Chapitres précédents:
Les chapitres précédents d’un roman à suspense sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.
X
Au bistrot, Van Holt a déclaré sur un ton décidé:
«On a tout le temps de travailler dans le train. Ici, on mange tranquilles.»
Mon moi sarcastique des temps insouciants a fait une timide apparition:
«A-t-on le droit de parler affaires, ou faut-il faire semblant de carrément penser à autre chose?»
«On a le droit de parler de ce qu’on veut.»
Son ton onctueux de prélat nous a fait partir dans un rire qui nous a aidés, je crois, à évacuer un peu du climat funèbre qui régnait dans le chalet de feu Damien et qui avait, au fil des heures, déteint sur nous.
Là-dessus nous avons commandé notre repas, et Van Holt a choisi d’autorité, sans me consulter, une bouteille de Mouton-Rothschild qui devait être sur la carte par hasard, le bistrot n’avait pas une tête à ça.
«Vous savez que je ne bois guère.»
«Chère amie, en dépit du fait que je n’ai pas encore réussi à prendre une cuite de ma vie, ou peut-être à cause de cela, je bois passablement. Ne vous faites aucun souci pour le gaspillage de cette bouteille. Ce Mouton-Rothschild est une bonne surprise, si loin des restaurants de grand luxe. Espérons qu’il est authentique.»
«En somme, vous passez votre vie à traquer l’inauthentique.»
«On peut exprimer la chose comme cela. On pourrait aussi dire que je passe ma vie à la recherche de l’authentique et que, pour le trouver, je dois déchirer le voile de l’inauthenticité.»
Qu’allais-je répliquer à cette pensée hautement philosophique? Van Holt n’attendait pas de réponse, et s’est absorbé avec recueillement dans la cérémonie du débouchage et de la dégustation du vin. Il a humé, goûté, sucé, claqué la langue, approuvé du chef avec une gravité qui a paru satisfaire le maître d’hôtel qui attendait, légèrement plié en avant dans un angle assez semblable à celui de Nestor, le valet du capitaine Haddock (ma seule référence en matière de maître d’hôtel).
finalement, sous ses allures frustes, ce bistrot de campagne servait une cuisine excellente, et le repas nous a davantage incités à échanger des souvenirs culinaires que des impressions sur l’électrocardiogramme de Damien Savary. Pour la première fois depuis deux jours, j’ai réussi à oublier Rico, et la souffrance sourde de l’abandon, pendant une heure.
Dans le train, Van Holt a sorti les papiers que nous avions trouvés en dernier.
«Je me demande si les flics avaient vu ces papiers. Ils étaient faciles à manquer, remarquez. J’irai voir Denereaz ce soir; après tout, le spécialiste en cardiologie c’est lui. Mais je suis certain qu’avec ça», il a tapoté sur les irrégularités du tracé à l’encre qui enregistre le rythme cardiaque, «on va se soigner, et non courir Liège-Bastogne-Liège.» Il a feuilleté la mince liasse de feuilles. «D’ailleurs, en d’autres termes, le rapport qui accompagne l’examen le dit bien: on recommande des examens biologiques approfondis.»
«Vous croyez qu’il les a faits?»
«À mon avis, il n’en a pas eu le temps. Son directeur sportif a certainement reçu le dossier, lui aussi. J’aimerais bien savoir ce qu’il en pense.»
Je voyais d’ici ce que j’allais devoir faire pour découvrir la vérité de cet infime, mais vital (c’était le cas de le dire) détail: un interrogatoire fastidieux et systématique des camarades d’équipe, des amis, de tous ceux qui avaient approché Damien au cours des quinze derniers jours de sa vie. Des gens qui vivaient dans le déni du doping et qui de toute manière ne diraient rien. C’est en fouillant les éventuelles, et sans doute rares, contradictions de ces riens-là qu’on était susceptibles de détecter un brin de vérité.
«Pourquoi faites-vous cette tête?»
«J’imagine le boulot pour arriver à savoir ce qu’il en était réellement.»
«Faut-il que je compatisse?»
«Votre vie se passe l’œil collé à un microscope, vous pouvez me comprendre sans compatir.»
À notre arrivée à Lausanne, nous avions modifié notre stratégie première. Nous sommes allés faire une photocopie de l’électrocardiogramme et du rapport. Après quoi Van Holt a filé tout droit à son laboratoire avec les affaires de Damien, et je suis allée seule voir Mme Savary.
Quand je lui ai montré et expliqué l’électrocardiogramme, et fait lire le rapport, elle s’est d’abord mise (ou remise) à pleurer, et j’ai eu de la peine à retenir mes propres larmes. Je commençais à comprendre la douleur de ces parents qui avaient eu une confiance absolue en leur fils. Ils se sentaient en quelque sorte trahis en découvrant ses silences. Un peu comme moi découvrant ceux de Rico. Je dois dire que je trouvais le coup de l’électrocardiogramme particulièrement fort de café: quel inconscient continue à courir alors qu’un spécialiste parle de dysfonctionnements importants?
«Damien n’était pas un inconscient», a répliqué Mme Savary à ma question. «J’étais sûre qu’il y avait un nœud quelque part. Et je suis certaine que mon fils n’a continué à courir que parce que quelqu’un en qui il avait confiance lui a dit qu’il pouvait y aller sans danger.»
Elle s’est levée, est sortie de la pièce, et est revenue avec de grandes enveloppes, de celles où les hôpitaux mettent les radiographies, et des enveloppes plus petites, bourrées de papiers.
«Tenez. Donnez ceci à vos médecins spécialistes. Lorsque Damien a exprimé son vœu d’être cycliste professionnel, nous n’étions pas enthousiastes. Il avait dix-sept ans, il faisait beaucoup de vélo depuis son enfance, mais nous estimions que ce n’était pas un métier. Nous avons exigé qu’il commence par passer son bac, et mon mari a même précisé qu’il voulait de bons résultats. Cela permettait de voir si l’idée tenait le coup. Et puis, cela donnait une chance à Damien de pouvoir faire des études après le cyclisme. Le bac en poche, il voulait toujours passer professionnel. Nous avions promis, nous l’avons laissé faire. Mais mon mari a tenu à ce que Damien passe d’abord deux jours dans une clinique aussi éloignée que possible du monde sportif et qu’il subisse tous les examens imaginables. À ce moment-là, vous verrez, tout était en ordre, et il n’était pas question d’anomalie cardiaque.»
C’était inespéré. Un bilan de santé complet qui ne datait que de cinq ou six ans: presque aussi bon que les poubelles de Lou Gehrig, probablement.
La pauvre Juliette Savary, dont les larmes n’avaient cessé de jaillir pendant tout le temps où elle avait parlé, a fini par se moucher et par se redresser.
«Qu’est-ce qu’on fait? Je suis certaine que mon mari va vouloir porter plainte pour non-assistance à personne en danger, peut-être même pour meurtre par imprudence, ou comment dit-on cela.»
«Je vous suggère d’attendre quelques jours. On n’en est pas à une semaine près, et si vous voulez avoir une chance de l’emporter, votre dossier doit être solide. Les autorités cyclistes ont des défenses en béton, à ce que j’ai compris. On ne les percera pas comme ça.»
Je lui ai fait part de mes projets, et je l’ai rassurée: un fonds de recherches payait une partie de mes dépenses. Pendant que je parlais, j’ai fait un nœud à mon mouchoir mental: demander un contrat, ou au moins une lettre, à Van Holt.
Lorsque j’ai quitté une Juliette Savary pâle, dont les yeux revenaient sans cesse à l’électrocardiogramme irrégulier de Damien, je suis descendue à pied jusqu’au CHUV, et j’ai essayé de m’orienter seule dans le dédale des couloirs. J’ai trouvé le labo de Van Holt sans me tromper une seule fois. Il n’y a pas de petits bonheurs.
Il était penché sur un objet non identifié, et il était si absorbé qu’il ne m’a pas entendue entrer.
«Docteur Van Holt?»
Il a sursauté.
«Quoi? Ah, c’est vous !»
Je lui ai tendu les documents sans un mot. Il les a pris de même et les a feuilletés: j’ai ressenti une certaine satisfaction en voyant l’étonnement d’abord, puis le sourire sur son visage.
«Fantastique !»
«Voilà l’avantage d’avoir des parents qui ne croient pas trop à vos chances de sportif. Cela n’a pas protégé le pauvre Damien, mais cela va peut-être aider à expliquer ce qui s’est passé.»
«Vous remercierez Mme Savary.»
«Vous pensez bien que c’est déjà fait. Il va falloir que je consulte mon avocat et ami Me Clair, mais j’ai comme la sensation que, vu la tournure que prennent les choses, il me faudra aller à la police, un de ces jours.»
Il a levé les bras au ciel.
«Ils vont tout vouloir mettre sous séquestre.»
«Bon. Laissons passer le week-end.»
Ça l’a rasséréné; il était impatient de retourner à ses examens, je me suis donc tirée. Moi aussi, j’étais pressée.
J’avais hâte entre autres choses de m’occuper du téléphone portable de Savary, de voir s’il contenait des messages qui auraient un intérêt pour nous. Je me demandais depuis des jours si Damien avait une petite amie. Personne n’en parlait, mais cela ne voulait rien dire. Entre mails et SMS, ce téléphone pouvait m’apprendre quelque chose.
Lorsque je suis arrivée à l’agence, Sophie était déjà partie. J’ai appelé Marcel.
«Dis-moi, mon vieux, quels rapports as-tu avec les membres actuels de l’équipe Stylo?»
«Je les connais tous. Mais je ne peux pas dire qu’ils sont de mes intimes ou vice-versa.»
«Tu ne pourrais pas t’insinuer dans leurs bonnes grâces et leur tirer, à leur insu si possible, un portrait de Damien Savary?»
La voix de Marcel s’est faite sarcastique.
«Pourquoi est-ce que je savais que tu allais me demander exactement cela?»
«Parce que tu es doté d’une intelligence supérieure, j’imagine. Alors?»
«Alors le mec au quotient intellectuel phénoménal te dit: je peux essayer, mais ça ne va pas être facile. Enfin, je vais à une compétition à laquelle ils participent le week-end prochain. Je verrai ce que je peux faire.»
«Ils arrivent la veille?»
«L’avant-veille, même, si j’ai bien compris.»
«Bon, eh bien, Marcel… Si le fric te manque pour te payer une nuit d’hôtel supplémentaire, je te la paie, mais vas-y vendredi.»
«Ce qui va surtout me manquer, c’est un remplaçant pour donner les deux leçons de sport que j’ai le vendredi matin. Mais, dans le pire des cas, je les donnerai, et je prendrai le TGV à midi.»
«Marcel, tu es grandiose. Essaie en particulier de savoir s’il avait une petite amie, et comment elle s’appelle.»
«À vos ordres, capitaine.»
«Merci. Je t’embrasse.»
Ouf ! Une bonne chose de faite – par quelqu’un d’autre que moi. J’ai ensuite appelé Ofelia, ma cousine à la mode de Toscane et seconde maman.
«Puis-je m’inviter au repas?»
«Quelle question !»
«Est-ce que Cesco sera là?»
«Oui. C’est ce qu’il m’a dit, en tout cas.»
Cesco est un spécialiste en électronique, et il m’a souvent aidée. J’aurais peut-être besoin de son avis: l’ordinateur contenu dans un téléphone portable est encore plus mystérieux pour moi que les autres. Je me sers d’ordinateurs depuis que ça existe, mais il faut qu’ils marchent sans que j’aie à m’en occuper. Et la formidable expertise de Cesco, qui est tombé dans un computer petit, m’a autorisée à n’y rien comprendre. Ce cousin exubérant et suroccupé a toujours été à mon service.
J’avais téléphoné à Ofelia dans la perspective de fouiller le portable de Savary, dont il fallait par ailleurs trouver le mot de passe. Sur le moment, j’avais (de nouveau) oublié Rico. Mais lorsque je suis arrivée chez les Biollet, lorsqu’elle m’a posé la question rituelle: «Comment va Rico?», je l’ai reçue, venant d’elle qui tant de fois a consolé mes chagrins d’enfant, en plein estomac; en guise de réponse j’ai, à ma grande surprise, éclaté en sanglots.
Je voyais à travers les larmes le visage consterné d’Ofelia, auquel sont venus se joindre au bout d’un instant celui de Laurent Biollet, son mari, puis celui de Cesco, et il m’était impossible d’arrêter mes pleurs.
Ofelia n’a rien d’une mamma italienne: lorsqu’elle a remplacé ma mère, morte dans un accident, elle avait à peine seize ans, et j’en avais sept; elle était mince et svelte, et l’est restée. Elle n’en a pas moins toujours dégagé quelque chose de très maternel. Elle s’est assise près de moi, m’a prise dans ses bras, m’a caressé les cheveux en murmurant en italien des mots de consolation, comme quand j’étais petite, et cela a eu pour effet de redoubler mes larmes.
À force de mouchoirs et de caresses, j’ai fini par me calmer et par articuler:
«Il s’est marié avec une autre sans rien me dire, il ne m’a annoncé le mariage qu’en me quittant, et seulement p… parce que Sophie l’y a obligé, je crois. Sinon, j… je parie qu’il m’aurait laissé un simple billet. Il… Nous… Quelques jours avant, il a passé la nuit avec moi, il devait déjà avoir publié les bans, et il ne m’a jamais rien dit !»
Les bras d’Ofelia se sont retirés, elle a bondi du divan et a crié:
«Quoi?»
Ça m’a arrêtée net. Debout devant son mari et son fils, frémissante de tout son corps, plus italienne tu meurs, elle leur a dit:
«Allez lui casser la figure, vous deux, immédiatement !»
Je me suis mouchée.
«On ne va pas exercer une vendetta comme si on était à Naples, Ofelia. Il a blessé mon amour-propre, mes sentiments. Mais mon honneur tel que je le conçois est intact. Même par procuration, je ne m’abaisserai pas à quelques coups de poing.»
«Elle a raison, maman», a dit Cesco. «J’espère qu’un jour j’aurai l’occasion de mettre la main sur un de ses ordinateurs, tu peux compter sur moi pour que je le bousille intégralement. Mais, en attendant, on ignore ce salaud.»
Nous avons passé à table, et j’ai donné quelques détails, j’ai raconté mon déménagement. Puis, pour parler d’autre chose, j’ai fait état de la nécessité pour moi de lire le téléphone portable de Savary.
Entre deux mets, Cesco a commencé à triturer l’appareil.
«Tu as la date de naissance de ton cycliste?»
«Pas précisément.»
«Alors demande-la à ses parents, et aussi leur date de naissance à eux tant qu’on y est, son numéro de sécurité sociale, le numéro de sa carte de cycliste si ça existe… Si rien ne marche, il faut que je fasse ça à l’ordinateur, mais c’est long.»
Le bon numéro était là où moi je n’aurais pas eu l’idée de le chercher: les quatre derniers chiffres de la carte de crédit de Damien, que M. Savary m’a donnés au bout d’une longue conversation téléphonique où nous avons essayé les combinaisons les plus diverses.
Une fois le code craqué, Cesco a fait suivre tous les messages qu’il a trouvés à mon adresse électronique, et a scruté la mémoire du petit ordinateur pour tenter de récupérer d’éventuels messages effacés. J’aurais parié que Savary n’avait rien effacé: ses messages étaient très nombreux, il y avait même beaucoup de courrier publicitaire. Cela ne semblait pas avoir dérangé le propriétaire de la messagerie. Après des manipulations que je serais incapable de détailler, Cesco a aussi réussi à imprimer le carnet d’adresses du cycliste.
Tout ça a pris du temps, il était passé minuit lorsque nous avons fini. J’ai envoyé un message à Sophie pour lui demander d’imprimer tous les mails transférés chez nous, et de commencer à vérifier le carnet d’adresses. Après quoi Cesco m’a raccompagnée à Morges, il n’y avait plus de train.
Dans la voiture, il m’a dit:
«Tu sais, je connais un type, c’est un ex de l’équipe Stylo.»
«Merci, j’en connais un aussi.»
«Oui, toi tu parles de Marcel, et lui, c’était au début de l’équipe. Tandis que le type que je connais, moi, il y était encore il y a deux ou trois ans. Il a dû arrêter à cause d’un genou. Il s’est blessé, et quand il a vu les cures qu’on lui proposait pour le remettre en selle, il a préféré renoncer. C’est lui qui m’a raconté ça, sans que je lui demande rien. Il travaille dans une boîte où je vais parfois veiller à la santé du système informatique.»
«Évidemment… Il aurait même pu connaître Savary. Qu’est-ce que tu me conseilles?»
