Une en­quête de Marie Ma­chia­velli, Hôtel des coeurs bri­sés (8)

 

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Cha­pitres pré­cé­dents:

 

Les cha­pitres pré­cé­dents d’un roman à sus­pense sont trop dif­fi­ciles à ré­su­mer. Nous y ren­voyons le lec­teur: le feuille­ton pa­raît le di­manche et peut être consulté en ligne.


 

 

 

VIII

 

 

La jour­née qui al­lait finir par être une des pires de ma vie a com­mencé plai­sam­ment. Van Holt et moi nous sommes re­trou­vés au pe­tit-dé­jeu­ner à une heure in­dû­ment ma­ti­nale, et pour­tant, à peine avions-nous avalé trois gor­gées de café que nous ba­var­dions déjà comme s’il était midi. C’est tou­jours dif­fi­cile pour quel­qu’un de latin comme moi d’ad­mettre que les gens du Nord ont be­soin de temps pour dé­ge­ler.

Nous avons pris le train, nous sommes ins­tal­lés dans un com­par­ti­ment de pre­mière où nous sommes res­tés seuls jus­qu’à Milan, nous avons changé de train sans ces­ser de dis­cu­ter. Dans le wagon suisse, nous nous sommes mis du côté où il n’y a que deux sièges. La dis­cus­sion a re­pris. Nous avons cer­tai­ne­ment re­parlé de drogue, mais pas trop, si mes sou­ve­nirs sont bons, ce dont je doute, en fait. Ré­tros­pec­ti­ve­ment, il me semble que ma mé­moire de ce jour-là est floue. Mais je sais que nous avons échangé des im­pres­sions de lec­ture, que nous nous sommes ra­conté nos films pré­fé­rés.

Le train lon­geait déjà le Léman lorsque j’ai pensé à ap­pe­ler So­phie:

«Je serai à l’agence d’ici une heure. Nous ve­nons de pas­ser Aigle.»

«Par­fait, je vous at­tends.»

En­core une fois, son ton m’a paru bi­zarre. Elle a tou­jours la voix dé­ta­chée de la se­cré­taire sty­lée, mais là c’était sur­fait.

«Quelque chose ne va pas?»

«Non, tout va bien.» L’autre ligne s’est mise à son­ner. «Ex­cu­sez-moi, je ré­ponds.»

«Bon. À tout à l’heure.»

Je suis res­tée per­sua­dée qu’elle était contra­riée, mais les rai­sons de son mé­con­ten­te­ment at­ten­draient en­core une heure.

À la gare, Van Holt et moi nous sommes serré la main, cha­leu­reu­se­ment cette fois, on n’était plus loin de la bise entre amis, et j’ai pris la fi­celle – le métro, ap­pelle-t-on ça, pom­peu­se­ment à ce qu’il m’a tou­jours sem­blé. La fraî­che­ment nom­mée place de l’Eu­rope, sous le Grand-Pont et à la sor­tie du pseudo-mé­tro, est ac­tuel­le­ment sens des­sus des­sous: on creuse pour pro­lon­ger ce que je conti­nue à ap­pe­ler «la fi­celle», en sou­ve­nir du temps où les wa­gons étaient à cré­maillère, jus­qu’aux hau­teurs de la ville: lorsque ce sera fait, le métro sera enfin vrai­ment digne de son nom.

J’ai longé la rue Cen­trale, et me suis bien­tôt re­trou­vée au Rô­tillon. Il était trois heures. J’ai grimpé les étages quatre à quatre, et j’ai poussé la porte. La pre­mière chose que j’ai vue, c’est Rico assis dans mon bu­reau, droit comme un pi­quet dans le fau­teuil des clients, comme un étran­ger. So­phie était à sa place, le vi­sage fermé, elle ré­pon­dait au té­lé­phone.

Je me suis pré­ci­pi­tée.

«Rico ! Enfin… Mais où étais-tu?»

J’ai voulu l’em­bras­ser, et, en temps nor­mal, il se­rait venu à ma ren­contre bras ou­verts. Là il est resté assis, les yeux dans le vague. Je me suis ar­rê­tée net.

«Qu’est-ce qui se passe?»

