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Hôtel des coeurs bri­sés, une en­quête de Marie Ma­chia­velli (14)

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Cha­pitres pré­cé­dents:

 

Les cha­pitres pré­cé­dents d’un roman à sus­pense sont trop dif­fi­ciles à ré­su­mer. Nous y ren­voyons le lec­teur: le feuille­ton pa­raît le di­manche et peut être consulté en ligne.


XIV

 


Les jours qui ont suivi sont un vé­ri­table tour­billon dans ma tête. Tout a fini par ar­ri­ver en même temps, c’était couru. Je pas­sais une bonne par­tie de mes jour­nées à la Banque de Cré­dit ou chez son client, à col­la­tion­ner des écri­tures, des do­cu­ments, à écou­ter des ex­pli­ca­tions et à les confron­ter aux chiffres. J’ai trop vu ce genre d’au­dits conclure que tout était en ordre, que la so­ciété ou la per­sonne ana­ly­sées mé­ri­taient le cré­dit qu’ils de­man­daient, après quoi on s’aper­ce­vait qu’on avait eu à faire à un manque pa­tent du sens des réa­li­tés du de­man­deur, et par­fois car­ré­ment à de l’es­cro­que­rie. Je tiens à ce que les avis que j’émets soient vé­ri­fiés jus­qu’à la li­mite du pos­sible, et jus­qu’ici je n’ai ja­mais été désa­vouée. Ce ré­sul­tat po­si­tif a fini par avoir une consé­quence pa­ra­doxale: lors­qu’une pe­tite en­tre­prise ou un par­ti­cu­lier (dont la comp­ta­bi­lité est ana­ly­sable par une seule ­personne) pré­sentent des dif­fi­cul­tés, c’est à moi qu’on les confie.

«Si quel­qu’un est ca­pable de voir des ir­ré­gu­la­ri­tés, ce sera vous», m’a dit un jour un des di­rec­teurs de la banque. Je n’ai pas été sen­sible au com­pli­ment, au contraire: cela m’a gla­cée. Parce que, im­pli­ci­te­ment, on me di­sait que je n’avais pas le droit à l’er­reur.

Ré­sul­tat: lorsque je m’at­telle à un audit, je de­viens assez vite im­bu­vable. So­phie, qui me connaît bien, me sert dans de telles cir­cons­tances de pa­ravent, pour ten­ter de m’évi­ter les dis­trac­tions. Mais cette fois, c’était dif­fi­cile. Les tra­vaux que j’avais ac­cep­tés dans un mo­ment de dés­œu­vre­ment (d’aber­ra­tion, plu­tôt) n’ar­ran­geaient pas les choses. Je m’étais dé­bar­ras­sée de Wal­ser – sans mé­rite, c’est lui qui avait lâché prise. Mais j’étais par trop en­ga­gée dans la re­cherche d’ex­pli­ca­tions sur la mort de Da­mien Sa­vary pour m’en re­ti­rer; d’ailleurs plus j’avan­çais, plus j’avais l’im­pres­sion de tou­cher du doigt à quelque chose de vital sans pou­voir m’ex­pli­quer ce que c’était. Ç’avait ten­dance à me rendre dingue, d’au­tant plus que j’avais la sen­sa­tion que ce «quelque chose» était à ma por­tée, si seule­ment j’avais été ca­pable de le voir.

Der­nier élé­ment qui contri­buait à me rendre ir­ri­table: je sa­vais que je n’au­rais que dix jours pour faire mon audit. Le on­zième, il fal­lait que je parte pour le Tour de Suisse. Et j’en ve­nais par ins­tants à me dire: faut-il vrai­ment que j’aille au Tour de Suisse? Je n’étais pas loin de me dé­dire.

Je ne parle même pas de mes af­faires pri­vées: l’ap­par­te­ment de l’ave­nue de Ru­mine laissé à lui-même, le bu­reau qu’il s’agis­sait de trou­ver ra­pi­de­ment, les dé­mé­na­ge­ments en pers­pec­tive, cette dou­leur in­tense, in­con­nue jusque-là, que conti­nuait à être la tra­hi­son de Rico lors­qu’elle m’as­saillait, par vagues qui avaient le chic de me sub­mer­ger aux pires mo­ments. Entre-temps, j’avais com­pris que Van Holt était vrai­ment amou­reux de moi, que ce n’était pas un ca­price, et je le voyais même ré­gu­liè­re­ment. Mais ce vé­ri­table ca­deau n’al­lé­geait que peu, pour l’ins­tant, le poids psy­cho­lo­gique que re­pré­sen­tait en­core Rico.

Avec tout ça sur le dos, il fal­lait que je sois ra­tion­nelle, il y avait de quoi s’af­fo­ler.

Heu­reu­se­ment, au­tour de moi tout le monde com­pre­nait le pro­blème. Les Girot me dor­lo­taient, ma rou­lotte était tenue (par Lucie) comme une chambre d’hô­tel, mes vê­te­ments étaient en­tre­te­nus comme par une femme de chambre, je n’avais ja­mais à ré­pondre au moindre coup de fil qui ne soit pas in­dis­pen­sable. Et c’est So­phie, pen­dant que je m’oc­cu­pais de comp­ta­bi­lité (un des rares do­maines aux­quels elle ne com­prend que peu de chose), qui a re­trouvé les ki­lims per­dus par une de nos clientes. Avec un suc­cès in­égal, je fai­sais un ef­fort pour ne pas pen­ser aux af­faires de Da­mien Sa­vary.

J’ai eu quelques jours de répit de ce côté-là parce que Susan Al­bert a mis plus de temps que prévu à se pro­cu­rer le rap­port d’au­top­sie de Da­mien. J’avais in­cité les pa­rents Sa­vary à en faire pa­ral­lè­le­ment la de­mande. Van Holt, à qui j’avais ex­pli­qué cette double dé­marche, avait dit avec un de ses sou­rires ty­piques qu’on ver­rait bien qui réus­si­rait le pre­mier: la voie of­fi­cielle, ou la voie of­fi­cieuse. Il sem­blait pen­cher pour la voie of­fi­cieuse, moi aussi d’ailleurs, c’est bien pour­quoi j’avais sol­li­cité Susan Al­bert. Nous avons eu rai­son.

Un matin où j’ar­ri­vais au bu­reau à dix heures – j’avais tra­vaillé jus­qu’aux pe­tites heures –, So­phie a agité quelques feuilles dès qu’elle m’a vue pous­ser la porte. Son vi­sage était aussi cour­toi­se­ment im­pas­sible que d’ha­bi­tude, sa voix aussi égale, mais j’ai tout de suite com­pris qu’elle de­vait être ex­ci­tée: elle a ou­blié de me dire que j’ar­ri­vais en re­tard. D’ailleurs, de­puis quelques jours, elle aussi tra­vaillait da­van­tage que les qua­rante heures aux­quelles elle te­nait tant. Moi j’étais même, en prin­cipe, pour les trente-cinq heures. En ces mois de mai et de juin, c’était plu­tôt un rêve qu’autre chose, nous vi­vions dans le stress. So­phie quit­tait le bu­reau à cinq heures aussi ponc­tuel­le­ment que d’ha­bi­tude, mais je l’avais en­ten­due prendre ren­dez-vous pour vi­si­ter des bu­reaux à louer pour le soir à six, et même à sept heures: si ce n’étaient pas là des heures sup­plé­men­taires, ça y res­sem­blait dia­ble­ment. Quant à moi, je com­men­çais à sept heures du matin, et j’ar­rê­tais à mi­nuit ou, comme la nuit pré­cé­dente, à trois heures, parce que quelque chose ne tour­nait pas rond et qu’il m’avait fallu du temps pour trou­ver ce que c’était.

Bref, So­phie m’a tendu le rap­port d’au­top­sie de Sa­vary.

«MmeAl­bert a ap­pelé, et s’est ex­cu­sée de n’avoir pas en­core trouvé qui se ca­chait der­rière l’adresse élec­tro­nique de La­vi­nia. Elle ne déses­père pas. Et, elle in­siste pour que le rap­port d’au­top­sie ça reste entre nous.»

Entre-temps, nous avions fait un contrat à Van Holt, je me sen­tais par consé­quent au­to­ri­sée à par­ta­ger avec lui l’ar­ri­vée du do­cu­ment. Je l’ai ap­pelé.

«Bon­jour, Jan, j’ai une bonne nou­velle.»

«Bon­jour, Marie. J’aime les bonnes nou­velles le matin, sur­tout ve­nant de vous.»

Un peu fleur bleue, d’ac­cord; dans la si­tua­tion de tran­si­tion où nous étions, il s’ar­ran­geait comme il pou­vait.

«J’ai ob­tenu le rap­port d’au­top­sie.»

«Et vous vou­lez que je le voie?»

«Confi­den­tiel­le­ment, tout au moins. Je vous le faxe.»

«Vous l’avez ob­tenu des pa­rents?»

«Non, de… Vous savez bien de qui.»

«Dans ce cas-là, pas de fax. Je viens le voir. Tout de suite si vous vou­lez.»

J’ai jeté un œil à mon agenda. J’avais un ren­dez-vous deux heures plus tard. J’ai ac­cepté. De l’hô­pi­tal à notre ruine, cela ne pre­nait pas plus de dix mi­nutes. Un quart d’heure plus tard il était là.

Entre-temps, j’ai es­sayé de lire le rap­port moi-même, mais j’étais face à un de ces do­cu­ments dont on com­prend presque chaque mot sans en sai­sir le sens.

Quand Van Holt est ar­rivé nous lui avons of­fert un café, je l’ai assis dans mon fau­teuil, et je lui ai mis le do­cu­ment entre les mains.

Il l’a lu avec concen­tra­tion, en bu­vant dis­trai­te­ment. Après l’avoir ter­miné, il a re­com­mencé. Quand il est re­tourné pour la troi­sième fois à la page un, je n’y ai plus tenu.

«Qu’est-ce qui ne va pas?»

«Il y a quelque chose d’étrange, qui ne cadre pas avec le bilan de santé de Sa­vary avant qu’il ne de­vienne pro­fes­sion­nel. Mais je pré­fère ne pas vous en par­ler main­te­nant, parce qu’il faut d’abord que je re­voie ce dos­sier, et il faut aussi que je consulte De­ne­reaz.»

«Et vous ne vou­lez pas me dire…»

«Ex­cu­sez-moi, Marie, mais je ne peux pas. Il faut que je voie De­ne­reaz, parce que j’ai be­soin de l’opi­nion d’un car­dio­logue. Je me trompe peut-être ab­so­lu­ment, et je ne vou­drais pas avoir pro­noncé des pa­roles in­con­si­dé­rées. Ce sont des choses trop graves.»

J’avais déjà constaté plu­sieurs fois chez lui cette so­li­dité de roc, cette in­té­grité sour­cilleuse; sur­gie de je ne sais où, une pe­tite voix m’a mur­muré que c’était pour cela que je fi­ni­rais par l’ai­mer vrai­ment, parce que j’avais tou­jours voulu ren­con­trer un par­te­naire comme lui. Bien sûr, j’avais pensé que Rico était la so­li­dité per­son­ni­fiée. Mais je me de­man­dais, de­puis qu’il s’était tiré comme un lâche, si je n’avais pas été aveugle à sa fra­gi­lité psy­chique, ca­chée qu’elle était der­rière son al­lure (sé­dui­sante en diable) de grand ours aux larges épaules.

J’ai donc laissé par­tir Van Holt sans qu’il m’ait rien dit.

«Si je ré­sous le pro­blème au­jour­d’hui, je vous ex­plique tout ce soir», a-t-il as­suré en s’en al­lant.

Nous nous voyions dé­sor­mais ré­gu­liè­re­ment au Café Ro­mand. Si nous étions pres­sés, ce n’était que le temps d’un apéro, si nous le pou­vions, nous al­lions en­suite dîner en­semble. Par­fois, il est même des­cendu jus­qu’à ma ca­ra­vane. Mais il s’est tou­jours ar­rêté à la porte. Il m’était im­pos­sible, du moins pour l’ins­tant, d’al­ler plus loin.

