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Hôtel des coeurs bri­sés, une en­quête de Marie Ma­chia­velli (10)

 

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Cha­pitres pré­cé­dents:

 

Les cha­pitres pré­cé­dents d’un roman à sus­pense sont trop dif­fi­ciles à ré­su­mer. Nous y ren­voyons le lec­teur: le feuille­ton pa­raît le di­manche et peut être consulté en ligne.


 

 

 

X

 

 

Au bis­trot, Van Holt a dé­claré sur un ton dé­cidé:

«On a tout le temps de tra­vailler dans le train. Ici, on mange tran­quilles.»

Mon moi sar­cas­tique des temps in­sou­ciants a fait une ti­mide ap­pa­ri­tion:

«A-t-on le droit de par­ler af­faires, ou faut-il faire sem­blant de car­ré­ment pen­ser à autre chose?»

«On a le droit de par­ler de ce qu’on veut.»

Son ton onc­tueux de pré­lat nous a fait par­tir dans un rire qui nous a aidés, je crois, à éva­cuer un peu du cli­mat fu­nèbre qui ré­gnait dans le cha­let de feu Da­mien et qui avait, au fil des heures, dé­teint sur nous.

Là-des­sus nous avons com­mandé notre repas, et Van Holt a choisi d’au­to­rité, sans me consul­ter, une bou­teille de Mou­ton-Roth­schild qui de­vait être sur la carte par ha­sard, le bis­trot n’avait pas une tête à ça.

«Vous savez que je ne bois guère.»

«Chère amie, en dépit du fait que je n’ai pas en­core réussi à prendre une cuite de ma vie, ou peut-être à cause de cela, je bois pas­sa­ble­ment. Ne vous faites aucun souci pour le gas­pillage de cette bou­teille. Ce Mou­ton-Roth­schild est une bonne sur­prise, si loin des res­tau­rants de grand luxe. Es­pé­rons qu’il est au­then­tique.»

«En somme, vous pas­sez votre vie à tra­quer l’in­au­then­tique.»

«On peut ex­pri­mer la chose comme cela. On pour­rait aussi dire que je passe ma vie à la re­cherche de l’au­then­tique et que, pour le trou­ver, je dois dé­chi­rer le voile de l’in­au­then­ti­cité.»

Qu’al­lais-je ré­pli­quer à cette pen­sée hau­te­ment phi­lo­so­phique? Van Holt n’at­ten­dait pas de ré­ponse, et s’est ab­sorbé avec re­cueille­ment dans la cé­ré­mo­nie du dé­bou­chage et de la dé­gus­ta­tion du vin. Il a humé, goûté, sucé, cla­qué la langue, ap­prouvé du chef avec une gra­vité qui a paru sa­tis­faire le maître d’hô­tel qui at­ten­dait, lé­gè­re­ment plié en avant dans un angle assez sem­blable à celui de Nes­tor, le valet du ca­pi­taine Had­dock (ma seule ré­fé­rence en ma­tière de maître d’hô­tel).

fi­na­le­ment, sous ses al­lures frustes, ce bis­trot de cam­pagne ser­vait une cui­sine ex­cel­lente, et le repas nous a da­van­tage in­ci­tés à échan­ger des sou­ve­nirs cu­li­naires que des im­pres­sions sur l’élec­tro­car­dio­gramme de Da­mien Sa­vary. Pour la pre­mière fois de­puis deux jours, j’ai réussi à ou­blier Rico, et la souf­france sourde de l’aban­don, pen­dant une heure.

Dans le train, Van Holt a sorti les pa­piers que nous avions trou­vés en der­nier.

«Je me de­mande si les flics avaient vu ces pa­piers. Ils étaient fa­ciles à man­quer, re­mar­quez. J’irai voir De­ne­reaz ce soir; après tout, le spé­cia­liste en car­dio­lo­gie c’est lui. Mais je suis cer­tain qu’avec ça», il a ta­poté sur les ir­ré­gu­la­ri­tés du tracé à l’encre qui en­re­gistre le rythme car­diaque, «on va se soi­gner, et non cou­rir Liège-Bas­togne-Liège.» Il a feuilleté la mince liasse de feuilles. «D’ailleurs, en d’autres termes, le rap­port qui ac­com­pagne l’exa­men le dit bien: on re­com­mande des exa­mens bio­lo­giques ap­pro­fon­dis.»

