Le sou­rire de Lisa, une en­quête de Marie Ma­chia­velli (4)

 

 

Le Sou­rire de Lisa

Une en­quête de Marie Ma­chia­velli

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Cha­pitres pré­cé­dents:

 

Les cha­pitres pré­cé­dents d’un roman po­li­cier sont trop dif­fi­ciles à ré­su­mer. Nous y ren­voyons le lec­teur: le feuille­ton pa­raît le di­manche et peut être consulté en ligne.


IV

 

 

 

«On ne prend plus per­sonne tant qu’on n’a pas réglé tous les cas en sus­pens », ai-je dé­claré le len­de­main avec un aplomb que je ne res­sen­tais pas. Mais bon, j’es­pé­rais confu­sé­ment que, une fois sur la piste, l’as­su­rance se pas­se­rait de moi – c’est le plus sou­vent ce qui ar­rive. Et il me sem­blait que l’af­faire Bois­sel­lier pou­vait se ré­soudre vite (je veux dire par là que je dé­mon­tre­rais ra­pi­de­ment l’im­pos­si­bi­lité de re­trou­ver un as­sas­sin à vingt ans de dis­tance, si as­sas­sin il y avait).

 

So­phie a posé sa tasse et em­poi­gné son stylo.

« D’ac­cord. En at­ten­dant, puis­qu’il faut s’oc­cu­per de Bois­sel­lier, je vais cher­cher cet avo­cat. Che­val­ley, vous avez dit ? »

« Oui, Che­val­ley. Mon père tra­vaillait par­fois avec un Me Che­val­ley. C’est peut-être le même, ce qui avec un peu de chance au­rait l’avan­tage qu’il ne nous en vou­drait pas trop de mettre le nez dans ses af­faires. »

« Je de­man­de­rai. À pro­pos, j’ai ap­pelé Louis Du­chaut, le vi­gne­ron. »

« Ah oui, Épesses. Qu’est-ce qu’il dit ? »

« Qu’il se sou­vient par­fai­te­ment de l’af­faire. Il avait dix-sept ans et il était chef scout. Il a passé un après-midi avec Yves, au mo­ment où tout le monde le trai­tait d’as­sas­sin, et il est ab­so­lu­ment per­suadé que l’en­fant était in­no­cent. Il a juré à sa pa­trouille qu’il avait quitté Lisa bien vi­vante. Et M. Du­chaut dit qu’un scout qui jure, sur­tout lors­qu’il est en uni­forme, ne se par­jure pas. Pas à neuf ans, en tout cas. Et puis ce pauvre gar­çon était pa­raît-il mal­heu­reux comme les pierres. Il m’a dit qu’il y re­pense par­fois, de­puis. Et qu’il se dit chaque fois que les flics ont été trop cer­tains de la culpa­bi­lité de cet en­fant. Qu’ils n’ont pas assez cher­ché ailleurs. »

« C’est aussi ce que je me dis de­puis hier. Je vais poser la ques­tion à Léon. Dé­li­ca­te­ment. Avec lui on ne sait ja­mais. Si on le prend à re­brousse-poil il peut se fer­mer comme une huître. »

« Dès que j’au­rai un ins­tant, je ferai une re­cherche sur In­ter­net. Peut-être que, dans les ar­chives des jour­naux… »

« Ex­cel­lente idée. Moi, pen­dant ce temps, j’ap­pelle Du­chaut et en fin d’après-midi, quand j’en aurai marre des comptes de la phar­ma­cie, j’irai à Épesses. »

J’ai pris le té­lé­phone.

« Louis ? Salut, c’est Marie Ma­chia­velli. »

« Ah, salut Marie, j’étais sûr que tu al­lais m’ap­pe­ler. »

« Tu vois, je sa­vais que tu m’at­ten­dais, et j’ai voulu te faire plai­sir. Tu au­rais le temps de me mon­trer le Saut du Loup, en fin d’après-midi ? »

« Vo­lon­tiers. J’au­rais même le temps de t’in­vi­ter à dîner à la mai­son. Tu em­mènes Rico ? »

« S’il est d’ac­cord. Je ne l’ai pas en­core vu ré­veillé, ce matin. Il dor­mait lorsque je suis par­tie faire du jog­ging, et il n’était plus là lorsque je suis ren­trée me dou­cher. »

J’avais ren­con­tré Louis Du­chaut juste avant que sa banque ne fasse faillite, et j’avais eu la chance de sen­tir le roussi quelques jours avant tout le monde. Je lui avais conseillé de trans­fé­rer ses fonds et il n’avait pas dis­cuté, en dépit du fait que sa fa­mille était cliente de cette banque-là de­puis plus d’un siècle. Il a dû être un des der­niers à tirer son épingle du jeu. Deux ou trois jours plus tard, la banque ar­rê­tait les paye­ments. Quinze jours après, elle était en li­qui­da­tion. De­puis, j’ai droit au tapis rouge chaque fois que je passe du côté d’Épesses. Je suis assez fière de clients (ou ex-clients, dans le cas par­ti­cu­lier) de ce genre.

Mon père, qui avait – avec des nuances – fait le même mé­tier que moi pen­dant qua­rante ans, s’était créé tout un ré­seau de gens tou­jours prêts à l’ai­der parce qu’ils sa­vaient que lui aussi, était tou­jours prêt à les aider. Ceux qui vi­vaient en­core me don­naient vo­lon­tiers un coup de main à l’oc­ca­sion. Mais de­puis une di­zaine d’an­nées, j’avais pu créer mon propre ré­seau avec mes propres clients, et Louis avait été un des pre­miers. Grâce à ces gens-là, j’avais sou­vent ré­solu des énigmes qui se­raient, sans eux, res­tées in­dé­chif­frables.

En at­ten­dant la fin de la jour­née, j’ai re­pris la comp­ta­bi­lité de la Phar­ma­cie Mi­nard et le dos­sier de l’as­su­rance, pour af­fi­ner les com­pa­rai­sons. C’était évident : quel­qu’un s’était servi de cette phar­ma­cie pour s’ap­pro­vi­sion­ner en ÉPO. La phar­ma­cie n’était pas res­pon­sable, chaque vente était cou­verte par une or­don­nance, mais enfin, elle avait évité de poser des ques­tions, me sem­blait-il. Quand je pense au bruit que font de­puis des an­nées les scan­dales dans le monde du cy­clisme, ils au­raient tout de même pu se mé­fier.

Où au­rais-je pu me ren­sei­gner un peu mieux ? La ques­tion me trot­tait dans la tête pen­dant que je tra­vaillais, mais fi­na­le­ment l’idée m’est venue lorsque je n’y pen­sais plus : Mar­cel ! Ma ren­contre avec lui da­tait du temps où mon père, un grand fan de vélo, vi­vait en­core. Du coup, j’ai com­pris pour­quoi le nom du Dr Weiss me di­sait quelque chose.

Nous ha­bi­tions tous, en ce temps-là, le quar­tier du Tun­nel, à Lau­sanne, ainsi ap­pelé parce qu’un court tun­nel, construit au siècle der­nier, per­met de pas­ser sous une col­line (ap­pe­lée « La Barre ») qui cou­pait le lieu en deux. Le quar­tier est resté po­pu­laire jus­qu’à au­jour­d’hui, en dépit des ra­vages de l’ar­chi­tec­ture mo­derne. À l’époque où mon père s’est mis en mé­nage, sans un sou, c’était un lieu na­tu­rel pour un im­mi­gré. Notre fa­mille a bien fini, au bout d’une quin­zaine d’an­nées, par avoir assez d’ar­gent pour se per­mettre de dé­mé­na­ger dans un lieu plus huppé ; nous n’en avons rien fait ; mon père aussi bien que moi avons pré­féré conti­nuer à loger dans le quar­tier, où nous connais­sions tout le monde. Nous n’avons même pas changé d’ap­par­te­ment : jus­qu’à sa mort, mon père a conti­nué à oc­cu­per le trois-pièces cui­sine sans beau­coup de confort où il était entré plus de qua­rante ans au­pa­ra­vant, le jour où il avait épousé ma mère.

Mar­cel ha­bi­tait deux mai­sons plus loin. Il ve­nait sou­vent voir mon père. Le sien était mort alors qu’il était tout petit, et sa mère tra­vaillait dur. C’était un pas­sionné de vélo. À seize ans, il avait en­tamé un ap­pren­tis­sage dont j’ou­blie la na­ture exacte, et je l’avais un peu perdu de vue. Toutes ses heures libres, il les pas­sait à vélo.

On a com­mencé à par­ler de lui. Il rem­por­tait de pe­tites courses, puis est venu un cham­pion­nat ré­gio­nal, suivi d’un Tour de Ro­man­die où il était le co­équi­pier de quel­qu’un de très connu – Ro­min­ger peut-être. Il n’avait rien gagné, mais enfin c’était déjà ex­cep­tion­nel d’en être là avant d’avoir vingt ans, mon père me l’as­su­rait.

J’avoue que si j’adore faire du vélo, en tant que sport la bi­cy­clette ne m’in­té­resse pas, et que je n’au­rais ja­mais re­mar­qué les ex­ploits de Mar­cel sans mon père, qui sui­vait avec pas­sion, sai­son après sai­son, toutes les grandes com­pé­ti­tions : Tour de Suisse, Tour de France, Tour d’Ita­lie, Tour d’Es­pagne, et ainsi de suite.

Cette his­toire d’ÉPO m’a rap­pelé le jour où Mar­cel est venu frap­per à l’agence de mon père, qui était rue de la Mer­ce­rie. Il était tout pâle.

Mon père ve­nait de par­tir avec un client. Lorsque je lui ai an­noncé la chose, Mar­cel, qui entre-temps était de­venu un beau gars d’une ving­taine d’an­nées, m’a fixée d’un œil tra­gique en se mor­dillant la lèvre in­fé­rieure, le front barré d’un pli.

« Je peux t’être utile ? »

« Non, c’est ton père que je veux voir. »

« Dans ce cas-là, je te pro­pose de t’as­seoir et d’at­tendre. Prends un jour­nal. Ou alors va boire une li­mo­nade et re­viens dans une heure. »

C’est la so­lu­tion qu’il a choi­sie. Je suis re­tour­née dans le bu­reau et me suis re­plon­gée dans mon tra­vail.

Je n’ai ni vu mon père re­ve­nir, ni Mar­cel ar­ri­ver. En fait, ai-je ap­pris plus tard, Mar­cel était des­cendu jus­qu’au Grütli, le vieux bis­trot le plus sympa de la rue, un des rares qui sur­vivent d’une époque où la Palud four­millait de cafés plus ou moins mal famés d’où sor­taient des airs d’ac­cor­déon et des chan­sons peu res­pec­tables chan­tées par des voix éraillées, qui lui don­naient, le soir, un petit air de place Mont­martre (en né­ga­tif, bien sûr, la Palud étant dans un creux et non sur une col­line). Au Grütli, Mar­cel avait ren­con­tré mon père, qui s’y trou­vait avec son client. Il avait sa­ge­ment at­tendu que les deux autres se lèvent, puis il avait abordé papa.

Je l’avais pra­ti­que­ment ou­blié lorsque mon père m’a de­mandé de pas­ser dans son bu­reau.

Mar­cel était assis au bord d’une chaise, en­core plus pâle que tout à l’heure.

« Mais qu’est-ce qu’il y a, Mar­cel », ai-je dit, « tu es ma­lade ? Qu’est-ce qui t’ar­rive ? »

Mar­cel n’était pas en état de ré­pondre. C’est mon père qui a dit, d’une voix sombre :

« On le se­rait à moins. Il vient de me ra­con­ter une his­toire que je ne croi­rais pas n’était-ce que j’ai avec Mar­cel des rap­ports de confiance ab­so­lue. Mais je ne vois pas ce que je peux faire pour lui, je ne sais d’ailleurs pas si on peut l’ai­der. Avant de jeter l’éponge j’ai voulu ton avis. Vous êtes la nou­velle gé­né­ra­tion, vous voyez peut-être les choses au­tre­ment que moi. »

« Bon, alors. Qu’est-ce qui se passe ? »

« Mar­cel, ra­conte à Marie. Ça ne sert à rien que je rap­porte tes pro­pos alors que tu es assis là. »

Un si­lence, puis Mar­cel s’est lancé.

« Il y a une grande marque de sty­los qui crée une équipe pour la sai­son. Si ça marche, ce sera même pour plu­sieurs sai­sons. Ils ont em­bau­ché deux ou trois têtes de file et quelques jeunes es­poirs, comme ils disent, qui leur ser­vi­ront de co­équi­piers, mais qui au­ront aussi le droit de s’oc­cu­per d’une pos­sible car­rière per­son­nelle. »

« Et ils t’ont ap­pro­ché. »

« Oui. »

Le pauvre Mar­cel pei­nait vrai­ment à par­ler.

« Et alors ? Où est le drame ? »

« On a com­mencé à s’en­traî­ner. »

Un ins­tant, ses yeux ont lancé des éclairs.

« Je t’as­sure, Marie, il me sem­blait vivre un rêve. On a un en­traî­neur ab­so­lu­ment fa­bu­leux, un phy­sio comme je n’en ai ja­mais vu dans mon ex­pé­rience de petit ama­teur. Ils te mettent en condi­tion même lorsque t’es crevé. C’est gé­nial. »

Un si­lence. L’en­thou­siasme s’était déjà en­volé.

« On fai­sait des moyennes dont je ne me croyais pas ca­pable, il a même fallu qu’on me re­tienne, un mo­ment, tel­le­ment j’étais lancé. »

Pause. Dieu que c’était dur à sor­tir. J’ai posé une ques­tion stu­pide, his­toire de l’en­cou­ra­ger.

« Et là, il s’est passé quelque chose ? »

« Tu sais, lorsque tu fais du sport de haut ni­veau, on te re­com­mande de beau­coup boire, de faire des ré­gimes par­ti­cu­liers… »

« Et alors ? »

À l’époque, on ne par­lait guère de do­page dans le grand pu­blic, mais j’ai tout de même com­mencé à me dou­ter de la di­rec­tion vers la­quelle on s’ache­mi­nait.

« Je pre­nais des vi­ta­mines, des bois­sons forti­fian­tes. Et je connais une dié­té­ti­cienne, une amie de ma mère, qui m’a donné toutes sortes de trucs, genre ce qu’il faut man­ger juste avant un ef­fort, juste après, ce qu’il faut boire. Elle m’a donné des gra­nu­lés ho­méo­pa­thiques. Ça m’ai­dait. »

« Mais je sup­pose que ça n’a pas suffi. »

« Un jour, le mé­de­cin de l’équipe, un cer­tain Dr Weiss que je n’avais jusque-là vu qu’une fois, au mo­ment où ils m’ont en­gagé, m’a rendu vi­site, et il m’a dit que ce que je fai­sais était très bien, mais que ce n’était pas suf­fi­sant. “ Com­ment, pas suf­fi­sant ”, que je lui fais. “ Hier on m’a presque re­pro­ché que j’en fai­sais trop. ” “ Oui, jus­te­ment. On a vu que tu as des po­ten­tia­li­tés for­mi­dables, et on vou­drait te pous­ser en tête de pe­lo­ton. Mais il faut que tu te dé­ve­loppes, tu es trop léger. ” Là, je com­pre­nais plus rien. J’avais cru, moi, que moins je pe­sais, plus j’avais de chances. À part ça je mange comme quatre et je ne prends pas un gramme, c’est ma na­ture. Je le lui ai dit. Il a eu un sou­rire de Fran­ken­stein, t’au­rais dû le voir, c’est là que j’ai com­mencé à avoir peur. “ Oh, mais il ne s’agit pas de nour­ri­ture ”, qu’il me fait. “ Je vais te pres­crire quelques for­ti­fiants, tu les trou­ve­ras en phar­ma­cie. ” “ Je prends déjà des vi­ta­mines, je fais du ré­gime. ” “ Tout ça, ce sont des trucs d’ama­teur. Main­te­nant il s’agit de choses sé­rieuses. Si tu veux réus­sir, il faut me faire confiance. ” J’ai dit OK. Et il m’a donné une or­don­nance. »

Une pause de plus, un long sou­pir. Mais cette fois il était lancé.

« Tu sais, sui­vant com­ment cela se passe, tu en­tends par­ler de do­page dès le début. Quel­qu’un m’a ra­conté que, dans les an­nées soixante, lorsque les cou­reurs du Tour de France se do­paient, ils ap­pe­laient ça “ saler la soupe ”. Cette même per­sonne m’avait bien dit que tout le monde sa­lait sa soupe. Mais, bê­te­ment, je n’ai pas fait le rap­pro­che­ment. C’était juste une bonne his­toire. J’ai pensé que ça ne me concer­nait pas, que… Bref, pen­dant un temps, je n’ai pas voulu voir les choses en face, j’ai pris les “ for­ti­fiants ”. Quelque part je sa­vais sû­re­ment que ce n’était pas bien. » Sa voix a trem­blé. « Mais je n’ai pas voulu me l’avouer. »

« Et alors ? »

« Au début, ça s’est bien passé. Je fa­ti­guais moins – en­core moins – qu’avant. J’avais la sen­sa­tion de vivre sur un petit nuage, mes ré­sul­tats se sont en­core amé­lio­rés. »

Un si­lence. Pé­nible.

« L’en­traî­neur m’a or­donné d’ar­rê­ter une par­tie des for­ti­fiants. J’ai obéi, tu ne dis­cutes pas avec ton en­traî­neur. Il m’en a fait prendre d’autres. Pour finir, je ne sa­vais plus où j’en étais et, au lieu d’al­ler mieux, j’al­lais de mal en pis. Toute l’éner­gie que j’avais au­tre­fois du matin au soir, comme ça, sans que je doive rien faire de par­ti­cu­lier, avait dis­paru. Elle ne re­ve­nait que lorsque je pre­nais ces fa­meux for­ti­fiants, et il m’en fal­lait tou­jours plus. J’avais une forme du ton­nerre lorsque je rou­lais, mais après… J’avais des mo­ments de dé­prime hor­rible, et ça ne pas­sait qu’avec le for­ti­fiant sui­vant. J’en ai parlé à un co­pain, et il m’a dit que pour lui c’était pa­reil, sauf que, lui, il s’en fout, il veut des ré­sul­tats, qu’il dit. fi­na­le­ment j’ai pris une grande dé­ci­sion. »

Il s’est mou­ché plu­sieurs fois, à vide, juste pour se don­ner une conte­nance.

« J’ai fait une col­lec­tion d’em­bal­lages, de ma­nière à avoir un ta­bleau com­plet de ce que je pre­nais. Et hier, je suis allé voir le Dr Loew. »

Le Dr Loew soigne, d’aussi long­temps que je me sou­vienne, les bobos de la moi­tié du quar­tier. C’est un homme in­tègre et mi­nu­tieux.

« Et qu’est-ce qu’il dit ? »

« J’au­rais voulu que vous en­ten­diez la gueu­lante qu’il a pous­sée en aper­ce­vant mes em­bal­lages. Il n’a pas eu be­soin de lire les no­tices, lui. “ Qu’est-ce que tu fa­briques avec cette pa­no­plie ? Tu es de­venu car­diaque sans que je le sache ? ” Et il a pris une des boîtes. Après il a pris l’autre, et il a pour­suivi, d’une voix sar­cas­tique que j’te dis pas : “ Ou alors tu es ano­rexique et tu ne m’as rien dit ? ” Et il a conti­nué comme ça, j’avais cinq boîtes dif­fé­rentes. Pour finir il m’a fixé d’un œil qui m’a fait rou­gir, et il m’a dit : “ Bref, tu te dopes, et c’est comme ça que tu de­viens un cy­cliste connu. ” »

Sa voix a trem­blé. Il s’est ar­rêté.

« Et alors ? »

« Alors il m’a ex­pli­qué ce que tous ces pro­duits si­gni­fiaient. »

En­suite de quoi le pauvre Mar­cel était allé voir le mé­de­cin de son équipe – pas le meilleur des in­ter­lo­cu­teurs.

« Il m’a traité de poule mouillée. Il a dit que j’étais entré en cy­clisme comme on entre dans les ordres, qu’une équipe ce n’est pas un jar­din d’en­fants, qu’on doit des ré­sul­tats au spon­sor, et que ma mé­thode ne pré­sen­tait au­cune ga­ran­tie. Il m’a donné le choix. Ou je suis leur “ pro­gramme mé­di­cal ”, ou je peux aller me faire voir ailleurs. »

Mar­cel étant le gar­çon qu’il était, il était allé se faire voir ailleurs : de­puis, il était de­venu maître de sports. Mais grâce à lui, j’avais com­pris long­temps avant les grandes ré­vé­la­tions que les spor­tifs de pointe, cela se fa­brique. Voilà com­ment j’ai saisi que l’es­cro­que­rie soup­çon­née par l’as­su­rance qui m’em­ployait était peut-être liée à une af­faire de do­page.

J’ai pris le té­lé­phone et j’ai es­sayé d’ap­pe­ler Mar­cel pour qu’il me donne son avis. Une voix en­re­gis­trée m’a priée de lais­ser un mes­sage, ce qui m’a rap­pelé que les écoles étaient en va­cances d’au­tomne. Tant pis, il fau­drait se pas­ser de Mar­cel.

Dans mon rap­port, j’ai es­sayé de ré­su­mer le pro­blème de l’ÉPO aussi sim­ple­ment que pos­sible, je vou­lais me dé­bar­ras­ser de cette af­faire, j’en avais déjà bien assez en route. Et puis il fal­lait que je m’oc­cupe de Bois­sel­lier, sinon les Girot ne se­raient bien­tôt plus mes amis.

Vers quatre heures, lorsque j’ai enfin ter­miné, je suis des­cen­due d’un étage. Rico ta­pait comme un perdu sur le cla­vier de son or­di­na­teur. Il est pra­ti­que­ment im­pos­sible de le dé­ran­ger lors­qu’il tra­vaille. Il s’in­ter­rompt sans pro­blème : mais lors­qu’il est ab­sorbé, il n’en­tend rien. Il m’est déjà ar­rivé d’écrire un long mes­sage à quelques cen­ti­mètres de lui pen­dant qu’il tra­vaillait, sans qu’il re­marque ma pré­sence. Mais là, il m’a en­ten­due. Il s’est levé et m’a prise dans ses bras, dans une ac­co­lade dont il a le se­cret. Sa cha­leur vous re­monte le moral pour des jours.

« Salut, mon amour. Je dois finir mon ar­ticle. »

« Je ne compte pas te dé­ran­ger. Tu viens chez les Du­chaut à Épesses, tout à l’heure ? Moi j’y vais main­te­nant avant qu’il fasse nuit pour voir l’en­droit où la nana est morte, il y a vingt ans. »

« Vers sept heures et demie, ça va ? »

« Ça va. »

Le temps que j’ar­rive à la porte, il était déjà re­tourné à son or­di­na­teur. Je suis des­cen­due à la gare, j’ai pris le tor­tillard qui longe le lac et j’ai dé­bar­qué à Épesses.

La gare est en fait au pied du vil­lage et, pour y ar­ri­ver, il faut grim­per.

On dit qu’Épesses est un des vil­lages dont Charles Fer­di­nand Ramuz s’est ins­piré pour écrire vers 1925 un de mes ro­mans pré­fé­rés, « Pas­sage du Poète ». En grim­pant la col­line, c’est en tout cas tou­jours à lui que je pense. Il dé­crit les vignes, les deux lignes de che­min de fer qui prennent en te­naille la ré­gion de vi­gnobles si­tuée à l’est de Lau­sanne, le La­vaux. Sauf qu’évi­dem­ment ses trains à lui ont tou­jours un pa­nache de fumée. La ligne d’en haut, celle de Berne, est au­jour­d’hui dou­blée de l’au­to­route. Mais, en dépit des mai­sons sans doute quatre fois plus nom­breuses, de l’élec­tri­fi­ca­tion et des chan­ge­ments de toutes sortes, les pentes es­car­pées, les vignes, les mu­rets de pierre, les por­tillons en métal rouillé et la vue splen­dide sur le lac et les Alpes évoquent tou­jours la poé­sie de Bes­son le van­nier, le « poète » du roman de Ramuz. De plus, c’était un des mo­ments de l’an­née où les vignes grouillaient de monde : les ven­danges bat­taient leur plein.

J’avoue que je n’y avais pas pensé, j’étais trop bra­quée sur Yves Bois­sel­lier. Ce qui fait que j’ai eu tout le temps, en grim­pant, de me don­ner mau­vaise conscience. C’est même la pre­mière chose que je comp­tais dire à Louis, qui est un homme de mon âge, carré, la che­ve­lure poivre et sel et l’œil ma­li­cieux dans un vi­sage bu­riné par le grand air.

J’ai frappé au car­reau de la cui­sine, Nora, sa femme, est venue sur le pas de la porte.

« Ah, Marie, il m’a dit que tu al­lais ar­ri­ver. Tu vas bien ? »

« Très bien. Sauf que j’ai tout à coup des scru­pules… »

« Penses-tu ! Louis se fera un plai­sir, et puis il est ob­sédé par ses grappes, ces jours-ci, ça lui fera du bien de pen­ser à autre chose. Tu restes dîner ? »

« Si je peux… Rico va venir, il de­vait rendre un ar­ticle pour sept heures. »

« Louis est à la pe­tite vigne, je te la montre. Là. Il a le trac­teur, il t’amène au Saut du Loup avant qu’il ne fasse nuit. On dis­cu­tera après. »

Je suis mon­tée en­core un peu entre les plants. Par­tout des gens cueillaient, trans­por­taient. Louis dé­pla­çait des ca­geots en plas­tique. En guise de bon­jour, j’ai dit :

« J’ai tel­le­ment mau­vaise conscience que si tu me dis de re­par­tir je ne t’en vou­drais pas. »

Ça l’a fait rire.

« Mais qu’est-ce que tu ra­contes ? Je t’at­ten­dais. »

Il a re­pris son oc­cu­pa­tion pre­mière, un des hommes qui tra­vaillaient à proxi­mité et lui ont chargé le petit trac­teur, et il m’a fait as­seoir par-des­sus les ca­geots.

« Ce ne sera pas le fau­teuil de pre­mière classe, mais ce n’est pas loin. »

Pour ar­ri­ver au Saut du Loup, il fal­lait mon­ter en­core. J’ai re­gardé ma montre au mo­ment où nous avons dé­marré. Par-des­sus le bruit du mo­teur, j’ai de­mandé :

« Est-ce qu’on voit la mai­son où les Bois­sel­lier ha­bi­taient, à l’époque ? »

« Oui, c’est celle-là. »

C’était une vieille mai­son vi­gne­ronne en pierres de taille, elle était flan­quée d’une tou­relle. Elle sur­plom­bait le vil­lage et on de­vait avoir une vue for­mi­dable sur les rues et sur les vignes, sans par­ler du lac et des mon­tagnes.

Tout en haut, il y avait un bou­quet d’arbres, une pe­tite forêt qui ca­chait l’au­to­route, dont nous nous étions ap­pro­chés. Le che­min fai­sait un grand coude, et dis­pa­rais­sait dans les arbres. À l’en­droit pré­cis où ils com­men­çaient, il y avait un mur, qu’on ne voyait pas au pre­mier abord tant il était re­cou­vert de ver­dure. Nous l’avons longé, et nous sommes ar­ri­vés de­vant une grille en fer forgé. C’était l’en­trée du parc, au fond du­quel on dis­tin­guait la villa, fer­mée comme si vingt ans n’avaient pas passé. Louis a ar­rêté le mo­teur, m’a aidée à des­cendre. J’ai re­gardé ma montre. Dix mi­nutes en trac­teur, vingt à pied sans doute. Moins au pas de course et à la des­cente.

« Tu vas rire », a dit Louis, « mais tout est resté comme c’était. Le trou dans la haie re­pa­raît chaque année à la belle sai­son, il y a tou­jours quel­qu’un qui va dans le parc en douce. Les pro­prié­taires de la villa viennent de temps à autre, une des fa­milles d’Épesses est payée pour en­tre­te­nir. »

« Ça ap­par­tient à qui ? »

« La fille Mer­moud en a hé­rité, puis elle a épousé un Amé­ri­cain. Il est venu une fois en vi­site, au début, et puis on ne l’a plus revu. C’est moi qui m’oc­cupe de leurs vignes, de­puis quelques an­nées. Elle vient quinze jours par an, se re­plon­ger dans l’at­mo­sphère de son en­fance, et puis elle re­part. Au­tre­fois, elle ame­nait ses gosses, trois gar­çons. Main­te­nant ils ont grandi, et elle vient seule. Il ar­rive que l’un ou l’autre des fils vienne avec elle, et l’an der­nier l’aîné est venu seul et a fait les ven­danges avec nous. Très sympa. »

« Ils étaient déjà pro­prié­taires, au mo­ment du drame ? »

« Oui. Au­tre­fois, toute la fa­mille ha­bi­tait au vil­lage. Et puis les pa­rents Mer­moud ont hé­rité de cette mai­son, et ils ont dé­mé­nagé. Je te parle des an­nées soixante. Mais, en hiver, ils pré­fé­raient re­des­cendre. Puis vers 1970 les pa­rents sont morts à deux ou trois ans de dis­tance l’un de l’autre, la fille est par­tie pour l’Amé­rique, et ici c’est de­venu le châ­teau de la Belle au bois dor­mant. Ou la mai­son du crime, comme on vou­dra. »

« Et qu’est-ce que la fille Mer­moud a dit, de ce crime ? »

« Rien, que veux-tu qu’elle dise ? L’été où ça s’est passé est pra­ti­que­ment le seul où elle ne soit pas venue. »

Il a écarté quelques branches et m’a mon­tré le trou de la haie. J’étais en jeans, heu­reu­se­ment, je me suis glis­sée dans la fente et je suis en­trée, sui­vie de près par Louis. Le récit d’Yves Bois­sel­lier de­ve­nait concret.

« So­phie m’a dit que, pour toi, le gar­çon­net était in­no­cent ? » ai-je dit tout en ins­pec­tant les lieux.

« Crois-moi, Marie, ce n’est pas lui. J’ai été scout pen­dant toute mon en­fance, chef scout pen­dant toute mon ado­les­cence, et je me suis oc­cupé de cen­taines de ga­mins. Au­jour­d’hui en­core, je sais que mes gosses vont men­tir avant qu’ils n’ouvrent la bouche. Ce petit gars-là était sin­cère. On a fait une réunion un sa­medi après-midi, avec toute sa pa­trouille. Il nous a ra­conté par le menu ce qui s’était passé, et il a juré so­len­nel­le­ment, il a donné sa pa­role de scout. Il n’avait pas dix ans. À cet âge-là, ce genre de ser­ment, c’est sacré. Il ne pou­vait pas men­tir. »

« Mais il au­rait pu vou­loir ef­fa­cer un sou­ve­nir trop hor­rible. »

« J’ai en­tendu cette théo­rie. Dans le cas par­ti­cu­lier je n’y crois pas, parce que nous avons re­cueilli son récit peu après le drame, et il était en état de te ra­con­ter son après-midi à la se­conde près. Il était trau­ma­tisé, mais pas comme ça. La pa­trouille a même mi­nuté son par­cours, on a vé­ri­fié par le menu tout ce qu’il nous a ra­conté. Et je peux te dire que si tu poses la ques­tion à ceux qui sont en­core à Épesses au­jour­d’hui, ils te di­ront tous qu’ils sont ab­so­lu­ment cer­tains de l’in­no­cence d’Yves Bois­sel­lier. »

« Pauvre Yves, il est sûr que tout le monde le croit cou­pable. »

« Il se trompe. Les vieux, oui. La fa­mille Ti­bault, sans doute. Mais les gens comme moi, mais ses ex-co­pains, sont per­sua­dés de son in­no­cence. »

« Mais alors, qui ? »

« Je vais te dire, Marie. L’ins­pec­teur qui s’est oc­cupé de cette af­faire était un mon­sieur cor­pu­lent, tou­jours pressé, tou­jours en train de se la­men­ter qu’il avait beau­coup de bou­lot et qu’il fai­sait trop chaud. On a aussi vu le juge chargé de l’af­faire. J’ai tenté de lui par­ler, mais c’était un petit ar­ro­gant, pour qui nous men­tions tous pour cou­vrir un co­pain. »

« Tu parles du juge d’ins­truc­tion ou du juge des mi­neurs ? »

« Je n’ai pas fait la dis­tinc­tion, je n’en ai vu qu’un. Nous ne l’in­té­res­sions pas, il avait un cou­pable idéal sous la main, il ne s’est pas mis mar­tel en tête. Il a dé­cidé que c’était le gar­çon, qu’il avait tout ou­blié, et que, comme il était très jeune et d’une fa­mille res­pec­table, il se­rait ac­quitté et on n’en par­le­rait plus. Il a été suivi par le tri­bu­nal et l’af­faire a été ré­glée. »

« Et de­puis, Yves Bois­sel­lier fait des cau­che­mars à l’idée qu’il a as­sas­siné quel­qu’un sans s’en rendre compte. »

« Ouais, c’est moche. Mais pour­quoi est-ce que tout ça sort main­te­nant ? »

« Parce que, par un ha­sard qui n’en est pas vrai­ment un, Yves Bois­sel­lier est tombé amou­reux de Jac­que­line Ti­bault. »

« Quoi ? La pe­tite Jac­que­line ? Celle qui fait de la phy­sique à l’École po­ly­tech­nique ? »

« Celle-là. »

« Mais c’est sa cou­sine qui a été… »

« Je sais, Louis. C’est exac­te­ment pour cela qu’Yves a main­te­nant be­soin de la vé­rité. Il ne peut pas épou­ser Jac­que­line tant qu’il y a le moindre doute. »

Louis a lâché un « merde » so­nore. Dans le si­lence qui s’est en­suivi, on a en­tendu les voix des ven­dan­geurs, le ron­ron de l’au­to­route et la si­rène du ba­teau mon­tée du lac. Il fai­sait presque nuit, et une lueur dorée co­lo­rait les Alpes, le lac et les vignes. Les pre­mières lampes s’al­lu­maient sur les che­mins. L’ins­tant était ma­gique. Je me suis glis­sée par le trou de la haie, Louis a suivi.

« Mais alors, main­te­nant, on est obli­gés de trou­ver le vé­ri­table as­sas­sin », a-t-il fini par dire.

« Ça me fait plai­sir que tu aies enfin com­pris com­bien c’est sé­rieux, mon cher Louis. Et déses­péré, pro­ba­ble­ment. »

Sans ajou­ter un mot, il m’a ins­tal­lée sur les ca­geots, a grimpé sur le siège, et le mo­teur a troué le si­lence re­la­tif du coin. Le trac­teur a dé­marré.

 

 

«Le Sou­rire de Lisa» a été réa­lisé par Ber­nard Cam­piche Édi­teur, avec la col­la­bo­ra­tion de Marie Fin­ger, Ma­rie-Claude Schoen­dorff et Da­niela Spring. Cou­ver­ture: pho­to­gra­phie de Laurent Co­chet

Tous droits ré­ser­vés © Ber­nard Cam­piche Édi­teur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

 


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