J’ai fait le tour de mon bu­reau et me suis as­sise sur ma chaise pour le voir en face. Je n’avais ja­mais vu Rico, l’im­pul­sif au vol­ca­nique tem­pé­ra­ment tsi­gane, être fuyant – en tout cas pas avec moi.

Il s’est raclé la gorge.

«Marie, il faut que je te dise…» Il a fait une pause pen­dant la­quelle j’ai eu la sen­sa­tion que mon cœur pe­sait sou­dain une tonne et qu’il était trop gros pour ma poi­trine. Un jules qui com­mence par un tel pré­am­bule ne peut avoir qu’une chose à vous dire. Il a tout de même réussi à me sur­prendre.

«Je me suis marié.»

«Tu t’es… Quoi?» J’avais for­cé­ment mal en­tendu.

«Marié», a ré­pété Rico.

«Tu t’es marié? Et avec qui?»

«Tu ne connais pas.»

Nous nous sommes re­gar­dés en si­lence pen­dant trois bonnes se­condes. J’avais perdu l’usage de la pa­role. Et c’est lui qui a re­pris.

«Au dé­part, c’était juste une aven­ture, c’est ar­rivé par ha­sard. Et puis elle s’est re­trou­vée en­ceinte, et je ne peux pas…»

La pa­role m’est re­ve­nue d’un coup.

«En­ceinte? Mais qu’est-ce que tu ra­contes? Tu es sté­rile, tu le sais; plu­sieurs mé­de­cins te l’ont dit. Dis plu­tôt que tu es tombé sur une nana qui veut te col­ler le re­je­ton d’un autre.»

Il est re­de­venu lui-même, brû­lant d’in­di­gna­tion.

«Ab­so­lu­ment pas. C’est une fille très bien, qui ne ment pas. Les mé­de­cins se sont trom­pés sur mon compte.»

Il a conti­nué sur ce ton-là en­core deux mi­nutes au moins, par­lant de mi­racle, de don du ciel de la der­nière heure, et je n’ai plus es­sayé de l’in­ter­rompre. Lorsque Rico se met à vous noyer de pa­roles avec ce feu-là, ce n’est pas la peine, il n’écoute pas. Mais moi non plus, je n’écou­tais plus vrai­ment. Je sen­tais mon­ter en moi une rage de celles qui me font même peur à moi-même, parce que je perds le contrôle, et la der­nière fois que cela m’était ar­rivé, j’avais cassé tout ce qui m’était tombé sous la main.

J’ai res­piré pro­fon­dé­ment pour ten­ter de me re­prendre, et lorsque fi­na­le­ment il s’est ar­rêté, sur un ri­sible: «Tu peux com­prendre ça, Marie», j’ai posé les deux mains à plat sur ma table (sur­tout gar­der le contrôle), me suis sou­le­vée de ma chaise.

«De­hors ! Sors im­mé­dia­te­ment et ne t’avise pas de re­pa­raître de­vant moi. Je ne com­prends pas ça et je suis fière de pou­voir dire que je ne com­pren­drai ja­mais.»

Je pen­sais à l’at­ti­rance que j’éprou­vais pour Van Holt, et à la­quelle il al­lait de soi que je n’avais même pas eu idée de céder, je n’au­rais ja­mais fait ça à Rico. Ja­mais je n’au­rais donné le moindre en­cou­ra­ge­ment à qui que ce soit si je n’avais d’abord eu de rai­son sé­rieuse pour rompre avec Rico, en termes ex­pli­cites. Je n’au­rais ja­mais agi comme il était en train de le faire, et jus­qu’à dix mi­nutes au­pa­ra­vant j’au­rais juré que lui non plus.

Il n’avait pas bougé de son fau­teuil.

«Tu es sourd? De­hors, j’ai dit. Ra­masse tes af­faires et fous le camp, je ne veux plus te voir.»

Il s’est levé et a es­quissé un geste. J’ai fait un pas en ar­rière, j’avais l’im­pres­sion que la main qui avan­çait vers moi était une tête de vi­père.

«Marie…», a-t-il en­core tenté.

«De-hors !»

