Si j’ai raison, il faut vraiment…»
«Ne vous énervez pas, Machiavelli, je vais essayer d’organiser ça. On a au moins un aspirant qui a été cycliste amateur, et il y en a peut-être même un second, je ne suis pas sûr. Je vais voir si on peut faire quelque chose avec eux. Et maintenant je dois retourner à la caserne, je vous appelle demain vers onze heures. Avant, en principe, je dors.»
Nous étions déjà sur le trottoir et Léon allait monter dans sa voiture, lorsqu’il a dit:
«J’ai la sensation que quelque chose en vous a changé, Machiavelli, mais je n’arrive pas à comprendre ce que c’est.»
Rien n’échappe à un bon flic, décidément.
«Est-ce une remarque pleine de tact pour me dire qu’on vous a appris la fin de ma belle aventure avec Rico?»
Il s’est arrêté net.
«Je vous jure que non. Vous l’avez enfin laissé tomber?»
«Comment ça, “ enfin ”?»
«Au début, j’ai pensé que vous aviez de la chance de l’avoir rencontré. Au bout d’un certain temps, j’ai pensé qu’il avait de la chance de vous avoir rencontrée. Et depuis pas mal de temps, je pense que vous n’aviez de la chance ni l’un ni l’autre. Il n’était pas l’homme qu’il vous fallait. Beaucoup de belles paroles pour camoufler beaucoup de vent. Mais je conçois qu’on puisse être fasciné par sa faconde. Elle est intéressante.»
J’étais tellement étonnée que je n’ai même pas essayé de l’interrompre.
«Ma parole, vous devriez être conseiller matrimonial», ai-je fini par articuler, avec difficulté, je l’avoue.
«Si vous voulez dire par là que ça ne me regarde pas et que j’aurais mieux fait de fermer ma gueule, c’est vrai. Mais enfin, puisque je suis promu au rang de conseiller matrimonial, faites donc attention la prochaine fois. Des actes, pas des paroles, voilà ce qu’il vous faut.»
Il est monté dans sa voiture et a démarré sans demander son reste.
(à suivre)
«Hôtel des coeurs brisés»
a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur, avec la collaboration de Huguette Pfander, Marie-Claude Schoendorff, Daniela Spring et Julie Weidmann. Couverture: photographie de Anne Cuneo
Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe