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Le sou­rire de Lisa, une en­quête de Marie Ma­chia­velli (3)

Le Sou­rire de Lisa

Une en­quête de Marie Ma­chia­velli

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III

 

 

Le len­de­main matin, je suis allée tôt à Vidy faire mon jog­ging. Il fai­sait aussi beau que la veille, le so­leil n’était pas en­core levé, le lac était rose et le ciel doré, c’était l’am­biance idéale pour ré­flé­chir. Le soir pré­cé­dent en ar­ri­vant à la gare de Bâle, j’avais pro­fité des dix mi­nutes avant le dé­part du train pour ap­pe­ler Rico, qui était venu me cher­cher à Lau­sanne et m’avait em­me­née boire un pot avant de ren­trer.

Je lui avais ra­conté l’his­toire d’Yves.

«Je me sou­viens très bien de cette af­faire», a-t-il dit.

Je ne m’y at­ten­dais pas, mais au fond c’était nor­mal. Rico a cinq ou six ans de plus que moi et, il y a vingt ans, il était déjà jour­na­liste. Sans par­ler du fait qu’il a une mé­moire d’élé­phant.

«Tu avais pensé que le petit gar­çon était un as­sas­sin, à l’époque?»

«Non, pas moi. Si je me sou­viens bien, j’étais même per­suadé du contraire. Ça avait fait beau­coup de bruit. Tout le monde consi­dé­rait qu’il avait eu un blo­cage. Le gosse a sur­tout eu la mal­chance de tom­ber sur un juge des mi­neurs car­rié­riste à qui il fal­lait, juste à ce mo­ment-là, une “af­faire” qui fe­rait un peu de bruit sur son nom. Je m’en sou­viens parce que j’ai eu quelques contacts avec cet in­di­vidu plus tard. Il m’a tou­jours tapé sur le sys­tème. Dans le cas du petit Bois­sel­lier, il a tou­jours dé­fendu la théo­rie selon la­quelle il au­rait tiré, et puis, en voyant ce qu’il avait fait, il au­rait été tel­le­ment ca­tas­tro­phé qu’il n’au­rait pas pu l’en­re­gis­trer. Ou alors il au­rait obli­téré un sou­ve­nir in­sup­por­table, ce qui re­vient au même.»

«Tiré par les che­veux, tu ne trouves pas? Sans comp­ter qu’Yves Bois­sel­lier sait très bien ce qu’il a fait: à vingt ans de dis­tance il peut en­core ra­con­ter la chose dans les moindres dé­tails.»

Mais cette idée de blo­cage me tra­vaillait. J’y re­pen­sais en cou­rant le long du Léman, par ce matin fris­quet d’au­tomne. Il pou­vait être par­fai­te­ment sin­cère et avoir ou­blié sans en être conscient. Si j’y re­pen­sais, c’était même une des choses qu’il crai­gnait lui-même. Bon, ar­rête ton char, Ma­chia­velli, gam­ber­ger, ça ne sert à rien.

Je po­se­rais mes ques­tions à Jean-Marc Léon. Je lui avais donné un coup de main consi­dé­rable peu de temps au­pa­ra­vant. Le ba­ro­mètre de nos re­la­tions étant très va­riable, il fal­lait pro­fi­ter de l’ac­cal­mie. En ce mo­ment nous étions en bons termes. D’ailleurs je ne lui de­man­dais pas grand-chose. Juste qu’il me laisse jeter un coup d’œil au dos­sier.

Vers neuf heures, je suis re­mon­tée chez moi, me suis dou­chée et suis allée à mon bu­reau. Quand je pen­sais à tout ce que j’avais à faire, j’en avais le ver­tige. Et avoir ac­cepté un job de plus… Je de­vais être cin­glée.

Mon bu­reau est situé au Rô­tillon, dans ce qui fut un quar­tier et n’est plus qu’une rue mi­teuse au­tour de la­quelle les mai­sons s’écroulent une à une et les ruelles dis­pa­raissent, à force d’être lais­sées à l’aban­don par des pro­mo­teurs qui es­pèrent tou­jours raser les restes pour construire je ne sais quelle tour de verre à la place. Lorsque j’ai em­mé­nagé dans l’im­meuble dé­cré­pit où je tra­vaille, il y a quelques an­nées, j’avais été at­ti­rée par la mo­di­cité du loyer parce que la mai­son était une ruine, c’était une des seules en­core ha­bi­tées par des gens qui étaient là de­puis des dé­cen­nies: un po­tier, et une vieille dame qui avait vécu au qua­trième toute sa vie. Au deuxième, il y avait eu l’ate­lier d’un ar­chi­tecte, qui avait dé­mé­nagé lors­qu’il avait eu du suc­cès, et qui avait été rem­placé par Rico. Quant à moi, je dis­pose de l’ap­par­te­ment du troi­sième.

J’ai poussé la porte, et mon re­gard a croisé celui de So­phie.

Que je pré­sente un peu mieux So­phie, ma se­cré­taire. Elle tient mor­di­cus à ce titre de se­cré­taire, en­core que ce soit, avec le temps, plu­tôt ma par­te­naire. Mais elle re­fuse même que je dise d’elle qu’elle est ma col­la­bo­ra­trice. Il est vrai que c’est bien «une se­cré­taire» que je de­man­dais le jour où j’ai fait pa­raître une pe­tite an­nonce: j’ai reçu quelques ré­ponses déses­pé­rantes, et j’en étais déjà à me dire que, tant pis, je me pas­se­rais d’aide, lors­qu’un matin j’avais vu pa­raître, sur le seuil de ce qui était déjà ce bu­reau dé­cré­pit dans le quar­tier le plus dé­cré­pit de la ville, une jeune femme en tailleur que j’ai d’abord prise pour une hô­tesse de l’air. Blonde, che­veux courts avec frange, mince, la tren­taine, des yeux gris avec des paillettes do­rées, les traits ré­gu­liers. Sa main re­po­sait sans cris­pa­tion sur un sac en ban­dou­lière.

«Bon­jour. C’est ici que vous cher­chez une se­cré­taire?»

«C’est ici.»

«C’est vous qui…»

«Oui, c’est moi. Marie Ma­chia­velli.»

J’avais tendu la main et at­tendu l’in­évi­table re­marque sur mon nom de fa­mille, mais rien n’était venu sinon une poi­gnée de main et un:

«So­phie De­vaud. Je cherche un job de se­cré­taire dans une pe­tite en­tre­prise.»

Elle se trompe d’adresse, ma pa­role, une tête pa­reille, ai-je pensé. Mais je me suis conten­tée de dire:

«Oh! l’en­tre­prise est vrai­ment très pe­tite. Il n’y a que moi, plus cet ap­par­te­ment désaf­fecté parce que dé­claré in­sa­lubre. Nous y sommes to­lé­rés parce que nous dor­mons ailleurs, mais nous pour­rions être ex­pul­sés par la pioche des dé­mo­lis­seurs. De­main, si ça se trouve.»

Là, nor­ma­le­ment, elle au­rait dû se tirer. Mais elle n’a pas tourné les ta­lons, s’est conten­tée d’un re­gard cir­cu­laire. Je l’ai fait as­seoir, j’ai fait chauf­fer de l’eau dans ma vieille bouilloire, l’ai ver­sée dans des tasses d’un autre âge sur des sa­chets de thé d’une fraî­cheur dou­teuse, et je lui ai ex­pli­qué mes ac­ti­vi­tés. Je pen­sais que c’était au plus tard là qu’elle s’en irait, mais pas du tout.

«Ce bu­reau est crado», c’est tout ce qu’elle a dit lorsque je me suis tue.

«Évi­dem­ment, ce n’est pas du marbre et du fer forgé. Il y a quelques mois que j’y suis, mais je tra­vaille jour et nuit. Il fau­drait re­peindre, re­ta­per, mais je n’ai vrai­ment pas eu le temps. Je n’ar­rête pas de me dire que je vais me re­trou­ver sans rien à faire et puis… Bref, c’est aussi pour cela que je vou­lais une se­cré­taire. Si ça conti­nue comme ça, je gagne assez pour deux.»

Ce jour-là, elle ne m’a même pas de­mandé com­bien j’al­lais la payer. Elle est par­tie en di­sant:

«Je serai là de­main matin à neuf heures et je com­men­ce­rai par re­peindre. Si vous vou­lez, vous pou­vez faire vos comptes, vous me direz de­main com­bien vous vou­lez in­ves­tir pour re­ta­per. Pour le reste, on es­saie un mois, comme pour tout contrat de tra­vail.»

Le len­de­main, elle était là en sa­lo­pette, un fou­lard sur les che­veux, et pen­dant que je cou­rais les clients, elle a re­tapé l’ap­par­te­ment. Un matin, en ren­trant d’une en­quête qui m’avait éloi­gnée pen­dant trois jours, j’ai trouvé la cui­sine de ce lieu, qui avait un jour (au XIXe siècle) été un ap­par­te­ment sans confort, trans­for­mée. Le long d’une des pa­rois, So­phie avait posé ou fait poser une kit­che­nette, avec plaques chauf­fantes en cé­ra­mique, frigo et petit lave-vais­selle. Dans les pla­cards il y avait de la vais­selle neuve, d’ap­pé­tis­sants pa­quets de thé et de café, une théière, une ca­fe­tière, des cas­se­roles, une bouilloire ru­ti­lante. De quoi me faire com­prendre que le temps des sa­chets était ré­volu. Le reste de la pièce (assez grande, car au­tre­fois la cui­sine était un lieu où les gens vi­vaient) était trans­formé en ar­chives. So­phie avait même réussi à cou­vrir d’un kilim le car­re­lage quelque peu dé­foncé. Le tapis était usé, mais ce qu’il avait gardé de cou­leurs al­lait avec le reste. Cette triste pièce avait sou­dain de la classe.

«J’ai dé­ni­ché le meuble cui­sine à la casse. Des gens à qui ça ne plai­sait plus deux ans à peine après avoir ins­tallé cette paroi. J’ai eu ça pour un prix ri­di­cule, et avec l’élec­tri­cien qui est là-bas en face et le me­nui­sier qui est en haut de la rue, on a ins­tallé ça. Les ap­pa­reils sont aussi d’oc­ca­sion.»

J’ai trouvé (je trouve) ça très joli, l’en­semble a, de­puis, une al­lure ac­cueillante de bu­reau cossu et, le mois d’es­sai étant écoulé, nous avons signé un contrat. Le temps pas­sant, So­phie a com­mencé à faire une par­tie de mon tra­vail. Elle ne connaît pas grand-chose à la comp­ta­bi­lité dès que cela dé­passe «doit» et «avoir», mais pour le reste elle est d’une ef­fi­ca­cité to­tale. Elle est là à neuf heures ta­pantes, et ne quitte pas le bu­reau jus­qu’à cinq heures. Elle ré­pond aux lettres sans que je doive les lui dic­ter, fait les fac­tures sans que je doive le lui dire, me pro­tège lorsque le té­lé­phone sonne trop sou­vent et que je suis oc­cu­pée, ment avec aplomb si cela est né­ces­saire pour en mettre plein la vue à nos clients. Au té­lé­phone, c’est d’ailleurs une vir­tuose. Non seule­ment elle ré­pond de façon à faire plai­sir à tout le monde, mais elle a aussi l’art de re­trou­ver un client perdu sans ja­mais quit­ter son écou­teur. Elle tient mon agenda, me rap­pelle les ren­dez-vous. En un mot comme en cent, elle me traite comme si j’étais le pa­tron d’une mul­ti­na­tio­nale. Je suis d’ailleurs cer­taine qu’elle a dû être la se­cré­taire d’un ponte, elle connaît la men­ta­lité des grandes ad­mi­nis­tra­tions et l’in­for­ma­tique de bu­reau dans les moindres dé­tails, et il faut la voir sté­no­gra­phier. Elle ne m’a ja­mais dit pour­quoi elle avait choisi ma mi­nable agence. Une fois, en pas­sant, elle m’a ap­pris que sa mère était sué­doise et son père vau­dois, qu’elle avait tra­vaillé à Stock­holm pen­dant deux ans, et qu’en cas de né­ces­sité elle par­lait aussi le sué­dois. Rien de plus. Il avait fallu que je constate par moi-même qu’elle s’ex­pri­mait éga­le­ment en an­glais, et qu’elle se dé­brouillait en al­le­mand, en es­pa­gnol.

Passé l’époque des tra­vaux de ré­fec­tion, elle est tou­jours venue, été comme hiver, tra­vailler en tailleur.

Je me de­mande pé­rio­di­que­ment ce que je fe­rais sans elle, mais elle n’a ja­mais au grand ja­mais parlé de s’en aller. J’ai fini par tout par­ta­ger avec elle, y com­pris l’ar­gent que nous ga­gnons. Nous dé­ci­dons en­semble, même, des ré­serves à faire en cas de vaches maigres.

Le reste de sa vie, elle le passe avec un homme qui a des al­lures de gra­vure de mode, il gère d’ailleurs un ma­ga­sin de vê­te­ments mas­cu­lins, et j’ai dé­cou­vert, lors d’une de ses rares in­cur­sions hors du bu­reau pen­dant l’une de nos af­faires les plus épi­neuses, qu’elle est of­fi­cier dans l’ar­mée suisse. Elle tire aussi bien que moi qui, sans vou­loir me van­ter, pul­vé­rise une mouche à cent pas.

Bon, je suis donc en­trée dans le bu­reau et, si les re­gards tuaient, la mouche, ç’au­rait été moi.

«Bon­jour!»

«Bon­jour…»

La tête qu’elle se payait!

«Ça va, So­phie, je sais que je suis en re­tard. Ne m’en­gueu­lez pas. Bu­vons une tasse de thé et es­sayons de nous or­ga­ni­ser.»

Elle s’est levée sans un mot et a dis­paru dans la cui­sine. Il n’y a rien à faire: So­phie n’ar­rive pas à com­prendre que je ne res­sente pas le be­soin de tra­vailler comme elle de neuf heures à cinq heures, et me re­proche toutes les fois que j’ar­rive après elle d’être «en re­tard». Ça m’énerve. Mais comme c’est le seul re­proche que je trouve à lui faire, j’ai fini par me dire qu’il fal­lait prendre ses re­mon­trances ma­ti­nales comme un ri­tuel, né­ces­saire à la bonne marche de notre agence. D’autres al­lument des bou­gies dans les églises, So­phie ré­pète chaque matin soyez ponc­tuelle.

Elle est re­ve­nue au bout de quelques ins­tants, le thé était cer­tai­ne­ment déjà pré­paré. Nous le pre­nons tous les ma­tins, sur­tout lorsque nous ne nous sommes pas vues de­puis vingt-quatre heures.

Je lui ai ra­conté tout ce que je sa­vais d’Yves Bois­sel­lier, et je lui ai donné mon car­net de notes. Elle dé­chiffre mes scri­bouillis comme si c’était du texte im­primé, je me de­mande com­ment elle fait, j’ai par­fois de la peine à me re­lire moi-même.

«Une fois que vous aurez tout mis au propre, on va faire un plan de ba­taille. En at­ten­dant, je conti­nue à tra­vailler sur la comp­ta­bi­lité de la Phar­ma­cie Mi­nard.»

Je suis re­par­tie, et me suis di­ri­gée vers la rue de Bourg, et de là suis des­cen­due dans le quar­tier de la gare.

Le dos­sier m’avait été confié par une as­su­rance qui soup­çon­nait une es­cro­que­rie. Un truc qui avait im­pli­qué entre autres des achats de mé­di­ca­ments qui me sem­blaient ne cor­res­pondre à rien. Comme ils ve­naient tous de la Phar­ma­cie Mi­nard, j’ai in­cité l’as­su­reur à les ap­pe­ler pour les en­cou­ra­ger à me mon­trer leurs comptes.

Pour la troi­sième fois au moins, je me suis ins­tal­lée au pre­mier étage, au-des­sus de la phar­ma­cie, les yeux rivés sur l’or­di­na­teur. Ce jour-là, j’avais aussi le dos­sier de l’as­su­rance, et il a bien fallu que je me rende une fois de plus à l’évi­dence: ça ne cor­res­pon­dait pas. Mais il m’était venu une idée.

Je me suis mise à jouer avec la base de don­nées, cela donne par­fois des ré­sul­tats. Il y avait no­tam­ment une or­don­nance où quelque chose ne jouait pas pour un mé­di­ca­ment ap­pelé Eproxon. J’ai donc fait une re­cherche Eproxon. Mon client avait trois pres­crip­tions. J’ai trouvé que, mis à part le cas dont je m’oc­cu­pais, ce mé­di­ca­ment avait été pres­crit qua­rante-sept fois de­puis dix-huit mois, et pour cette seule phar­ma­cie, par un cer­tain Dr Weiss, dont le nom me di­sait quelque chose. Mais quoi?

Je ne sais trop pour­quoi, j’ai re­fait une re­cherche, d’abord sous Eproxon, puis sous Dr Weiss. Il pres­cri­vait beau­coup d’Eproxon, mais aussi d’autres mé­di­ca­ments: Nor­mo­gen, Maxo­trope, Du­ra­bo­lin, Me­testa, Pla­ni­part, et ainsi de suite. Le nom de la plu­part de ces mé­di­ca­ments ne me di­sait rien, celui de la plu­part de ses pa­tients m’était in­connu, mais il y en avait aussi de fa­mi­liers: des spor­tifs. J’ai im­primé les lis­tings, j’avais ainsi les noms des mé­di­ca­ments et ceux de leurs uti­li­sa­teurs po­ten­tiels – heu­reu­se­ment la phar­ma­cienne m’avait lais­sée seule un ins­tant, cela m’a per­mis de tri­cher (à peine) en toute im­pu­nité.

Une fois que j’ai ar­rêté de foui­ner, j’ai d’abord eu envie de m’en­qué­rir à la phar­ma­cie même de ce que c’était que l’Eproxon mais, après tout, ce n’était pas pour cela que j’étais allée chez eux. Au­tant lais­ser tom­ber.

Je suis re­ve­nue au bu­reau avec mon lis­ting sau­vage, et j’ai de­mandé à So­phie si elle avait ja­mais en­tendu par­ler du Dr Weiss.

«Je crois que oui. N’est-ce pas le mé­de­cin-conseil de quelques-uns de nos spor­tifs de pointe? Des ten­nis­men peut-être? Non, at­ten­dez… des cy­clistes.»

Nous en sommes res­tées là.

Mais, je ne sais trop pour­quoi, le pro­blème a conti­nué à me trot­ter par la tête.

J’ai tenté de joindre Jean-Marc Léon pour l’af­faire Bois­sel­lier: il était ab­sent pour la jour­née. Bois­sel­lier at­ten­drait.

Et, puisque j’avais le temps, je me suis de­mandé qui pour­rait me ren­sei­gner sur les mé­di­ca­ments que pres­cri­vait le Dr Weiss, et no­tam­ment sur cet Eproxon.

Pour finir, je me suis dit que mon den­tiste fe­rait l’af­faire. Il y avait bien six mois qu’il ne m’avait plus dé­tar­tré les dents, il était temps d’al­ler le voir.

C’était un de mes ca­ma­rades d’études. Je veux dire par là qu’il étu­diait les arts den­taires pen­dant que j’étu­diais ceux de la fi­nance. Je lui avais fait confiance tôt, et je m’en étais tou­jours bien trou­vée.

J’ai donc té­lé­phoné et j’ai de­mandé à son as­sis­tante s’il pou­vait me prendre im­mé­dia­te­ment. Il aime à me don­ner ren­dez-vous à onze heures et demie du matin, et c’est à peu près ce qu’il a fait. Je suis sûre que son as­sis­tante a dû faire une cer­taine gym­nas­tique pour me faire de la place. Henri (mon den­tiste s’ap­pelle Henri) en­tre­tient mes dents, après quoi nous al­lons dé­jeu­ner en­semble, en vi­tesse car nous sommes tou­jours pres­sés, tous les deux. Nous ne nous re­voyons pas jus­qu’au dé­tar­trage sui­vant.

«Si j’étais croyant, j’al­lu­me­rais un cierge», a-t-il dit en me voyant en­trer. «De­puis le temps que je te dis de venir tous les six mois, voilà une séance que nous n’avons pas dû te rap­pe­ler.»

Je me suis bien gar­dée de lui dire que ma vi­site était in­té­res­sée. Il m’a dé­tar­trée et ins­pec­tée à loi­sir, après quoi nous sommes des­cen­dus dé­jeu­ner. Lorsque nous avons été assis, je lui ai posé ma ques­tion:

«Un mé­di­ca­ment qui s’ap­pelle Eproxon, tu connais?»

«Eproxon? Laisse-moi ré­flé­chir… Il me semble que quel­qu’un m’en a parlé ré­cem­ment. N’est-ce pas un des noms d’une hor­mone de syn­thèse? L’éry­thro­poïé­tine, pour ne pas la nom­mer?»

«L’éry­thro… comme tu dis, c’est quoi, ça? On di­rait un éter­nue­ment.»

Henri adore ex­pli­quer les choses. C’est un ex­cellent pé­da­gogue.