On a en­tendu la chaise de So­phie se mou­voir bruyam­ment. Rico a dû com­prendre, il est sorti, et j’ai en­tendu ses pas s’éva­nouir dans l’es­ca­lier, puis la porte co­chère se fer­mer. Il ne s’était pas ar­rêté à son bu­reau.

Je suis res­tée là, im­mo­bile. J’avais peur de la dou­leur que je res­sen­ti­rais si j’es­quis­sais le moindre mou­ve­ment. Je ne sais pas com­bien de temps s’est écoulé. So­phie est en­trée sans bruit et est res­tée dans l’en­ca­dre­ment de la porte, sans rien dire. Elle me re­gar­dait, et je ne lui avais ja­mais vu ces yeux-là. Tendres. Ç’a été ma der­nière pen­sée claire. Après ça, le black-out.

Je ne me suis pas éva­nouie, je me suis mise à souf­frir. Mais la souf­france m’a fait perdre la tête. Je n’ai qu’une faible conscience de So­phie me cou­chant sur le divan, me pas­sant des linges hu­mides sur le vi­sage. Les san­glots avaient surgi je ne sais d’où, et main­te­nant ils ne vou­laient plus s’ar­rê­ter, je ne les maî­tri­sais pas, et j’avais beau ten­ter de par­ler à So­phie, c’était im­pos­sible.

J’ai un vague sou­ve­nir de la son­nette, puis du vi­sage ren­fro­gné de Wal­ser, de la voix de So­phie:

«Vous ne voyez pas qu’elle a eu un ma­laise. Sor­tez, ici vous n’êtes pas chez vous !»

«J’ai payé, j’ai droit…»

«Rien ne vous donne le droit de vous conduire en ma­lo­tru. Et si ce n’est que ça, je vous rends votre ar­gent ce soir, vous pou­vez aller vous faire voir ailleurs. Main­te­nant, sor­tez d’ici, s’il vous plaît, avant que je ne fasse un mal­heur.»

Elle l’a poussé vers la porte, qu’elle a tenue grande ou­verte pour lui. Il est sorti, im­pres­sionné sans doute par cet éclat in­at­tendu de la part de l’im­pas­sible So­phie.

Le temps qu’elle re­vienne au­près de moi, j’avais quelque peu re­pris mes es­prits. J’ai enfin réussi à ar­ti­cu­ler:

«Si c’est ainsi qu’on traite nos clients, rien d’éton­nant qu’on en ait moins, ces temps-ci.»

Sa co­lère re­tom­bée d’un coup, elle s’est mise à rire, et j’ai réussi à rire avec elle à tra­vers les larmes. Je me suis re­dres­sée et me suis as­sise. So­phie m’a tendu un verre, dans le­quel j’ai trempé les lèvres. C’était du whisky.

Elle s’est as­sise dans le fau­teuil en face de mon divan, et nous nous sommes re­gar­dées en si­lence pen­dant plu­sieurs mi­nutes. Que dire?

«Vous vous étiez dou­tée, So­phie…?»

Elle s’est servi un whisky avant de ré­pondre. Dé­ci­dé­ment, on était dans l’ex­cep­tion­nel.

«Ven­dredi der­nier, mon agra­feuse s’est cas­sée. Je suis des­cen­due chez M. Ke­pler cher­cher la sienne. Son bu­reau était ce qu’il y a de plus ha­bi­tuel. Des pa­piers par­tout. Lundi, je suis re­des­cen­due la re­mettre en place, et le bu­reau était vide. Il n’y avait plus que les meubles, mais tous les pa­piers, tous les bou­quins, tous les ap­pa­reils avaient dis­paru. Il avait dé­mé­nagé pen­dant le week-end. J’ai pensé que lorsque nous nous sommes té­lé­phoné vous me di­riez quelque chose, mais vous n’en avez pas parlé, je n’ai rien dit non plus: sa ser­rure n’avait pas été for­cée, sa porte pas dé­mo­lie, il ne pou­vait avoir dé­mé­nagé que lui-même. J’ai té­lé­phoné à ses di­vers jour­naux, et par­tout on m’a dit qu’il ne tra­vaillait pas pour eux, cette se­maine. Pour finir, une té­lé­pho­niste a lâché: “ Mais il a dé­mé­nagé ré­cem­ment. ” Elle m’a donné la nou­velle adresse et j’y suis allée hier soir. Il m’a ra­conté la même his­toire qu’à vous, et je dois dire que j’ai eu envie de le tuer. Je l’ai averti que s’il n’était pas là pour vous par­ler lui-même à la mi­nute où vous ren­tre­riez, je m’ar­ran­ge­rais pour lui cas­ser la fi­gure.»

Cela m’a fait sou­rire, et elle a souri aussi, consciente du fait qu’elle au­rait pro­ba­ble­ment eu de la peine à mettre sa me­nace à exé­cu­tion.

«Je ne suis pas une vio­lente, mais il y a des li­mites», a-t-elle ajouté, sur un ton railleur. Puis elle est re­de­ve­nue sé­rieuse: «Après l’avoir me­nacé, je me suis per­mis d’uti­li­ser la clef de se­cours de votre ap­par­te­ment, et je suis allée voir chez vous. Il a tout en­levé aussi.»

«Vous vou­lez dire que…»

«Il a pris ses af­faires et a laissé les meubles. D’après les traces sur les murs, il a dû prendre quelques ta­bleaux et, si j’en crois les vides dans la bi­blio­thèque, quelques livres.»

«Mon Dieu, il va fal­loir que j’af­fronte…»

«Il n’en est pas ques­tion. Les Girot mettent à votre dis­po­si­tion une rou­lotte jus­qu’à ce que vous ayez trouvé un autre ap­par­te­ment. Ils sont à Morges en ce mo­ment, ce n’est pas trop loin.»

«Mais…»

Elle a pour­suivi comme si je n’avais rien dit.

«Je me suis per­mis de dé­mé­na­ger quelques-unes de vos af­faires. Vous aurez de quoi vous ha­biller, de quoi lire, et tout ce qu’il faut pour cui­si­ner si vous en avez envie.»

Je me sen­tais comme in­firme, in­ca­pable de me se­couer, de prendre la moindre dé­ci­sion, j’écou­tais So­phie comme un en­fant qui ac­quiesce à tout ce que lui dit sa maman. Et en même temps l’idée de ne pas me re­trou­ver ave­nue de Ru­mine seule me sou­la­geait, me ren­dait même un peu de mes res­sources.

Le té­lé­phone a sonné, elle est allée ré­pondre.

«En­quêtes Ma­chia­velli?… Ah, mon­sieur Bar­raud… Oui. Oui, je com­prends, je vais voir si elle est là.»

Je m’étais levée et m’étais rap­pro­chée de mon com­biné.

«Pas­sez-le-moi, So­phie… Salut, Mar­cel.»

«Salut, Marie, je viens aux nou­velles.»

La voix de Mar­cel a eu un effet pour ainsi dire ma­gique. Ma per­son­na­lité s’est dé­dou­blée. C’est l’en­quê­teuse qui lui a ré­pondu.

«Je viens de pas­ser deux jours pas­sion­nants avec un mé­de­cin qui est pour ainsi dire un spé­cia­liste du do­page. On a fait une vé­ri­fi­ca­tion sur le ter­rain. Ce n’est pas que j’en aie eu un be­soin pres­sant mais, lui, il avait be­soin de quel­qu’un comme moi, et on a fait un deal. Je l’aide et il m’aide. Je te ra­con­te­rai.»

«Qui c’est, ce mé­de­cin?»

«Le Dr Van Holt. Jan Van Holt.»

«Eh bien, dis donc ! Tu n’y vas pas de main morte.»

«Pour­quoi?»

«Il fai­sait les contrôles in­opi­nés aux Pays-Bas, il y a une di­zaine d’an­nées. Quand il ar­ri­vait, tout le monde trem­blait dans ses bottes. Il est im­pi­toyable, et pas moyen de fi­nas­ser, avec lui. C’est vrai­ment un mé­de­cin, pas une de ces gi­rouettes comme il y en a.»

«Im­pi­toyable? Il a bien parlé de contrôles, mais il ne m’a pas dit qu’il était im­pi­toyable.»

«Ils se sont ar­ran­gés pour s’en dé­bar­ras­ser il y a des an­nées, et j’ima­gine qu’il n’y pense plus, il a passé à autre chose.»

«Il se spé­cia­lise. Mais, à mon avis, ils vont bien­tôt se le re­trou­ver sur le pa­le­tot, à voir sa spé­cia­li­sa­tion.»

«Et il t’aide?»

«Di­sons que, en ma­tière de do­page, je suis en train de faire mes classes. Dans deux jours, si tout va bien, je ren­contre un ex-cou­reur qui s’est dopé à fond pen­dant plu­sieurs an­nées. Il a quitté tout ça, et il a ra­conté. Ré­sul­tat, tout le monde lui en veut. Et d’ailleurs, il ne peut qu’avoir tout in­venté, puisque le do­page n’existe pas.»

«Je sais. À pro­pos, j’avais une pro­po­si­tion à te faire, si tu as le temps.»

«Dis tou­jours.»

«Le Tour de Suisse, ça te di­rait?»

«À moi? Je n’y com­prends rien.»

«Jus­te­ment. Pour com­prendre.»

«Et qu’est-ce que je fe­rais, au Tour de Suisse?»

«Tu vien­drais avec moi et Max Schaer, un re­por­ter radio, et tu sui­vrais les étapes avec nous. On n’est que deux dans sa ba­gnole, il reste une place. C’est Max qui a eu l’idée, quand je lui ai parlé de toi: il pense qu’un œil neuf et in­qui­si­teur pour­rait voir des choses que nous qui sommes ha­bi­tués ne re­mar­quons plus.»

J’ai ré­flé­chi un ins­tant.

«C’est quand, ce Tour?»

«Mi-juin. Ça dure dix jours.»

«Je vais y ré­flé­chir.»

Nous avons rac­cro­ché et je suis re­tom­bée dans ma mar­mite bouillante – ou de­vrais-je dire sur ma ban­quise? En peu de mots, j’ai re­com­mencé à sai­gner men­ta­le­ment.

Je ne suis pas une im­bé­cile. Je sais bien que même pour une sé­pa­ra­tion comme celle-là, qui pa­rais­sait ab­so­lu­ment uni­la­té­rale, il faut néan­moins être deux. Et je me suis mise à me de­man­der ce que j’avais pu faire… J’avais dû com­mettre une er­reur géante, pour pous­ser Rico dans les bras d’une autre. En tout cas, j’avais sous-es­timé son envie d’avoir un en­fant, puisque la simple idée d’être père pou­vait faire perdre le nord à un type comme lui, un jour­na­liste cri­tique, tou­jours prêt à mettre en doute tout ce qu’on lui ra­con­tait.

Je me sou­ve­nais aussi de la crainte que j’avais res­sen­tie, quelques jours au­pa­ra­vant lorsque Van Holt m’avait em­me­née au Café Ro­mand au lieu de venir au Carl­ton. J’avais sou­dain eu l’im­pres­sion, fu­gi­tive et aus­si­tôt re­fou­lée, de vivre sur des rails, dans un train-train. Peut-être avais-je trop tablé sur Rico. La confiance illi­mi­tée que j’avais en lui lui a peut-être pesé. Une confiance aveugle, trop aveugle.

«Ça va, ma­dame Ma­chia­velli?»

Je me suis rendu compte que So­phie me par­lait, pro­ba­ble­ment de­puis quelques mi­nutes.

«Euh… Qu’est-ce que vous pen­sez? Que ça pour­rait ne pas aller? C’est le nir­vana, bien sûr.»

«Vous allez tout de même mieux. Me Clair va pas­ser vous prendre.»

«Ah bon? En quel hon­neur? Il est au cou­rant?»

«Pas par moi. Il a vu M. Ke­pler, de loin, avec une blonde, et il m’a ques­tion­née. Je lui ai parlé des ti­roirs vides, et il a com­pris tout de suite. Avant moi, je dois l’avouer. Lorsque j’ai vu que M. Ke­pler avait aussi pris ses af­faires dans votre ap­par­te­ment, j’ai ap­pelé Me Clair, et c’est lui qui a or­ga­nisé la rou­lotte pour vous.»

«Qu’est-ce que vous pen­sez de l’in­vi­ta­tion de Mar­cel?», ai-je de­mandé, juste pour dire quelque chose.

«Si vous ne devez pas faire un grand audit juste à ce mo­ment-là, je trouve que vous de­vriez y aller. Même si je doute que vous puis­siez ap­pro­cher les gens qui vous in­té­ressent. Ils sont sans doute bien gar­dés.»

«On a le temps d’y ré­flé­chir. Entre-temps, ma per­son­na­lité ro­man­tique pour­rait prendre le des­sus, et, de cha­grin, je pour­rais perdre la rai­son.»

«Moi, je crois que votre per­son­na­lité ma­chia­vel­lienne va l’em­por­ter, que vous allez plon­ger dans la réa­lité et être plus ef­fi­cace que ja­mais. De cha­grin, Ma­chia­vel a écrit Le Prince. Le sien était un cha­grin po­li­tique, mais pour un pas­sionné, lorsque la po­li­tique le tra­hit, c’est aussi un cha­grin d’amour. Et vous, vous allez mettre à nu une tri­che­rie.»

C’était dit sur un ton si théâ­tral que cela m’a donné le fou rire, So­phie s’est mise à rire à son tour, et c’est ainsi que nous a trou­vées Pierre-Fran­çois, pleu­rant de rire, tor­dues sur nos sièges, et in­ca­pables d’ar­rê­ter. En trente se­condes il riait avec nous, et je crois que, de toute ma vie, aucun éclat de rire n’a été aussi li­bé­ra­teur que ce­lui-là.

Lorsque nous avons réussi à nous cal­mer, je me suis lais­sée aller sur le divan.

«Je n’épi­logue pas sur ce qui s’est passé», ai-je dit.

«En effet. Que dire, sinon que ce type est à la fois un im­bé­cile et un fu­mier? J’irai voir chez toi s’il a em­porté quelque chose qui ne lui ap­par­tient pas, et je le lui ferai cra­cher jus­qu’au der­nier clou. Viens, Lucie et Jacky t’at­tendent, ils t’ont pré­paré une rou­lotte aux pe­tits oi­gnons. Je suis allé l’ins­pec­ter moi-même, tu ver­ras.»

Il m’a pris le bras, a ra­massé mon fourre-tout de sa main libre, et m’a en­traî­née dans les es­ca­liers.

«À de­main, So­phie.»

«À de­main, ma­dame Ma­chia­velli.»

La rou­lotte dont avait parlé Pierre-Fran­çois et où j’al­lais ha­bi­ter était un grand cam­ping-car comme on en voit ré­gu­liè­re­ment sur les routes pour des fa­milles de quatre ou cinq per­sonnes. Mes af­faires y étaient ran­gées, et si le des­sein de So­phie, de Pierre-Fran­çois et des Girot était que je me sente chez moi, c’était réussi. Les Girot avaient dû se ser­rer pour faire de la place à mon vé­hi­cule sur le ter­rain mais, lorsque j’ai es­sayé de dire que ce n’était peut-être pas né­ces­saire, Lucie a eu un geste éner­gique:

«Marie, jus­qu’à ce que tes pro­blèmes soient ré­so­lus, tu es ici chez toi, tu fais par­tie de la fa­mille, tout le monde t’aime bien. Si tu n’as pas envie de faire la cui­sine, tu peux tou­jours venir man­ger chez nous. Et si tu as le ca­fard, même au mi­lieu de la nuit, tu es priée de venir frap­per. Que dis-je, priée. Je t’or­donne de venir frap­per.»

Du coup, j’ai re­com­mencé à san­glo­ter. Lucie m’a en­touré les épaules en me mur­mu­rant des mots de conso­la­tion que je ne com­pre­nais pas, pen­dant que Pierre-Fran­çois tam­bou­ri­nait sur la table en ré­pé­tant entre les dents, comme une li­ta­nie:

«Ah, le sa­laud ! Ah, le sa­laud ! Ah, le sa­laud !»

Mon té­lé­phone a sonné. Mau­dit té­lé­phone.

J’ai pensé que c’était So­phie et j’ai ré­pondu.

«Allô?»

C’était Van Holt.

«J’ai pu or­ga­ni­ser un ren­dez-vous avec un ­ex-cou­­­­­­reur cy­cliste qui est prêt à tout vous ra­con­ter. Est-ce que sa­medi ou di­manche vous irait? Les autres jours, il tra­vaille et n’a pas le temps.»

«Plu­tôt di­manche», ai-je dit d’une voix blanche.

«Quelque chose ne va pas, ma­dame Ma­chia­velli?»

«Di­sons que j’ai une contra­riété, Doc­teur. Mais à part ça, tout va très bien, comme dit la chan­son.»

«Je peux faire quelque chose pour vous?»

Me filer un som­ni­fère pour trois se­maines, ai-je eu envie de ré­pondre. Mais je me suis conten­tée d’un:

«Non, non. Je suis en­tou­rée. Il est où, votre cy­cliste?»

«À Am­ster­dam. Il est pos­sible de faire l’al­ler et le re­tour le même jour.»

Quit­ter Lau­sanne. Voir la si­tua­tion de loin.

«Je crois que j’irai à Am­ster­dam sa­medi. Ça me chan­gera les idées.»

«OK. Je viens avec vous sa­medi.»

«Ce n’est pas né­ces­saire.»

«Je sais. Vous me per­met­tez de faire un saut chez moi?»

J’ai réussi à sou­rire.

«Si vous me le de­man­dez aussi gen­ti­ment, je ne peux pas re­fu­ser. De­main matin à la pre­mière heure, je re­tiens un billet.»

«Je m’en oc­cupe. Au­tant voya­ger en­semble.»

«D’ac­cord. Mais lais­sez donc faire So­phie, elle nous trou­vera les places les plus chic au meilleur prix. C’est une pro, en la ma­tière. Je vous ap­pelle de­main matin.»

«D’ac­cord. Bonne nuit.»

«Bonne nuit.»

Le reste de la soi­rée est flou. À force de ti­sanes et de whisky, j’ai fini par dor­mir quelques heures sans pen­ser à rien, lour­de­ment. Heu­reu­se­ment, le lit était étroit. Cela m’a fait ou­blier que j’y étais seule, et que c’était un état au­quel je fe­rais mieux de m’ha­bi­tuer. Im­bé­cile que j’étais, ou pré­somp­tueuse peut-être, je ne m’étais ja­mais vue en femme aban­don­née.

 

(à suivre)

 

 

«Hôtel des coeurs bri­sés»

a été réa­lisé par Ber­nard Cam­piche Édi­teur, avec la col­la­bo­ra­tion de Hu­guette Pfan­der, Ma­rie-Claude Schoen­dorff, Da­niela Spring et Julie Weid­mann.  Cou­ver­ture: pho­to­gra­phie de Anne Cuneo 

Tous droits ré­ser­vés © Ber­nard Cam­piche Édi­teur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

 

 

2 com­men­taires
1)
Franck Pas­tor
, le 02.08.2009 à 08:05

On la sen­tait venir, cette rup­ture. Qu’elle aille à Am­ster­dam juste après, son en­tou­rage risque de croire qu’elle va se noyer dans des sub­stances dou­teuses pour ou­blier ! :-)

Sinon, ab­so­lu­ment rien à voir, mais je crois re­con­naître Jan Ull­rich en cou­ver­ture du bou­quin. Le même homme qui a ré­cem­ment pré­tendu que le pe­lo­ton du Tour de France ac­tuel est « propre »…

Van Holt : Holt vient peut-être de « de holte », en néer­lan­dais la ca­vité, le creux. On pour­rait donc tra­duire le nom de ce mé­de­cin en… Du­troux. J’es­père que ça ne pré­sage rien quant à la per­son­na­lité du las­car !

2)
Anne Cuneo
, le 02.08.2009 à 16:48

Fort, Frank, de re­con­naître Ull­rich… C’est pos­sible, je ne me sou­viens plus. Mon souci était de pho­to­gra­phier les cou­reurs de telle sorte qu’on ne voie pas toutes les pubs qu’ils portent sur eux. Je mi­traillais en es­sayant de réus­sir mon coup, et je n’ai pas fait at­ten­tion à qui. Mais Ull­rich était bien là.

PS Ceci est une pre­mière, j’ai écrit ce com­men­taire sur mon iPod Touch grâce à l’in­ter­face de Noé.