«Vous croyez qu’il les a faits?»

«À mon avis, il n’en a pas eu le temps. Son di­rec­teur spor­tif a cer­tai­ne­ment reçu le dos­sier, lui aussi. J’ai­me­rais bien sa­voir ce qu’il en pense.»

Je voyais d’ici ce que j’al­lais de­voir faire pour dé­cou­vrir la vé­rité de cet in­fime, mais vital (c’était le cas de le dire) dé­tail: un in­ter­ro­ga­toire fas­ti­dieux et sys­té­ma­tique des ca­ma­rades d’équipe, des amis, de tous ceux qui avaient ap­pro­ché Da­mien au cours des quinze der­niers jours de sa vie. Des gens qui vi­vaient dans le déni du do­ping et qui de toute ma­nière ne di­raient rien. C’est en fouillant les éven­tuelles, et sans doute rares, contra­dic­tions de ces riens-là qu’on était sus­cep­tibles de dé­tec­ter un brin de vé­rité.

«Pour­quoi faites-vous cette tête?»

«J’ima­gine le bou­lot pour ar­ri­ver à sa­voir ce qu’il en était réel­le­ment.»

«Faut-il que je com­pa­tisse?»

«Votre vie se passe l’œil collé à un mi­cro­scope,  vous pou­vez me com­prendre sans com­pa­tir.»

À notre ar­ri­vée à Lau­sanne, nous avions mo­di­fié notre stra­té­gie pre­mière. Nous sommes allés faire une pho­to­co­pie de l’élec­tro­car­dio­gramme et du rap­port. Après quoi Van Holt a filé tout droit à son la­bo­ra­toire avec les af­faires de Da­mien, et je suis allée seule voir Mme Sa­vary.

Quand je lui ai mon­tré et ex­pli­qué l’élec­tro­car­dio­gramme, et fait lire le rap­port, elle s’est d’abord mise (ou re­mise) à pleu­rer, et j’ai eu de la peine à re­te­nir mes propres larmes. Je com­men­çais à com­prendre la dou­leur de ces pa­rents qui avaient eu une confiance ab­so­lue en leur fils. Ils se sen­taient en quelque sorte tra­his en dé­cou­vrant ses si­lences. Un peu comme moi dé­cou­vrant ceux de Rico. Je dois dire que je trou­vais le coup de l’élec­tro­car­dio­gramme par­ti­cu­liè­re­ment fort de café: quel in­cons­cient conti­nue à cou­rir alors qu’un spé­cia­liste parle de dys­fonc­tion­ne­ments im­por­tants?

«Da­mien n’était pas un in­cons­cient», a ré­pli­qué Mme Sa­vary à ma ques­tion. «J’étais sûre qu’il y avait un nœud quelque part. Et je suis cer­taine que mon fils n’a conti­nué à cou­rir que parce que quel­qu’un en qui il avait confiance lui a dit qu’il pou­vait y aller sans dan­ger.»

Elle s’est levée, est sor­tie de la pièce, et est re­ve­nue avec de grandes en­ve­loppes, de celles où les hô­pi­taux mettent les ra­dio­gra­phies, et des en­ve­loppes plus pe­tites, bour­rées de pa­piers.