J’ai passé la jour­née à consul­ter les gens les plus di­vers à pro­pos de fac­tures qu’ils avaient re­çues ou en­voyées, à jeter des coups d’œil dont je me re­pro­chais la lé­gè­reté sur des comp­ta­bi­li­tés étran­gères. Dans l’en­semble, j’avais la sen­sa­tion que la boîte à pro­pos de la­quelle je fai­sais cet audit ca­chait quelque chose, mais je n’ar­ri­vais pas à mettre le doigt des­sus. Mon in­ter­lo­cu­teur à la Banque de Cré­dit me pres­sait pour que je lui donne une pre­mière im­pres­sion, mais c’était pour moi, avec ces comptes, comme pour le rap­port d’au­top­sie: l’ins­tinct pro­fes­sion­nel vous dit que quelque chose cloche, mais vous n’ar­ri­vez pas à voir ce que c’est, et vous n’avez pas envie d’en­fon­cer un in­no­cent en pro­non­çant, comme au­rait dit Van Holt, des pa­roles in­con­si­dé­rées.

À cinq heures et demie, je suis allée au bis­trot. J’en avais marre, et j’avais si peu dormi la nuit pré­cé­dente que j’ai dé­cidé d’al­ler me cou­cher tôt. Cir­cons­tance in­ha­bi­tuelle, Van Holt s’est fait at­tendre. Et comme il est gé­né­ra­le­ment la ponc­tua­lité même, j’en étais à me de­man­der s’il ne lui était pas ar­rivé quelque chose (je de­vais vrai­ment être en train de tom­ber amou­reuse, ma pa­role) lors­qu’il a poussé la porte.

«Ex­cu­sez-moi, Marie, mais j’ai voulu faire une ex­pé­rience, et cela a pris plus de temps que je ne pen­sais. Je n’ai pas vu le temps pas­ser.»

«Vous êtes tout ex­cusé. Moi-même, pour cher­cher un ré­sul­tat, je n’ai pas lâché prise avant trois heures du matin, en ayant la sen­sa­tion qu’il de­vait être mi­nuit.»

Le gar­çon avait dé­crété quelques soirs au­pa­ra­vant, le re­gard ailleurs comme s’il par­lait aux lustres, qu’«il ado­rait être le té­moin d’his­toires d’amour»; il nous a ser­vis sans que nous de­man­dions rien. Nous étions de­ve­nus des ha­bi­tués, et il ne s’adres­sait à nous qu’en nous ap­pe­lant «les amou­reux». Je ne m’étais pas en­core re­mise au Cam­pari, preuve qu’en dépit de ces re­marques idyl­liques quelque chose ne tour­nait tou­jours pas rond dans ma comp­ta­bi­lité per­son­nelle.

«J’ai com­paré le rap­port d’au­top­sie et le bilan de santé de Da­mien Sa­vary, et j’en ai dis­cuté avec De­ne­reaz. Nos conclu­sions coïn­cident. Ni à l’élec­tro­car­dio­gramme ni à l’écho­gra­phie d’il y a cinq ou six ans, on ne voit trace d’une car­dio­myo­pa­thie hy­per­tro­phique.»

«Et qu’est-ce que c’est que ça?»

«Je vais vous faire un petit ex­posé, ex­cu­sez-moi de jouer au prof. La car­dio­myo­pa­thie hy­per­tro­phique se ca­rac­té­rise par un épais­sis­se­ment plus ou moins im­por­tant du muscle car­diaque, c’est cela qu’on ap­pelle hy­per­tro­phie.» Il a sorti un car­net de sa poche et s’est mis à faire un cro­quis du cœur pour illus­trer ce qu’il di­sait. «Dans en­vi­ron soixante-dix pour cent des cas, elle est trans­mise par les pa­rents, et on consi­dère qu’il s’agit d’une ma­la­die gé­né­tique. Elle est la consé­quence d’ano­ma­lies sur les chro­mo­somes res­pon­sables de la fa­bri­ca­tion des dif­fé­rentes pro­téines qui consti­tuent le muscle car­diaque. Vous me sui­vez?»

«Jus­qu’ici, ça va.»

«À chaque concep­tion, le risque de trans­mis­sion est de cin­quante pour cent, qu’il s’agisse d’un gar­çon ou d’une fille. Le fait d’être por­teur de l’ano­ma­lie gé­né­tique ne veut pas né­ces­sai­re­ment dire que l’on va la dé­ve­lop­per, la ma­la­die peut sau­ter une gé­né­ra­tion. Et l’évo­lu­tion cli­nique au sein d’une même fa­mille at­teinte peut va­rier d’une per­sonne à l’autre. J’ai donc be­soin du bilan de santé des pa­rents et des grands-pa­rents Sa­vary pour sa­voir s’il pou­vait être por­teur de l’ano­ma­lie.»

Je ne voyais pas pré­ci­sé­ment où on al­lait, mais j’ai sorti mon té­lé­phone et j’ai ap­pelé Ju­liette Sa­vary.

Elle a com­mencé par vou­loir sa­voir où j’en étais.

«Nous avan­çons à grands pas, Ju­liette, mais pas vite. Le grand pas, c’est chaque fois que nous réus­sis­sons à nous pro­cu­rer un nou­veau do­cu­ment, ou à connaître un nou­veau fait. Mais ces choses-là ne tombent mal­heu­reu­se­ment pas du ciel en suc­ces­sion ra­pide.» Elle a eu un petit rire triste. «En fait, je vous té­lé­phone parce que les mé­de­cins qui sont en train d’exa­mi­ner les bi­lans de santé de votre fils se posent des ques­tions aux­quelles je ne sais pas ré­pondre. Je vous passe le DrVan Holt.»

Quelques ques­tions ont suffi à Van Holt pour se convaincre qu’à pre­mière vue per­sonne n’avait de car­dio­myo­pa­thie hy­per­tro­phique dans la fa­mille. Les grands-pa­rents étaient dans la soixan­taine, pas en­core à la re­traite, et en par­faite santé. Il y avait même une ar­rière-grand-mère de quatre-vingt-sept ans, alerte, elle aussi. Ju­liette Sa­vary al­lait leur de­man­der le len­de­main si leurs pa­rents avaient souf­fert d’une ma­la­die car­diaque. Van Holt étant ce qu’il était, il a de­mandé à voir les dos­siers de la fa­mille, et Ju­liette Sa­vary lui a pro­mis sans dis­cu­ter qu’elle al­lait or­ga­ni­ser cela pour le len­de­main. Ils ont échangé leurs nu­mé­ros de té­lé­phone.

«Je vais es­sayer de ren­con­trer leur mé­de­cin», a dit Van Holt en me ren­dant mon té­lé­phone. «Je veux en avoir le cœur net. Par­fois, les mé­de­cins de fa­mille ne disent pas tout à leurs pa­tients. À pre­mière vue, je di­rais que Sa­vary ne vient pas d’une fa­mille qui a une his­toire car­dio­lo­gique char­gée. On pour­rait peut-être sou­mettre tout ce monde à une écho­gra­phie, pour être vrai­ment sûr.»

«Bon, où en étions-nous?»

«Ce que nous pen­sons, c’est qu’à l’au­top­sie de Sa­vary on a constaté une car­dio­myo­pa­thie hy­per­tro­phique qui était ab­so­lu­ment in­exis­tante quelques an­nées au­pa­ra­vant, pour la­quelle il n’y a ja­mais eu aucun symp­tôme et qu’au­cun contrôle mé­di­cal n’a été ca­pable de dé­tec­ter avant qu’il n’en meure. Le pre­mier signe de dys­fonc­tion­ne­ment c’est, pour au­tant qu’on sache, l’élec­tro­car­dio­gramme. La car­dio­myo­pa­thie hy­per­tro­phique peut avoir de nom­breuses causes; le plus sou­vent, je vous l’ai dit, elles sont hé­ré­di­taires. Ou alors, dans quelques cas, la per­sonne est vic­time de ma­la­dies dont il n’y a pas de trace dans le cas de Sa­vary.»

«Donc…? Ne me faites pas lan­guir.»

«La car­dio­myo­pa­thie hy­per­tro­phique dont souf­frait Sa­vary pou­vait être in­duite par les anabo­li­sants.»

«Belle dé­cou­verte. Nous y pen­sions de­puis le début.»

«Là, cela de­vient pal­pable. At­ten­tion ! Je n’ai pas dit que c’était cer­tain. Mais la com­pa­rai­son entre le bilan de santé an­cien et l’au­top­sie, c’est assez par­lant. Si j’ac­quiers l’as­su­rance que ni la fa­mille Sa­vary ni les quatre grands-pa­rents ne sont af­fec­tés par la ma­la­die, on aura éli­miné la plu­part des autres causes. La car­dio­myo­pa­thie hy­per­tro­phique saute par­fois une gé­né­ra­tion, je me de­mande si elle peut en sau­ter deux ou trois.»

