Entrez, entrez, Messieurs-Dames...
Dans le village italien où j’ai passé une partie de ma petite enfance, il y avait un rempailleur de chaises vieux comme Mathusalem qui, pendant la belle saison, travaillait sous une des portes cochères de la grande place. J’ai bientôt découvert que, si on s’arrêtait et qu’on lui posait des questions, il avait mille histoires à raconter. Des légendes à propos de tel ou tel bosquet familier, des scandales à propos de telle ou telle famille, et il connaissait de façon détaillée l’histoire de toutes les maisons du village. C’est lui qui m’a donné la passion d’explorer le passé, car il le racontait de telle sorte que les tenants et les aboutissants qu’il vous indiquait pour chacun des brins d’herbe qui nous entouraient, cela donnait - je n’avais que sept ans, mais j’ai très bien compris - non seulement une histoire, mais aussi une perspective.
J’ai eu la chance, une douzaine d’années plus tard, de tomber sur un professeur qui considérait la littérature selon le même principe: un texte n’a de valeur que si on l’explique par la société dans laquelle il a surgi, les circonstances politiques et sociales, les us et les coutumes du temps et du lieu.
J’ai toujours appliqué cette méthode, non seulement à ce que je lisais, mais aussi à ce que j’écrivais. Et notamment à la pièce à laquelle j'aimerais vous convier: «La Quinzaine prodigieuse, 1871-1886» qui se joue actuellement au Brassus.
Le pourquoi et le comment
Ce qui éveille mon intérêt pour un sujet, c’est souvent la question: comment est-ce arrivé? Pourquoi? Et de temps à autre la question (que je me pose au fond très souvent) ne me lâche pas. C’est ainsi que j’ai un jour voulu savoir pourquoi la Vallée de Joux, justement, a un train, alors qu’il y a des centaines de vallées en Suisse, et que presque aucune ne dispose d’une telle commodité.
Il en est allé du train comme de l’histoire des maisons de mon enfance. Pour expliquer le train, il fallait que je comprenne comment les gens vivaient avant le train, et aussi pourquoi, et comment ils en étaient arrivés à en avoir un. Et c’est cette exploration, d’abord auprès de la population, puis aux archives cantonales vaudoises et dans les bibliothèques, qui m’a amenée à découvrir, contre toute attente, un épisode que la Vallée de Joux avait “oublié”: le passage, en février 1871, de douze à quinze mille soldats français de l'armée Bourbaki en déroute, dans un état pitoyable, à travers cette vallée de cinq mille habitants qui avaient réus si à tous les nourrir et les r&e acute;conforter. Tous les livres parlent du passage des Bourbakis aux Verrières, au poste frontière: mais on ignore le plus souvent le fait que plus de 30'000 hommes sont entrés en Suisse par d'autres points de la frontière, et notamment par la Vallée de Joux.
Lorsqu'ils sont arrivés, ce n'est pas ce paysage riant qu'ils ont trouvé - on était le 1er février de l'hiver le plus froid de mémoire d'homme...
...et les survivants de la déroute étaient affamés, gelés, malades. La Vallée de Joux les a nourris et soignés. (Dominique Misteli, Jacky Vantalon, Laurent Crausaz, Jocelin Misteli)
Aux archives, j’ai ensuite “rencontré” le député Reymond, un homme haut en couleur, brasseur, apiculteur, politicien, écrivain et visionnaire qui longtemps avant la construction du chemin de fer, terminait ses interventions parlementaires en rappelant la nécessité du train.
Lucien Reymond: il ne jurait que par le progrès, et comme il était député au Grand Conseil vaudois, il n'a jamais manqué une occasion pour demander un train pour la Vallée de Joux (Christian Vullioud)
Et fatalement, j’en suis arrivée à l’histoire du train. A vrai dire, je ne sais pas dans quel ordre ces “découvertes” sont arrivées, elles se sont bientôt mélangées.
La tenacité de toute une population a fait qu'elle eu un train...
...et que la gare vient d'être reconstruite: c'est là que se joue «La Quinzaine prodigieuse».
La Quinzaine prodigieuse
Où que l'on se tourne, on est toujours au bord de l'eau (Dominique Guillaume-Gentil).
Une fois qu’on a le cadre, et qu’on s’est décidé à raconter une histoire, il faut bien sûr peupler ce cadre. C’est ainsi qu’à travers les archives, les récits, les lectures, j’ai découvert, outre le député Reymond, des personnes qui avaient vraiment existé et qui avaient, à leur époque déjà, été des personnages, vus comme tels dans les échos qu’on retrouve à leur propos: Edgar Rochat, le tenancier de l'hôtel de la Truite avec son café, où — avant le téléphone — tous venaient se rencontrer pour échanger des informations; Charles Cramer, grand organisateur, homme d'affaires avisé et tenace, qui n'avait peur de rien; les Meylan, paysans et horlogers. Le plus difficile à retrouver a été Baptiste Dassetto, la cheville ouvrière du transport de la glace, dont il est rarement question. C’est une tendance générale en histoire: on s’occupe peu de ceux qui fournissent des services. Si je n’avais pas retrouvé une facture à son en-tête qui a éveillé ma curiosité, je l’aurais peut-être complètement manqué.
Jean Charpentier, celui qui vendra la glace à Paris (Jacky Vantalon).
Baptiste Dassetto, celui qui transporte la glace avant que le train existe (Jean-Marc Cloux)
Au Café de la Truite. On s'informe - Cramer, Edgar Rochat, le Pasteur Rapin (Georges-Henri Dépraz, Claude Crausaz, Christian Vullioud)
En attendant le train (Georges-Henri Dépraz et al.)
Dans toutes les histoires, une fois qu’on a les personnages historiques, il faut recréer leur entourage: viennent alors l es personnages vraisemblables — autrement dit, des gens qu’ ;on invente, mais que l’on inscrit dans le cadre, qui sont conformes à l’époque où ils sont censés vivre et dont il est fort probable qu’il en ait existé de semblables.
«L'histoire que nous allons vous raconter est une histoire d'ici. Une histoire vraie...» Un des Cantastorie (Mireille Dépraz)
Je ne peux pas résumer le spectacle que j'ai fini par écrire, et qui suit la Vallée de Joux pendant les quinze années où elle s'est ouverte au monde. Outre le passage des Bourbakis, on y voit le développement des glacières, dont la glace récoltée en hiver rafraîchissait les boissons des bistrots parisiens en été. Et enfin, corollaire de la glace, son transport accélère l'arrivée d'un train dont la Vallée rêvait depuis le jour où le premier train à vapeur avait fait son apparition. Quelques mélanges, quelques libertés, un brin de fantaisie, et ça a donné un survol des quinze années qui ont ouvert au monde une vallée qui de tout temps avait été en contact avec lui, mais de loin, et qui allait désormais être en prise directe avec Paris autant qu’avec Lausanne — en un mot, avec le monde. Cette «Quinzaine prodigieuse» a sans doute contribué à faire de la Vallée de Joux ce qu'elle est aujourd'hui: le siège des entreprises qui font quelques-unes des montres les plus prestigieuses du monde — des montres qui se fabriquent là depuis des siècles et dont les fabricants actuels sont les héritiers de ceux d'alors.
Les montres qu'ils fabriquent font la réputation de la Vallée de Joux à l'époque déjà, mais la guerre de 1870 va les mettre en crise - et leur donner l'idée de la glace, en attendant que ça aille mieux. (Laurent Crausaz, Stephan Misteli, Marceau Misteli)
Une fois la pièce écrite, elle a passé entre les mains de la troupe du Clédar, que je ne saurais trop vous encourager à venir connaître (elle vaut le voyage à elle toute seule), ou du moins à rencontrer sur internet si vraiment vous êtes trop loin. La troupe l'a confiée à Michel Toman, metteur en scène, à Jean-Luc Taillefer, scénographe, et à leurs complices, qui en ont fait un spectacle magnifique, qui me touche particulièrement - je n'aurais pas osé rêver que mon texte puisse aboutir à quelque chose d'aussi beau! Pour cela, ils ont travaillé avec une vingtaine de comédiens, sans parler des centaines de personnes qui se sont mobilisées, souvent bénévolement, pour un spectacle qu'ils ont voulu grandiose — pari réussi!
Michel Toman: le metteur en scène vibre avec sa troupe...
...et Jean-Luc Taillefer, le scénographe, pendant une répétition (Photo Anne Cuneo)
Vous me direz que je vends mes salades - eh oui, d'un côté c'est vrai. Cependant, ce ne sont pas tant mes salades que je tiens à vendre (elles n'en ont pas besoin — les représentations se vendent comme des petits pains, et si vous voulez venir allez vite réserver votre place pendant qu'il y en a encore). En fait, ce que je vends, c'est surtout le spectacle de ce que peut faire la solidarité, l'amitié, l'enthousiasme d'un groupe sans lequel, franchement, ma salade se résumerait à quelques feuilles sans goût.
Les Cantastorie, ou clowns narrateurs (Jacques-Henri Dépraz et Mireille Dépraz)
Le garde-champêtre - avant la radio, c'est lui qui donnait les nouvelles (Gabriel Champrenaud)
Cinq mille habitants et plus de douze mille Bourbakis: qu'est-ce qu'on leur donne à manger? Où les met-on à l'abri? Autorités et population discutent (Georges-Henri Dépraz, Claude Crausaz, Dominique Guillaume-Gentil, Christian Vullioud)
Le député Reymond fait des théories, Baptiste Dassetto le transporteur de glace pose des questions d'intendance (Christian Vullioud et Jean-Marc Cloux)...
...pendant que les femmes discutent des problèmes pratiques (Dominique Misteli, Brigitte Baudat)
Alors, il vient ce train? (Dominique Guillaume-Gentil, Jocelyne Berktold, Ilan Vallotton, Stephan Misteli, Nicole Pellaz, Nolan Misteli, Georges-Henri Dépraz, Jean-Marc Cloux)
Un travail à quatre mains
Comme cela se passe à peu de kilomètres de chez lui, François est venu photographier le spectacle, et, à l'exception du portrait de Jean-Luc Taillefer, les illustrations de cet article, prises pendant le spectacle, sont de lui. Je suis sûre que si vous lui posez la question, il vous dira comment et avec quoi il les a prises (on n'a pas vu l'ombre d'un flash).
C'est la ronde des glaçons, Ils sont purs, ils sont bons. Arrivés en plaine de nos monts, Ils rafraîchiront vos boissons (toute la troupe)
Pour ceux que cela intéresse, le texte de la pièce est en vente ici.
, le 18.08.2009 à 07:59
Ca donne envie mais c’est malheureuseement un peu loin de chez moi ;)
, le 18.08.2009 à 08:07
Article passionnant. Dommage que j’habite si loin. Un grand merci !
, le 18.08.2009 à 08:42
Très belle histoire. Et les photos sont splendides (un nouveau petit compact qui ferait des merveilles et non encore testé sur Cuk !!!???)
, le 18.08.2009 à 09:05
Très beau projet, Anne! Merci!
François, les photos sont magnifiques!
On raconte que lors de l’année d’abondance, la glace était tellement épaisse qu’il fallait deux scieurs: un dessus, l’autre dessous!
Milsabor!
, le 18.08.2009 à 09:22
Ça a l’air magnifique cette pièce ! Malheureusement, je suis sur scène moi aussi en ce moment (enfin, répétitions pour l’instant, première le 30 août…) alors il me sera impossible d’aller voir la pièce :-( Dommage car le Brassus n’est pas trop loin de chez moi !
, le 18.08.2009 à 10:00
Très bel article également dans Le Temps de lundi
J’espère pouvoir y aller et merci Anne.
, le 18.08.2009 à 10:49
L’exploration des courants de l’histoire est une chose fascinante. Merci, Anne!
, le 18.08.2009 à 13:46
on se réjoui, ça a l’air super, on a vu-lu le “trailer” hier soir … et de suite on a réservé pour mercredi 2 sept. j’espère qu’on va se croiser ? A tout bientôt
, le 18.08.2009 à 13:49
Bourbaki ? Après avoir revérifié dans google, Bourbaki (Nicolas) est bien un groupe de mathématiciens des années 30 ayant choisi comme pseudonyme ce nom là… L’armée à Bourbaki étant alors synonyme de ce groupe et par extension de potaches farceurs de prépas…
Je ne connaissais pas l’épisode guerrier de 1870.
, le 18.08.2009 à 14:22
@ Alec6, tu as mal vérifié, il s’agit d’un autre Bourbaki, Charles Denis, que tu trouveras ici
, le 18.08.2009 à 14:56
Oui, désolé Anne, j’ai lu le lien que tu donnais dans ton papier, vers le dictionnaire historique suisse trilingue, après avoir fait ma remarque pompeuse…
, le 18.08.2009 à 16:58
Pour les fans, voir le Panorama Bourbaki à Lucerne. Dégustation d’absinthe pour les plus acharnés !
C’est toujours très intéressant que de voir se monter une pièce de théâtre. C’est même fascinant. Du théâtre lui-même et son décor aux acteurs et leur mise en scène en passant par les costumes, il y a quelque chose de vraiment grand, dans le théâtre, que l’on ne perçoit pas du tout lors du tournage d’un film. Le théâtre est tellement humain !