«L’éry­thro­poïé­tine, c’est une hor­mone sé­cré­tée es­sen­tiel­le­ment par les reins, c’est elle qui te per­met de bien oxy­gé­ner le sang. Lorsque tu as une in­suf­fi­sance d’éry­thro­poïé­tine, tu es cre­vée, tu n’as plus la forme. Pour pal­lier les ca­rences des in­suf­fi­sants ré­naux, ou celles des grands ané­miques, on fa­brique de l’éry­thro­poïé­tine de syn­thèse. Elle a changé du tout au tout le pro­nos­tic de leur pa­tho­lo­gie. Au­tre­fois, il était très sombre.»

«Ah, mais alors, si un spor­tif prend de l’éry­thro­poïé­tine sans être ané­mique et alors que ses reins fonc­tionnent bien…»

«Eh oui. Le do­page n’est pas loin. L’ÉPO, tu n’as ja­mais en­tendu par­ler de l’ÉPO?»

«Va­gue­ment.»

«ÉPO, c’est l’abré­via­tion d’éry­thro­poïé­tine.»

«Ah! voilà l’ex­pli­ca­tion. Ça pré­sente des in­con­vé­nients?»

«Tu parles, ça me fait même souci, lorsque je soigne l’un ou l’autre des spor­tifs pro­fes­sion­nels que j’ai dans ma clien­tèle. Je ne peux évi­dem­ment pas leur poser la ques­tion. Tu vois le ta­bleau: fl­Cher mon­sieur, vous vous dopez à l’ÉPO peut-être? ” fl­Qu’al­lez-vous pen­ser là, mon bon doc­teur! ” L’ÉPO, tu com­prends, ça aug­mente le taux d’hé­ma­to­crites et…»

«Henri, ça ne te fe­rait rien de par­ler fran­çais?»

«Bon, bon, d’ac­cord. Pour sim­pli­fier à l’ex­trême, di­sons que ça aug­mente le taux de glo­bules rouges, et l’aug­men­ta­tion de glo­bules rouges, ça rend le sang plus vis­queux, plus épais, donc. Et alors là, bon­jour le risque d’ac­ci­dents car­dio-vas­cu­laires gra­vis­simes. On soup­çonne l’ÉPO d’avoir déjà tué.»

«Je ne com­prends tou­jours pas vrai­ment à quoi ça sert en de­hors du sport.»

«C’est une cure spé­ci­fique pour l’ané­mie consé­cu­tive à une in­suf­fi­sance ré­nale, je te l’ai dit. Un point c’est tout. C’est la seule uti­li­sa­tion mé­di­cale de l’ÉPO, celle pour la­quelle elle a été mise au point. Ce qui veut dire que, pour son usage pre­mier, il est assez rare qu’on la pres­crive.»

Le client de l’as­su­rance avait-il souf­fert d’une in­suf­fi­sance ré­nale? Il ne me sem­blait pas. Alors com­ment s’était-il fait pres­crire de l’ÉPO? Pour quoi faire? Il fal­lait que j’en parle à l’as­su­rance.

«Eh, Marie, tu rêves?»

«Que di­rais-tu d’une phar­ma­cie qui a reçu pas mal d’or­don­nances pour de l’ÉPO en quelques mois?»

«C’est peut-être une phar­ma­cie spé­cia­li­sée. L’ÉPO est une sub­stance dé­li­cate, qu’il faut gar­der au froid, il faut être équipé pour ça. Tu me parles d’un cas pré­cis?»

«Non, non, c’est une his­toire qu’on m’a ra­con­tée, je pro­fi­tais de cette ren­contre avec un ex­pert pour me ren­sei­gner.»

J’ai changé de dis­cours et nous nous sommes bien­tôt quit­tés. J’ai aus­si­tôt fait une pe­tite tour­née de phar­ma­cies. Par­tout, j’ai posé la même ques­tion.

«Est-ce que je peux vous ap­por­ter une or­don­nance pour de l’éry­thro­poïé­tine?»

Et par­tout on m’a ré­pondu:

«Bien en­tendu, quelle ques­tion!»

«C’est parce qu’on m’avait dit que c’est une sub­stance dé­li­cate, qu’il faut la gar­der au froid.»

«Une phar­ma­cie sans frigo, ce se­rait tout de même un comble. Nous avons sou­vent des mé­di­ca­ments dé­li­cats qu’il faut ré­fri­gé­rer.»

«Dans toutes les phar­ma­cies?»

«Je ne peux pas par­ler pour les autres, mais en tout cas chez nous, c’est le cas.»

Je par­tais en re­mer­ciant et en pro­met­tant de re­ve­nir. J’ai poussé mon en­quête jus­qu’à Re­nens, mais les ré­ponses n’ont guère varié.

Re­ve­nue au bu­reau, j’ai ra­conté mon his­toire à So­phie, nous avons se­coué la tête de concert, et je me suis re­mise à mes pe­tites af­faires. Mais mon bou­lot n’était pas du genre pas­sion­nant. Ce qui fait que mes pen­sées ont conti­nué à va­ga­bon­der du côté de l’éry­thro­poïé­tine – drôle de lieu, tout de même… À cinq heures, je suis par­tie en même temps que So­phie, je n’aime pas les heures sup­plé­men­taires au point d’en faire lorsque ce n’est pas in­dis­pen­sable.

Le len­de­main, j’en­ta­me­rais un rap­port pour l’as­su­rance: à mon avis, l’es­cro­que­rie soup­çon­née avait quelque chose à voir avec le do­page. Un do­maine qui était hors de mes com­pé­tences.

Je suis pas­sée à l’étage en des­sous, Rico n’était pas là. Zut. Comme tou­jours lors­qu’une idée me trotte par la tête, je n’avais pas envie de ren­trer chez moi. J’at­ten­dais par ailleurs des nou­velles d’une re­cherche que fai­sait dans sa belle ville un de mes col­lègues ber­nois. Et la Banque de Cré­dit vou­lait à tout prix que j’aille voir un de ses clients, je m’étais même en­ga­gée pour la se­maine sui­vante. Pour­quoi avais-je eu la fai­blesse d’ac­cep­ter de ré­soudre le pro­blème des Girot, c’est-à-dire celui d’Yves Bois­sel­lier? J’étais une vraie dingue.

 

(à suivre)

 

«Le Sou­rire de Lisa» a été réa­lisé par Ber­nard Cam­piche Édi­teur, avec la col­la­bo­ra­tion de Marie Fin­ger, Ma­rie-Claude Schoen­dorff et Da­niela Spring. Cou­ver­ture: pho­to­gra­phie de Laurent Co­chet

Tous droits ré­ser­vés © Ber­nard Cam­piche Édi­teur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe


4 com­men­taires
1)
Mo­dane
, le 08.03.2009 à 08:58

En­core!… Plus longs, les cha­pitres!… :D

2)
zit
, le 08.03.2009 à 12:48

Ahhh, je me de­man­dais quel se­rait le sujet de “l’en­quête dans l’en­quête” cette fois–ci… Le do­page, chez les cy­clistes ? mais voyons, ça n’existe pas ! Hein, Franck ? ;o)

z (qui ne car­bure qu’à l’EPO, je ré­pêêêêêêêêête: E*au, *Pastis, Olives…)

3)
Franck Pas­tor
, le 08.03.2009 à 13:41

À ce sujet, quelques élé­ments de ma bi­blio­thèque que je re­com­mande s’ils sont en­core dis­pos dans les rayons :

  • Se­cret dé­fonce, Erwan Men­théour, les confes­sions d’un dopé.
  • De mon plein gré, Jé­rôme Chiotti, idem.
  • Mas­sacre à la chaîne, Willy Voet, les ré­vé­la­tions d’un soi­gneur.
  • Po­si­tif, Chris­tophe Bas­sons, les dé­boires d’un cou­reur propre.
  • Tour de vices, Bruno Rous­sel, le di­rec­teur spor­tif de Fes­tina de la « grande époque » Vi­renque.
  • etc.

Tout ça pour dire que je ne me fais au­cune illu­sion de­puis long­temps, et que ce qui va suivre dans l’en­quête de Marie sur ce plan ne risque pas de me sur­prendre.

Moi, ma pra­tique du cy­clisme spor­tif ne com­porte pas de com­pé­ti­tions. Le meilleur moyen de se pro­té­ger de ce genre de ten­ta­tions :-)

Et d’autres en­cores.

4)
ChB
, le 09.03.2009 à 06:10

EPO, spor­tifs et und dr. Weiss à Lau­sanne….trans­pa­rent et amu­sant.

ChB