«Et en ad­met­tant que les pa­rents et les grands-pa­rents sont OK, com­ment Sa­vary se se­rait-il ar­rangé pour ré­duire son cœur à cet état hy­per­tro­phié en six ou sept ans?»

«Je ne sais pas exac­te­ment, et je doute que je le dé­couvre ja­mais. On voit des choses ter­ribles, de­puis quelques an­nées: les spor­tifs ont re­cours à des per­fu­sions d’in­su­line et d’IGF1, c’est un fac­teur de crois­sance sé­crété par le foie. Pour le muscle car­diaque, c’est très mau­vais. Et s’il n’y avait que ça. Mais à cela s’ajoutent les am­phé­ta­mines, qui pro­voquent des in­suf­fi­sances car­diaques. Les ana­bo­li­sants. Et pour cou­ron­ner le tout, il y a l’EPO et les trans­fu­sions san­guines qui lui sont liées – ça obs­true les vais­seaux qui ir­riguent le cœur. Bref, je ne peux pas vous dire pré­ci­sé­ment com­ment cela s’est passé, mais main­te­nant que j’ai ana­lysé tous les pré­lè­ve­ments que j’ai faits dans son cha­let, je peux vous dire que, entre un cock­tail de sti­mu­lants qui com­prend quelques-unes ou toutes les mé­thodes que je vous ai in­di­quées, et l’en­traî­ne­ment qui lui aussi fait épais­sir le muscle car­diaque, il a réussi à avoir ce cœur que je n’ai pas vu, mais qui, si j’en crois la des­crip­tion que j’en ai lue, était par­fai­te­ment anor­mal.»

«Faites du sport, ça rend sain, qu’ils disent.»

«Pra­ti­qué à bon es­cient, le sport pro­longe la vie, j’en suis per­suadé. Mais en hy­per­tro­phiant le muscle car­diaque, le sport à haute dose gé­nère des mi­cro­lé­sions, des ano­ma­lies du rythme car­diaque. Et la com­pé­ti­tion le pour­rit.»

«Mais alors pour­quoi est-ce que le mé­de­cin lé­giste a conclu à la mort na­tu­relle? Il n’a pas vu que Sa­vary se do­pait?»

«Le mé­de­cin lé­giste n’a pas consulté l’his­toire de la fa­mille. Il n’avait pas le dos­sier mé­di­cal ré­cent de Sa­vary et il faut croire que les ré­sul­tats des der­niers exa­mens, ceux que nous avons trou­vés dans ses af­faires, lui sont res­tés in­con­nus. Il a sup­posé la ma­la­die hé­ré­di­taire. Je ne le lui re­proche pas. C’était nor­mal qu’il se concentre sur la re­cherche de pro­duits do­pants. Et les sub­stances dont je vous par­lais à l’ins­tant son in­dé­ce­lables à l’au­top­sie. Moi, je dis­pose du bilan de santé d’avant la com­pé­ti­tion, de l’élec­tro­car­dio­gramme d’un mois avant la mort, et du rap­port d’au­top­sie. Le lé­giste ne dis­po­sait que du corps de Sa­vary. Cela dit, les ana­lyses peuvent être faites de plu­sieurs ma­nières, et je soup­çonne ce mé­de­cin lé­giste de s’être contenté des plus élé­men­taires et d’en avoir tiré des conclu­sions sim­plistes: pas de traces d’EPO dans les exa­mens qu’il a faits, donc ce n’est pas l’EPO qui l’a tué. Cœur hy­per­tro­phié, donc ma­la­die hé­ré­di­taire. Il a dé­cidé que c’est la ma­la­die hé­ré­di­taire qui l’a tué, et non la prise d’une sub­stance qu’il n’a pas dé­ce­lée. Et comme, sur le mo­ment, ses conclu­sions ar­ran­geaient tout le monde…»

«Je peux par­ler de tout ça à Ju­liette Sa­vary?»

«At­ten­dez deux ou trois jours. Peut-être au­rai-je un ré­sul­tat plus concret.»

«Mais vous êtes per­suadé que Sa­vary s’est dopé.»

«S’il n’y a pas trace d’hy­per­tro­phie chez les pa­rents, grands-pa­rents et peut-être même ar­rière-grands-pa­rents, et compte tenu de ce que j’ai trouvé dans sa salle de bains et dans sa table de nuit, je ne vois pas d’autre ex­pli­ca­tion aux di­ver­gences entre les dif­fé­rents do­cu­ments. L’hy­per­tro­phie ac­quise prouve l’ab­sorp­tion des ana­bo­li­sants. Et dans ce cas-là, l’EPO n’est ja­mais loin, même s’il n’y en a plus trace dans l’or­ga­nisme.»

Là-des­sus, nous avons rangé notre ma­té­riel, et nous sommes allés au flon nous as­seoir de­vant un repas et une bonne bou­teille. Nous avons parlé de po­li­tique, de ci­néma, de tout et de rien, mais plus un mot n’a été échangé sur Sa­vary.

Il fai­sait doux, et Van Holt m’a pro­posé de me rac­com­pa­gner à pied. Nous sommes des­cen­dus jus­qu’à Ouchy. En route, il m’a en­touré les épaules de son bras et, contrai­re­ment à d’autres fois, je me suis laissé faire. Ma conva­les­cence avan­çait, dé­ci­dé­ment.

Nous n’avons pas dit grand-chose, nous nous sommes conten­tés d’être en­semble. Nous étions presque ar­ri­vés, on en­ten­dait déjà les mu­siques des car­rou­sels, un mé­lange conflic­tuel de ren­gaines de toutes sortes, lorsque je lui ai de­mandé, je ne sais trop pour­quoi:

«Vous vous sou­ve­nez des pho­to­co­pies des em­bal­lages de mé­di­ca­ments? Vous aviez dit qu’il y avait une sub­stance cu­rieuse, qui n’au­rait pas dû être là…»

«Oui, le Noc­te­ril. Je l’avais ou­blié.»

«C’est quoi, le Noc­te­ril?»

«C’est un neu­ro­lep­tique et, si je m’en sou­viens bien, c’était même la dose forte. Ça m’a un peu sur­pris dans la pa­no­plie d’un spor­tif à l’en­traî­ne­ment. On s’ex­cite, dans ces cas-là, on ne dort pas. Les gens qui prennent de l’EPO mettent même leur ré­veil au mi­lieu de la nuit, pour faire des pompes, ou du vélo de chambre, mais…»

Je me suis ar­rê­tée net. C’était au moins la troi­sième fois en peu de temps que quel­qu’un me par­lait de ce ré­veil noc­turne. Il avait les yeux ou­verts, mais ce n’était pas ses yeux. C’était… C’était comme une bête tra­quée qui m’au­rait fixé. Pen­dant quelques se­condes, ç’a été comme si j’avais été frap­pée par la foudre. Je pense qu’il a eu peur, à la der­nière se­conde. Puis le sang m’est monté à la tête et les mots sont sor­tis de moi tout seuls.

«Ah ! Nom d’un chien ! C’était donc ça ! Ah ! l’im­bé­cile ! l’idiote !»

«Mais qu’est-ce qu’il y a, Marie?»

«Vous ne voyez pas?»

Le ta­bleau était clair de­vant moi comme de l’eau de roche, il me sem­blait im­pos­sible qu’il ne soit pas évident pour lui aussi.

«Je com­prends que vous venez de faire une dé­cou­verte, mais je ne sai­sis pas…»

«Et si on avait donné cette pas­tille à Sa­vary pour qu’il ne se ré­veille pas?»

Il m’a re­gar­dée comme si j’étais folle à lier. Lui aussi, comme Mar­cel, était prêt à tout croire des cy­clistes: ils fe­raient n’im­porte quoi, ou plu­tôt, ils se fe­raient n’im­porte quoi pour ga­gner. Mais ja­mais ils ne tor­draient le moindre che­veu d’un autre. Pour­tant, si j’avais rai­son, il en al­lait pour la moyenne des cy­clistes comme pour tous les êtres hu­mains. Il y avait des as­sas­sins po­ten­tiels parmi eux, dans des pro­por­tions sem­blables à celles du reste de l’hu­ma­nité.

Pen­dant que je me di­sais tout ça, Van Holt de­vait s’être tenu un dis­cours pa­ral­lèle; il avait changé de tête, et main­te­nant il avait tout du chien de chasse.

«Ça s’éli­mine vite, ce Nocte ma­chin chose?»

«C’est la ques­tion que je me po­sais. Il faut que je voie ça. Mais je ne sais pas si les pré­lè­ve­ments faits per­mettent de le dé­ce­ler, ou si une nou­velle au­top­sie se­rait né­ces­saire. Et, même ainsi, il n’est pas dit qu’on le trou­ve­rait, s’il est là.»

«Mais vous pen­sez qu’il y a une chance?»

«C’est pos­sible, en tout cas. Ce n’est pas quelque chose que le mé­de­cin lé­giste a cher­ché, bien en­tendu. Il n’y avait au­cune rai­son qu’il le fasse. Mais ce que je ne vois pas, c’est qui au­rait pu faire ça.»

«Moi si, je crois. Mais lais­sons cela pour l’ins­tant. Il faut que j’y pense en­core un peu avant d’ac­cu­ser. Il vous faut les pré­lè­ve­ments. Pour ça, il faut que je de­mande l’aide de l’ins­pec­teur Léon; si on lui amène un as­sas­sin, il ac­cep­tera peut-être.»

«Mais n’im­porte qui pour­rait avoir pris cette pi­lule.»

«C’est en­tendu. Ça peut n’être qu’un ha­sard, mais… Non, je ne peux pas vous ex­pli­quer main­te­nant pour­quoi tout à coup je pense que c’est bel et bien Sa­vary qui a avalé ce com­primé, sans doute sans s’en aper­ce­voir. Si je me trompe, Léon m’as­som­mera. Mais, une fois de plus, une fois de moins, je suis aguer­rie.»

À cet ins­tant, mon té­lé­phone a émis une vi­bra­tion. J’ai re­gardé l’écran. Le texto di­sait: La­vi­nia Cur­zio, phar­ma­cienne à Gênes. Sui­vaient l’adresse et le nu­méro de té­lé­phone de la phar­ma­cie que Van Holt et moi connais­sions. Et ça se concluait par: Tu me dois une bou­teille de cham­pagne. Cesco.

Je suis res­tée là à re­gar­der cet écran comme s’il pou­vait en­core ajou­ter quelque chose. J’es­sayais de me sou­ve­nir de ce qu’on m’avait dit dans cette phar­ma­cie de Gênes. Cur­zio étant aussi un pré­nom, c’est moi qui avais pensé que c’était un homme. En ita­lien, on n’uti­lise gé­né­ra­le­ment pas les pro­noms des verbes, du moins dans la langue par­lée, c’est moi qui, en tra­dui­sant les pro­pos du phar­ma­cien en fran­çais, avais ajouté des «il». Avec d’au­tant plus de fa­ci­lité que je n’avais pas vu de femme dans le ma­ga­sin.

«Alors, qu’est-ce qu’il se passe?» Ça, c’était Van Holt, je l’avais ou­blié. Son idée d’al­ler à Gênes et de cher­cher à ache­ter des mé­di­ca­ments in­ter­dits dans plus d’une phar­ma­cie nous don­nait, je le sen­tais, une clef im­por­tante de l’énigme.

Je lui ai tendu le té­lé­phone, et à son tour il a lu le texto. Puis il m’a re­gar­dée, et nous nous sommes mis à rire. Nous n’avons pas échangé un mot de plus. Nous étions là, béats, comme deux ga­lo­pins qui ont réussi une bonne blague.

Nous étions parmi les car­rou­sels, je l’ai en­traîné vers la grande roue; il fal­lait qu’on fête l’illu­mi­na­tion sou­daine de mon cer­veau. Pour une fois, pen­dant que la roue tour­nait, je n’ai rien vu, parce que nous étions tel­le­ment contents de nous que nous nous sommes em­bras­sés pen­dant au moins trois tours com­plets.


(à suivre)

 

 

«Hôtel des coeurs bri­sés»

a été réa­lisé par Ber­nard Cam­piche Édi­teur, avec la col­la­bo­ra­tion de Hu­guette Pfan­der, Ma­rie-Claude Schoen­dorff, Da­niela Spring et Julie Weid­mann.  Cou­ver­ture: pho­to­gra­phie de Anne Cuneo 

Tous droits ré­ser­vés © Ber­nard Cam­piche Édi­teur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

 

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