«Je vais l’inviter un soir. Je lui ai parlé des cannelloni d’Ofelia, qui frisent vraiment le sublime. Il a dit: vous me mettez l’eau à la bouche, et j’ai promis que la prochaine fois où ma mère ferait des cannelloni maison, je l’inviterais. Ce sont de ces choses qu’on dit sans intention d’y donner suite, bien sûr. Mais cette fois, on va tenir parole.»
«Génial. Essaie de voir si c’est organisable pour mardi.»
«Je n’y manquerai pas.» Nous arrivions. «À propos, je ne cours pas après la vendetta, mais si je rencontre le fumier dont je ne prononcerai même plus le nom, tu me permets de lui casser la figure?»
«Sans témoins, alors», ai-je répliqué d’une voix qui essayait vainement de ne pas trembler, «pour qu’il ne puisse pas prouver aux flics que c’est toi qui l’as tabassé.»
«Message reçu. Si je le croise dans la foule, je me contente d’un croche-pied, et si c’est au coin d’un bois, c’est la dérouillée géante. Bonne nuit, petite sœur, et ne pleure pas pour un immonde de cette espèce.»
J’ai fait de mon mieux pour l’embrasser sans larmes.
Le champ de foire était en train de fermer, les malabars tendaient les bâches; de loin, j’ai vu Lucie en train de compter ses sous, j’ai préféré aller me coucher tout de go.
Ma roulotte était dans un ordre parfait – décidément le malheur fait sortir du bois des fées dont on ignore l’existence tant que tout va bien.
La journée m’avait claquée, je n’avais même plus l’énergie de souffrir, et une fois encore j’ai dormi comme une pierre jusqu’au matin.
En arrivant à l’agence vers dix heures («en retard», on ne se refait pas), j’ai constaté que j’étais obsédée par deux idées: régler le problème de Walser, l’écrivain bidon, et trouver le prénommé Curzio, pourvoyeur probable de dopés.
Sophie et moi avons discuté les deux problèmes en buvant notre thé.
«Je me demande si Walser n’est pas parti. La semaine dernière il téléphonait quatre ou cinq fois par jour, depuis mardi il n’a plus donné signe de vie.»
«Il faut dire que vous l’avez rembarré sèchement.»
«Il a bien vu que vous étiez pratiquement dans le coma. Il n’a pas pu prendre ça en mauvaise part. C’est un type trop persistant.»
«Allez savoir ce qu’un type comme lui prend en mauvaise part. Appelons son hôtel.»
Ce que Sophie a fait illico. Lorsqu’elle l’a demandé, elle a eu droit à une explication qui a duré une bonne minute, et qui s’est conclue par un:
«Non, non, je vous remercie, je rappellerai la semaine prochaine lorsqu’il sera rentré. Merci.» Elle a raccroché. «Il revient mercredi. J’en étais sûre. Sinon il n’aurait pas manqué de nous casser les pieds.»
«Être à l’étranger, cela ne l’empêcherait pas de nous harceler par téléphone.»
«On parie qu’il est parti avec une beauté blonde et qu’il n’a pas le temps de s’occuper de vous?»
J’ai soupiré.
«Encore un qui me trahit avec une autre. Laissons-le venir, j’appellerai Marietta dans la soirée pour voir où elle en est, à cette heure-ci c’est inutile. Et pour le nommé Curzio, vous avez une idée? Ne me dites pas que l’inspecteur Léon le trouverait peut-être plus facilement que nous, je préférerais ne pas encore mêler la police à ça pour le moment. Je veux non seulement être sûre que Damien Savary se dopait, puisque je commence à penser qu’il ne pouvait que se doper. Je veux aussi pouvoir donner à Léon le nom des médicaments, et le nom de la substance qui l’a tué. Avec la mentalité des amateurs de la petite reine, on ne s’en sortira pas à moins. Quant à lui donner l’adresse de Curzio au lieu de la lui demander, disons que c’est une affaire d’amour-propre.»
Une pause, après laquelle il a fallu que je pose une question qui me travaillait depuis deux jours.
«À propos d’amour-propre. Dites-moi sincèrement, Sophie, est-ce que j’étais aveuglée par l’amour, ou est-ce que cela ne se voyait vraiment pas, que Rico était en train de me jouer un tour de salaud?»