«Tenez. Don­nez ceci à vos mé­de­cins spé­cia­listes. Lorsque Da­mien a ex­primé son vœu d’être cy­cliste pro­fes­sion­nel, nous n’étions pas en­thou­siastes. Il avait dix-sept ans, il fai­sait beau­coup de vélo de­puis son en­fance, mais nous es­ti­mions que ce n’était pas un mé­tier. Nous avons exigé qu’il com­mence par pas­ser son bac, et mon mari a même pré­cisé qu’il vou­lait de bons ré­sul­tats. Cela per­met­tait de voir si l’idée te­nait le coup. Et puis, cela don­nait une chance à Da­mien de pou­voir faire des études après le cy­clisme. Le bac en poche, il vou­lait tou­jours pas­ser pro­fes­sion­nel. Nous avions pro­mis, nous l’avons laissé faire. Mais mon mari a tenu à ce que Da­mien passe d’abord deux jours dans une cli­nique aussi éloi­gnée que pos­sible du monde spor­tif et qu’il su­bisse tous les exa­mens ima­gi­nables. À ce mo­ment-là, vous ver­rez, tout était en ordre, et il n’était pas ques­tion d’ano­ma­lie car­diaque.»

C’était in­es­péré. Un bilan de santé com­plet qui ne da­tait que de cinq ou six ans: presque aussi bon que les pou­belles de Lou Geh­rig, pro­ba­ble­ment.

La pauvre Ju­liette Sa­vary, dont les larmes n’avaient cessé de jaillir pen­dant tout le temps où elle avait parlé, a fini par se mou­cher et par se re­dres­ser.

«Qu’est-ce qu’on fait? Je suis cer­taine que mon mari va vou­loir por­ter plainte pour non-as­sis­tance à per­sonne en dan­ger, peut-être même pour meurtre par im­pru­dence, ou com­ment dit-on cela.»

«Je vous sug­gère d’at­tendre quelques jours. On n’en est pas à une se­maine près, et si vous vou­lez avoir une chance de l’em­por­ter, votre dos­sier doit être so­lide. Les au­to­ri­tés cy­clistes ont des dé­fenses en béton, à ce que j’ai com­pris. On ne les per­cera pas comme ça.»

Je lui ai fait part de mes pro­jets, et je l’ai ras­su­rée: un fonds de re­cherches payait une par­tie de mes dé­penses. Pen­dant que je par­lais, j’ai fait un nœud à mon mou­choir men­tal: de­man­der un contrat, ou au moins une lettre, à Van Holt.

Lorsque j’ai quitté une Ju­liette Sa­vary pâle, dont les yeux re­ve­naient sans cesse à l’élec­tro­car­dio­gramme ir­ré­gu­lier de Da­mien, je suis des­cen­due à pied jus­qu’au CHUV, et j’ai es­sayé de m’orien­ter seule dans le dé­dale des cou­loirs. J’ai trouvé le labo de Van Holt sans me trom­per une seule fois. Il n’y a pas de pe­tits bon­heurs.

Il était pen­ché sur un objet non iden­ti­fié, et il était si ab­sorbé qu’il ne m’a pas en­ten­due en­trer.

«Doc­teur Van Holt?»

Il a sur­sauté.

«Quoi? Ah, c’est vous !»

Je lui ai tendu les do­cu­ments sans un mot. Il les a pris de même et les a feuille­tés: j’ai res­senti une cer­taine sa­tis­fac­tion en voyant l’éton­ne­ment d’abord, puis le sou­rire sur son vi­sage.

«Fan­tas­tique !»

«Voilà l’avan­tage d’avoir des pa­rents qui ne croient pas trop à vos chances de spor­tif. Cela n’a pas pro­tégé le pauvre Da­mien, mais cela va peut-être aider à ex­pli­quer ce qui s’est passé.»

«Vous re­mer­cie­rez Mme Sa­vary.»

«Vous pen­sez bien que c’est déjà fait. Il va fal­loir que je consulte mon avo­cat et ami Me Clair, mais j’ai comme la sen­sa­tion que, vu la tour­nure que prennent les choses, il me fau­dra aller à la po­lice, un de ces jours.»

Il a levé les bras au ciel.

«Ils vont tout vou­loir mettre sous sé­questre.»

«Bon. Lais­sons pas­ser le week-end.»

Ça l’a ras­sé­réné; il était im­pa­tient de re­tour­ner à ses exa­mens, je me suis donc tirée. Moi aussi, j’étais pres­sée.

J’avais hâte entre autres choses de m’oc­cu­per du té­lé­phone por­table de Sa­vary, de voir s’il conte­nait des mes­sages qui au­raient un in­té­rêt pour nous. Je me de­man­dais de­puis des jours si Da­mien avait une pe­tite amie. Per­sonne n’en par­lait, mais cela ne vou­lait rien dire. Entre mails et SMS, ce té­lé­phone pou­vait m’ap­prendre quelque chose.

Lorsque je suis ar­ri­vée à l’agence, So­phie était déjà par­tie. J’ai ap­pelé Mar­cel.

«Dis-moi, mon vieux, quels rap­ports as-tu avec les membres ac­tuels de l’équipe Stylo?»

«Je les connais tous. Mais je ne peux pas dire qu’ils sont de mes in­times ou vice-versa.»

«Tu ne pour­rais pas t’in­si­nuer dans leurs bonnes grâces et leur tirer, à leur insu si pos­sible, un por­trait de Da­mien Sa­vary?»

La voix de Mar­cel s’est faite sar­cas­tique.

«Pour­quoi est-ce que je sa­vais que tu al­lais me de­man­der exac­te­ment cela?»

«Parce que tu es doté d’une in­tel­li­gence su­pé­rieure, j’ima­gine. Alors?»

«Alors le mec au quo­tient in­tel­lec­tuel phé­no­mé­nal te dit: je peux es­sayer, mais ça ne va pas être fa­cile. Enfin, je vais à une com­pé­ti­tion à la­quelle ils par­ti­cipent le week-end pro­chain. Je ver­rai ce que je peux faire.»

«Ils ar­rivent la veille?»

«L’avant-veille, même, si j’ai bien com­pris.»

«Bon, eh bien, Mar­cel… Si le fric te manque pour te payer une nuit d’hô­tel sup­plé­men­taire, je te la paie, mais vas-y ven­dredi.»

«Ce qui va sur­tout me man­quer, c’est un rem­pla­çant pour don­ner les deux le­çons de sport que j’ai le ven­dredi matin. Mais, dans le pire des cas, je les don­ne­rai, et je pren­drai le TGV à midi.»

«Mar­cel, tu es gran­diose. Es­saie en par­ti­cu­lier de sa­voir s’il avait une pe­tite amie, et com­ment elle s’ap­pelle.»

«À vos ordres, ca­pi­taine.»

«Merci. Je t’em­brasse.»

Ouf ! Une bonne chose de faite – par quel­qu’un d’autre que moi. J’ai en­suite ap­pelé Ofe­lia, ma cou­sine à la mode de Tos­cane et se­conde maman.

«Puis-je m’in­vi­ter au repas?»

«Quelle ques­tion !»

«Est-ce que Cesco sera là?»

«Oui. C’est ce qu’il m’a dit, en tout cas.»

Cesco est un spé­cia­liste en élec­tro­nique, et il m’a sou­vent aidée. J’au­rais peut-être be­soin de son avis: l’or­di­na­teur contenu dans un té­lé­phone por­table est en­core plus mys­té­rieux pour moi que les autres. Je me sers d’or­di­na­teurs de­puis que ça existe, mais il faut qu’ils marchent sans que j’aie à m’en oc­cu­per. Et la for­mi­dable ex­per­tise de Cesco, qui est tombé dans un com­pu­ter petit, m’a au­to­ri­sée à n’y rien com­prendre. Ce cou­sin exu­bé­rant et su­roc­cupé a tou­jours été à mon ser­vice.

J’avais té­lé­phoné à Ofe­lia dans la pers­pec­tive de fouiller le por­table de Sa­vary, dont il fal­lait par ailleurs trou­ver le mot de passe. Sur le mo­ment, j’avais (de nou­veau) ou­blié Rico. Mais lorsque je suis ar­ri­vée chez les Biol­let, lors­qu’elle m’a posé la ques­tion ri­tuelle: «Com­ment va Rico?», je l’ai reçue, ve­nant d’elle qui tant de fois a consolé mes cha­grins d’en­fant, en plein es­to­mac; en guise de ré­ponse j’ai, à ma grande sur­prise, éclaté en san­glots.

Je voyais à tra­vers les larmes le vi­sage consterné d’Ofe­lia, au­quel sont venus se joindre au bout d’un ins­tant celui de Laurent Biol­let, son mari, puis celui de Cesco, et il m’était im­pos­sible d’ar­rê­ter mes pleurs.

Ofe­lia n’a rien d’une mamma ita­lienne: lors­qu’elle a rem­placé ma mère, morte dans un ac­ci­dent, elle avait à peine seize ans, et j’en avais sept; elle était mince et svelte, et l’est res­tée. Elle n’en a pas moins tou­jours dé­gagé quelque chose de très ma­ter­nel. Elle s’est as­sise près de moi, m’a prise dans ses bras, m’a ca­ressé les che­veux en mur­mu­rant en ita­lien des mots de conso­la­tion, comme quand j’étais pe­tite, et cela a eu pour effet de re­dou­bler mes larmes.

À force de mou­choirs et de ca­resses, j’ai fini par me cal­mer et par ar­ti­cu­ler:

«Il s’est marié avec une autre sans rien me dire, il ne m’a an­noncé le ma­riage qu’en me quit­tant, et seule­ment p… parce que So­phie l’y a obligé, je crois. Sinon, j… je parie qu’il m’au­rait laissé un simple billet. Il… Nous… Quelques jours avant, il a passé la nuit avec moi, il de­vait déjà avoir pu­blié les bans, et il ne m’a ja­mais rien dit !»

Les bras d’Ofe­lia se sont re­ti­rés, elle a bondi du divan et a crié:

«Quoi?»

Ça m’a ar­rê­tée net. De­bout de­vant son mari et son fils, fré­mis­sante de tout son corps, plus ita­lienne tu meurs, elle leur a dit:

«Allez lui cas­ser la fi­gure, vous deux, im­mé­dia­te­ment !»

Je me suis mou­chée.

«On ne va pas exer­cer une ven­detta comme si on était à Naples, Ofe­lia. Il a blessé mon amour-propre, mes sen­ti­ments. Mais mon hon­neur tel que je le conçois est in­tact. Même par pro­cu­ra­tion, je ne m’abais­se­rai pas à quelques coups de poing.»

«Elle a rai­son, maman», a dit Cesco. «J’es­père qu’un jour j’au­rai l’oc­ca­sion de mettre la main sur un de ses or­di­na­teurs, tu peux comp­ter sur moi pour que je le bou­sille in­té­gra­le­ment. Mais, en at­ten­dant, on ignore ce sa­laud.»

Nous avons passé à table, et j’ai donné quelques dé­tails, j’ai ra­conté mon dé­mé­na­ge­ment. Puis, pour par­ler d’autre chose, j’ai fait état de la né­ces­sité pour moi de lire le té­lé­phone por­table de Sa­vary.

Entre deux mets, Cesco a com­mencé à tri­tu­rer l’ap­pa­reil.

«Tu as la date de nais­sance de ton cy­cliste?»

«Pas pré­ci­sé­ment.»

«Alors de­mande-la à ses pa­rents, et aussi leur date de nais­sance à eux tant qu’on y est, son nu­méro de sé­cu­rité so­ciale, le nu­méro de sa carte de cy­cliste si ça existe… Si rien ne marche, il faut que je fasse ça à l’or­di­na­teur, mais c’est long.»

Le bon nu­méro était là où moi je n’au­rais pas eu l’idée de le cher­cher: les quatre der­niers chiffres de la carte de cré­dit de Da­mien, que M. Sa­vary m’a don­nés au bout d’une longue conver­sa­tion té­lé­pho­nique où nous avons es­sayé les com­bi­nai­sons les plus di­verses.

Une fois le code cra­qué, Cesco a fait suivre tous les mes­sages qu’il a trou­vés à mon adresse élec­tro­nique, et a scruté la mé­moire du petit or­di­na­teur pour ten­ter de ré­cu­pé­rer d’éven­tuels mes­sages ef­fa­cés. J’au­rais parié que Sa­vary n’avait rien ef­facé: ses mes­sages étaient très nom­breux, il y avait même beau­coup de cour­rier pu­bli­ci­taire. Cela ne sem­blait pas avoir dé­rangé le pro­prié­taire de la mes­sa­ge­rie. Après des ma­ni­pu­la­tions que je se­rais in­ca­pable de dé­tailler, Cesco a aussi réussi à im­pri­mer le car­net d’adresses du cy­cliste.

Tout ça a pris du temps, il était passé mi­nuit lorsque nous avons fini. J’ai en­voyé un mes­sage à So­phie pour lui de­man­der d’im­pri­mer tous les mails trans­fé­rés chez nous, et de com­men­cer à vé­ri­fier le car­net d’adresses. Après quoi Cesco m’a rac­com­pa­gnée à Morges, il n’y avait plus de train.

Dans la voi­ture, il m’a dit:

«Tu sais, je connais un type, c’est un ex de l’équipe Stylo.»

«Merci, j’en connais un aussi.»

«Oui, toi tu parles de Mar­cel, et lui, c’était au début de l’équipe. Tan­dis que le type que je connais, moi, il y était en­core il y a deux ou trois ans. Il a dû ar­rê­ter à cause d’un genou. Il s’est blessé, et quand il a vu les cures qu’on lui pro­po­sait pour le re­mettre en selle, il a pré­féré re­non­cer. C’est lui qui m’a ra­conté ça, sans que je lui de­mande rien. Il tra­vaille dans une boîte où je vais par­fois veiller à la santé du sys­tème in­for­ma­tique.»

«Évi­dem­ment… Il au­rait même pu connaître Sa­vary. Qu’est-ce que tu me conseilles?»

«Je vais l’in­vi­ter un soir. Je lui ai parlé des can­nel­loni d’Ofe­lia, qui frisent vrai­ment le su­blime. Il a dit: vous me met­tez l’eau à la bouche, et j’ai pro­mis que la pro­chaine fois où ma mère fe­rait des can­nel­loni mai­son, je l’in­vi­te­rais. Ce sont de ces choses qu’on dit sans in­ten­tion d’y don­ner suite, bien sûr. Mais cette fois, on va tenir pa­role.»

«Gé­nial. Es­saie de voir si c’est or­ga­ni­sable pour mardi.»

«Je n’y man­que­rai pas.» Nous ar­ri­vions. «À pro­pos, je ne cours pas après la ven­detta, mais si je ren­contre le fu­mier dont je ne pro­non­ce­rai même plus le nom, tu me per­mets de lui cas­ser la fi­gure?»

«Sans té­moins, alors», ai-je ré­pli­qué d’une voix qui es­sayait vai­ne­ment de ne pas trem­bler, «pour qu’il ne puisse pas prou­ver aux flics que c’est toi qui l’as ta­bassé.»

«Mes­sage reçu. Si je le croise dans la foule, je me contente d’un croche-pied, et si c’est au coin d’un bois, c’est la dé­rouillée géante. Bonne nuit, pe­tite sœur, et ne pleure pas pour un im­monde de cette es­pèce.»

J’ai fait de mon mieux pour l’em­bras­ser sans larmes.

Le champ de foire était en train de fer­mer, les ma­la­bars ten­daient les bâches; de loin, j’ai vu Lucie en train de comp­ter ses sous, j’ai pré­féré aller me cou­cher tout de go.

Ma rou­lotte était dans un ordre par­fait – dé­ci­dé­ment le mal­heur fait sor­tir du bois des fées dont on ignore l’exis­tence tant que tout va bien.

La jour­née m’avait cla­quée, je n’avais même plus l’éner­gie de souf­frir, et une fois en­core j’ai dormi comme une pierre jus­qu’au matin.

En ar­ri­vant à l’agence vers dix heures («en re­tard», on ne se re­fait pas), j’ai constaté que j’étais ob­sé­dée par deux idées: ré­gler le pro­blème de Wal­ser, l’écri­vain bidon, et trou­ver le pré­nommé Cur­zio, pour­voyeur pro­bable de dopés.

So­phie et moi avons dis­cuté les deux pro­blèmes en bu­vant notre thé.

«Je me de­mande si Wal­ser n’est pas parti. La se­maine der­nière il té­lé­pho­nait quatre ou cinq fois par jour, de­puis mardi il n’a plus donné signe de vie.»

«Il faut dire que vous l’avez rem­barré sè­che­ment.»

«Il a bien vu que vous étiez pra­ti­que­ment dans le coma. Il n’a pas pu prendre ça en mau­vaise part. C’est un type trop per­sis­tant.»

«Allez sa­voir ce qu’un type comme lui prend en mau­vaise part. Ap­pe­lons son hôtel.»

Ce que So­phie a fait illico. Lors­qu’elle l’a de­mandé, elle a eu droit à une ex­pli­ca­tion qui a duré une bonne mi­nute, et qui s’est conclue par un:

«Non, non, je vous re­mer­cie, je rap­pel­le­rai la se­maine pro­chaine lors­qu’il sera ren­tré. Merci.» Elle a rac­cro­ché. «Il re­vient mer­credi. J’en étais sûre. Sinon il n’au­rait pas man­qué de nous cas­ser les pieds.»

«Être à l’étran­ger, cela ne l’em­pê­che­rait pas de nous har­ce­ler par té­lé­phone.»

«On parie qu’il est parti avec une beauté blonde et qu’il n’a pas le temps de s’oc­cu­per de vous?»

J’ai sou­piré.

«En­core un qui me tra­hit avec une autre. Lais­sons-le venir, j’ap­pel­le­rai Ma­rietta dans la soi­rée pour voir où elle en est, à cette heure-ci c’est in­utile. Et pour le nommé Cur­zio, vous avez une idée? Ne me dites pas que l’ins­pec­teur Léon le trou­ve­rait peut-être plus fa­ci­le­ment que nous, je pré­fé­re­rais ne pas en­core mêler la po­lice à ça pour le mo­ment. Je veux non seule­ment être sûre que Da­mien Sa­vary se do­pait, puisque je com­mence à pen­ser qu’il ne pou­vait que se doper. Je veux aussi pou­voir don­ner à Léon le nom des mé­di­ca­ments, et le nom de la sub­stance qui l’a tué. Avec la men­ta­lité des ama­teurs de la pe­tite reine, on ne s’en sor­tira pas à moins. Quant à lui don­ner l’adresse de Cur­zio au lieu de la lui de­man­der, di­sons que c’est une af­faire d’amour-propre.»

Une pause, après la­quelle il a fallu que je pose une ques­tion qui me tra­vaillait de­puis deux jours.

«À pro­pos d’amour-propre. Dites-moi sin­cè­re­ment, So­phie, est-ce que j’étais aveu­glée par l’amour, ou est-ce que cela ne se voyait vrai­ment pas, que Rico était en train de me jouer un tour de sa­laud?»

Lors­qu’on pose une ques­tion di­recte à So­phie, quelles que soient ses ré­ti­cences elle dit tou­jours ce qu’elle pense. Là, elle a pesé ses mots pen­dant au moins dix se­condes.

«Comme je suis plus sé­den­taire que vous, j’avais re­mar­qué deux ou trois… di­sons, étran­ge­tés. Par exemple que M. Ke­pler par­lait d’ar­ticle à finir, mais qu’il ne ve­nait pas au bu­reau, alors que, jus­qu’ici, c’est tou­jours à son bu­reau qu’il ve­nait lors­qu’il avait un délai urgent à res­pec­ter. Un jour, vous m’avez dit qu’il était à New York pour son tra­vail et j’ai cru l’aper­ce­voir à Pully. J’étais dans le bus et il était dans une voi­ture, j’étais trou­blée, mais j’ai fini par pen­ser que je me trom­pais. Je sais main­te­nant que j’avais rai­son. Il était à Pully.»

«À Pully? Com­ment en êtes-vous si sûre?»

«De­puis que je sais qu’il s’est marié, je suis allée consul­ter les bans de ces deux der­niers mois. Avant le ma­riage, la per­sonne qu’il a épou­sée ha­bi­tait à Pully.»

«Qui est-ce?»

«Vingt-huit ans, ori­gi­naire de Bul­ga­rie.»

Que dire? J’ima­gi­nais… Au­tant ne rien ima­gi­ner. De toute façon, ce n’était pas à la Bul­gare que j’en vou­lais.

«Ils n’ha­bitent pas dans un quar­tier où je risque de les croi­ser constam­ment, au moins?»

«Non. Ils sont dans la cam­pagne fri­bour­geoise.»

C’était presque co­mique. Com­bien de fois Rico n’avait-il pas dit qu’il au­rait dé­testé ha­bi­ter à la cam­pagne?

«Bon. N’en par­lons plus, ça vaut mieux. Je vais voir ce que pense Pierre-Fran­çois de l’af­faire Sa­vary. Où en êtes-vous du car­net d’adresses?»

«Je com­mence tout juste.»

«Y a-t-il quel­qu’un qui s’ap­pelle Cur­zio? Ce se­rait trop beau.»

Elle s’est levée et, au bout de quelques clics sur son cla­vier, elle m’a dit que non.

«J’ai mis les mes­sages élec­tro­niques que vous vous êtes en­voyés hier sur votre bu­reau. Je me suis per­mis d’en faire une copie pour moi.»

«Vous avez bien fait. Je lirai les miens dans l’avion, li­sez-les aussi, on échan­gera des im­pres­sions.»

J’ai ap­pelé Pierre-Fran­çois.

«Merci en­core pour la rou­lotte. Et pour le reste.»

«Je t’en prie. Ce sont So­phie et Lucie qui ont tout fait.»

Je lui ai ex­pli­qué mon af­faire et mon in­cer­ti­tude quant à la po­lice vau­doise. L’aver­tir que j’en­quê­tais? Il m’a ras­su­rée.

«La po­lice thur­go­vienne a classé l’af­faire. Tu sa­tis­fais une cu­rio­sité pu­re­ment per­son­nelle, je ne vois pas en quoi Léon pour­rait te re­pro­cher de ne pas être allée le voir.»

«Bon. À pro­pos, dis-moi fran­che­ment: tu t’étais aperçu que Rico avait changé?»

«Je m’étais sur­tout aperçu que ces der­niers temps on ne le voyait plus guère, et que tu de­vais avoir senti quelque chose, je t’ai sur­prise deux ou trois fois à avoir le ca­fard parce qu’il était ab­sent, et je n’avais ja­mais vu ça chez toi au­pa­ra­vant. Il ne fal­lait pas être grand clerc pour pen­ser qu’il y avait de l’eau dans le gaz. Mais, à vrai dire, j’ai plu­tôt pensé que c’était toi qui com­men­çais à en avoir assez de lui. Pas lui qui pré­pa­rait un mau­vais coup.»

«Bon. Je vais faire de mon mieux pour ou­blier tout ça au plus vite. Dis-moi une der­nière chose: se­rait-il pos­sible que tu de­mandes à ton client cy­cliste s’il s’est ja­mais pourvu de sub­stances illi­cites au­près de quel­qu’un pré­nommé Cur­zio, un Ita­lien?»

«Je vais voir. Mais je ne te pro­mets rien.»

«Merci d’es­sayer.»

«En at­ten­dant, amuse-toi bien à Am­ster­dam, et pense à autre chose. Un type qui te fait un coup pa­reil ne mé­rite pas qu’on souffre pour lui.»

Plus vite dit que fait.

«Merci, papa. À bien­tôt.»

J’avoue que, au mo­ment où j’ai pris le train pour aller à Coin­trin, j’étais sou­la­gée de quit­ter la ré­gion pour trois jours.

 

(à suivre)

 

 

«Hôtel des coeurs bri­sés»

a été réa­lisé par Ber­nard Cam­piche Édi­teur, avec la col­la­bo­ra­tion de Hu­guette Pfan­der, Ma­rie-Claude Schoen­dorff, Da­niela Spring et Julie Weid­mann.  Cou­ver­ture: pho­to­gra­phie de Anne Cuneo 

Tous droits ré­ser­vés © Ber­nard Cam­piche Édi­teur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

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