Lorsqu’on pose une question directe à Sophie, quelles que soient ses réticences elle dit toujours ce qu’elle pense. Là, elle a pesé ses mots pendant au moins dix secondes.
«Comme je suis plus sédentaire que vous, j’avais remarqué deux ou trois… disons, étrangetés. Par exemple que M. Kepler parlait d’article à finir, mais qu’il ne venait pas au bureau, alors que, jusqu’ici, c’est toujours à son bureau qu’il venait lorsqu’il avait un délai urgent à respecter. Un jour, vous m’avez dit qu’il était à New York pour son travail et j’ai cru l’apercevoir à Pully. J’étais dans le bus et il était dans une voiture, j’étais troublée, mais j’ai fini par penser que je me trompais. Je sais maintenant que j’avais raison. Il était à Pully.»
«À Pully? Comment en êtes-vous si sûre?»
«Depuis que je sais qu’il s’est marié, je suis allée consulter les bans de ces deux derniers mois. Avant le mariage, la personne qu’il a épousée habitait à Pully.»
«Qui est-ce?»
«Vingt-huit ans, originaire de Bulgarie.»
Que dire? J’imaginais… Autant ne rien imaginer. De toute façon, ce n’était pas à la Bulgare que j’en voulais.
«Ils n’habitent pas dans un quartier où je risque de les croiser constamment, au moins?»
«Non. Ils sont dans la campagne fribourgeoise.»
C’était presque comique. Combien de fois Rico n’avait-il pas dit qu’il aurait détesté habiter à la campagne?
«Bon. N’en parlons plus, ça vaut mieux. Je vais voir ce que pense Pierre-François de l’affaire Savary. Où en êtes-vous du carnet d’adresses?»
«Je commence tout juste.»
«Y a-t-il quelqu’un qui s’appelle Curzio? Ce serait trop beau.»
Elle s’est levée et, au bout de quelques clics sur son clavier, elle m’a dit que non.
«J’ai mis les messages électroniques que vous vous êtes envoyés hier sur votre bureau. Je me suis permis d’en faire une copie pour moi.»
«Vous avez bien fait. Je lirai les miens dans l’avion, lisez-les aussi, on échangera des impressions.»
J’ai appelé Pierre-François.
«Merci encore pour la roulotte. Et pour le reste.»
«Je t’en prie. Ce sont Sophie et Lucie qui ont tout fait.»
Je lui ai expliqué mon affaire et mon incertitude quant à la police vaudoise. L’avertir que j’enquêtais? Il m’a rassurée.
«La police thurgovienne a classé l’affaire. Tu satisfais une curiosité purement personnelle, je ne vois pas en quoi Léon pourrait te reprocher de ne pas être allée le voir.»
«Bon. À propos, dis-moi franchement: tu t’étais aperçu que Rico avait changé?»
«Je m’étais surtout aperçu que ces derniers temps on ne le voyait plus guère, et que tu devais avoir senti quelque chose, je t’ai surprise deux ou trois fois à avoir le cafard parce qu’il était absent, et je n’avais jamais vu ça chez toi auparavant. Il ne fallait pas être grand clerc pour penser qu’il y avait de l’eau dans le gaz. Mais, à vrai dire, j’ai plutôt pensé que c’était toi qui commençais à en avoir assez de lui. Pas lui qui préparait un mauvais coup.»
«Bon. Je vais faire de mon mieux pour oublier tout ça au plus vite. Dis-moi une dernière chose: serait-il possible que tu demandes à ton client cycliste s’il s’est jamais pourvu de substances illicites auprès de quelqu’un prénommé Curzio, un Italien?»
«Je vais voir. Mais je ne te promets rien.»
«Merci d’essayer.»
«En attendant, amuse-toi bien à Amsterdam, et pense à autre chose. Un type qui te fait un coup pareil ne mérite pas qu’on souffre pour lui.»
Plus vite dit que fait.
«Merci, papa. À bientôt.»
J’avoue que, au moment où j’ai pris le train pour aller à Cointrin, j’étais soulagée de quitter la région pour trois jours.
(à suivre)
«Hôtel des coeurs brisés»
a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur, avec la collaboration de Huguette Pfander, Marie-Claude Schoendorff, Daniela Spring et Julie Weidmann. Couverture: photographie de Anne Cuneo
Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe