Bien sûr, au début, c'est une histoire d'argent. Cela ne le restera pas. Cela deviendra une aventure. On vous a appelé, quelques jours ou quelques semaines avant, afin de connaître vos disponibilités et votre tarif. De toutes façons, on vous connaît, sinon, on ne vous aurait pas appelé pour ce travail. Vous jubilez. Votre banquier va vous aimer à nouveau, et les amis aussi, car vous allez certainement fêter çà. Même si le boulot nécessite du doigté, et que le client n'est pas sûr.
C'est un contrat. Pour un documentaire. Huit semaines. Au montage...
On vous a proposé de travailler chez Untel sur Mediacomposer ou sur Final Cut, vous avez préféré Final Cut ou Mediacomposer, chez Truc, ou chez vous, en fonction du travail à faire, et on vous a écouté, ou pas.
Et vous avez commencé à vous documenter et à réfléchir sur le sujet afin de ne pas arriver vierge sur le film.
Quid du marxisme léninisme au Bantoustan dans les années cinquante? Le pétrole a t-il changé la chronologie du siècle? Le financement de la droite dure américaine fait il appel à des sources douteuses? Les réalisateurs, et les producteurs, s’intéressent à des sujets très particuliers qu’ils ont parfois une façon aussi très particulière de voir et d’exposer. Il va falloir les comprendre et les assister, et parfois les aider en leur permettant un autre récit si par malheur les images ne corroboraient pas leur point de vue.
Car monter n’est pas un problème technique, de P2, de Nitris, de DNxHD. Monter, c’est parler. C’est raconter une histoire. Avec des images. Et des sons. Monter, c’est écrire avec des représentations et des symboles. Monter, c'est créer des mondes.
“Le tournage, c’est ce qui suit le montage” Dziga Vertov
Dans la genèse d’un film interviennent trois écritures différentes.
Le scénariste, premier, a écrit, dans son synopsis puis son scénario, un rêve, un espoir de film , qu’il a traduit de son mieux en mots, afin qu’on le comprenne. Car si nous songeons en images, nous communiquons en mots, là est un des problèmes du cinéma. La traduction sera partout. Et l'ambigüité. "Traduttore, traditore", même en nous même...
Le maître d’oeuvre, le réalisateur donc, a confié les mots du scénario au chef-opérateur pour qu’il les traduise à nouveau en images, physiques cette fois, en y intégrant, au plus fidèle et sous forme picturale, grâce à la composition, à la lumière, au placement de caméra, la précision de la plume originelle. Ce sera la deuxième écriture, la filmique. Et la deuxième traduction, du littéraire au graphique, physique cette fois.
Le spectateur, lui, verra le résultat du montage, la troisième écriture, où il s’agira de retrouver, sous forme filmique, l’immédiat compréhensible du synopsis, et la façon d'amorcer l’adhésion du spectateur à cette illusion de réalité reconstruite qu'est un film réussi.
Car si nous sommes, nous, à la fabrication, Grands Imagiers décidant de montrer ou de taire, le spectateur est définitivement maître de la rencontre cinématographique : Lui seul décide de croire plutôt à ce voyage de Tatooine à Dagobah qu’au journal télévisé, œuvre au moins autant de fiction.
Tous les réalisateurs en conviennent : l'objet du cinéma est la création d'une apparence de réalité, telle que le spectateur consent à la croire. Et moins le spectateur voit la technique et la virtuosité de ceux qui œuvrent à cette reconstitution laborieuse, plus il est disposé à s'y abandonner. Comme disait encore Vertov : "On perçoit d'autant mieux le narré qu'on ne perçoit pas le narrant."
L’usage de cette reconstitution partisane du réel est une sévère responsabilité. Parce que le regard du spectateur aura été orienté par le choix de la chose montrée dans le plan, par le choix des cadrages, par l’agencement final des plans, scènes, séquences, montrés, ou pas, dans ce simulacre de réalité livré au bon vouloir du montreur. Du monteur. Du menteur. Selon qui nous sommes... Et la question : pourquoi travaillons nous à cette magie?
Une des phrases traditionnelles du cinéma, même et surtout documentaire, est : “On arrangera ça au montage”. Outre que cette phrase soit parfois une excuse pour se soulager rapidement d’un souci au tournage, et que les soucis en questions retomberont sur la charge de travail d'un monteur qui n'aura pas forcément les moyens de gérer le problème (allez donc désaturer un son?!...), elle sous entend le fait que le film n’existera réellement qu’au montage, seul moment de l'obligation de résultat , et que l’art du monteur est puissant. Là seulement prend sa forme définitive ce qui doit être. Si les médecins ont le caducée, les monteurs devraient porter le signe d'Isis, pour avoir à créer la vie à partir de morceaux éparpillés.
Là où Vertov a raison, c’est que dans son rêve de cinéma le scénariste, premier créateur a “vu” les plans, a “vu” le film, dans le sens de la “vision” des illuminés, qu’il donc “vu” le film que le monteur n’aura qu’à assembler, cette fois physiquement, à l’aide des éléments collectés au tournage pour peu que celui-ci, traduction, donc, se soit bien passé. Alors oui, on écrit bien le montage, et on va capter le nécessaire ensuite.
Ainsi, tous les cadreurs le savent, on tourne pour le montage. Et sans compréhension intime du scénario, pas de bonne prise de vues, et donc montage long et pénible, et film idem. Et sans écriture préalable, pas de montage et pas de film. Je me souviens d’avoir vu un réalisateur se décomposer lors d’ une projection de travail quand le producteur, la lumière revenue, s’est tourné vers lui en disant avec infiniment de douceur et de tristesse : “-Tu comprends, mon petit ... Ce n’est pas un film, çà...”
Il voulait juste dire que l'histoire n'était pas racontée, ou que les phrases étaient mal faites. Un conte ânonné, où rien n'est clair, où rien n'éclaire, dont on se désintéresse à force de bredouillements.
Nous y voilà...
Il est tôt. La régie sent bon la poussière et l’électronique, et les bacs pleins de cassettes sont arrivés. J’aime bien ce moment. Je dis souvent que si on regarde attentivement au dessus du bac de cassettes, on y aperçoit comme un brouillard qui flotte. C’est le film qui suinte, qui émane, flou, qui essaye de se dégager de ce merdier infâme que sont les rushes à ce moment, celui qu’il va falloir mettre au jour des salles obscures. Celui qui veut vivre. Pas exactement celui rêvé à l’écriture, pas exactement celui tourné non plus. Celui qui est possible, marchant sur deux jambes et le tête haute. Il va falloir l’aider.
, le 04.03.2009 à 08:13
J’aime beaucoup le dernier paragraphe. Plein de poésie. merci
, le 04.03.2009 à 08:18
Bravo, j’aime ce langage, celui des passionnés … peut-être, celui d’un vrai professionnel qui fait bien son métier … sûrement, car en plus de sa technique éprouvée, il y met aussi son amour du travail bien fait. Savoir parler de son travail, c’est souvent être un peu poète.
C’est ce que je “vois” dans le brouillard qui flotte sur ce billet.
Bonne journée
, le 04.03.2009 à 08:32
Le film a cet avantage sur la : c’est plus compliqué !
Le montage numérique d’aujourd’hui c’est complètement magique, mais ça demande toujours l’apprentissage. Entrer en salle de montage, c’est pénétrer un lieu sacré ou vont s’opérer des métamorphoses.
Le film, c’est une chaîne qui n’accepte pas l’erreur. Rien de pire pour le metteur en scène qu’un film mal écrit. Rien de pire pour l’opérateur et les acteurs qu’un film mal dirigé. Rien de pire pour le monteur qu’un film mal tourné. Rien de pire pour le compositeur qu’un film mal monté.
Mais quand tout cela se coordonne, c’est magnifique.
Beau métier que le tiens, Modane.
, le 04.03.2009 à 09:11
Ouais, ouais, ouais…
Toujours l’image…
Mon ami Neckel, excellent directeur photo belge a l’habitude de dire: “sans un son de qualité, mon image se dégrade”.
Mon cher Modane, je n’en doute pas, tu le sais, tu le vis et ça va sans dire, mais beaucoup mieux en le disant: le cinéma c’est une histoire racontée avec des images et du son.
En tant qu’ingénieur du son, on a déjà tellement de mal à défendre son art sur certains tournages…
Bien amicalement.
, le 04.03.2009 à 10:43
Roger? Tu as monté deux fois le même plan? ;)
Guru : Tout à fait d’accord avec toi. La qualité de la prise de son, et de son montage, est primordiale. Nous sommes souvent plus conscient des images que du son, mais le son nous fait réagir plus immédiatement, plus instinctivement. Si le son est mal travaillé, il emmène l’image hors du crédible. Partie perdue!
, le 04.03.2009 à 11:00
Je fais du montage vidéo en amateur de mes films de vacances depuis 9 ans (c’est d’ailleurs la raison de mon passage sur le Mac, en 2000, pour gouter à iMovie). Je tire plus de plaisir de faire du montage vidéo que de la retouche photo. Un modeste exemple de mes “oeuvres” ici et la
, le 04.03.2009 à 13:00
Belle description, dans une langue imagée et vraie. J’aime beaucoup le petit commentaire sur le journal télévisé, “œuvre au moins autant de fiction.”
Un petit doute quand même: je ne suis pas sûr que les films de Dziga Vertov nous fassent oublier le “narrant”. Et si, dans son esprit, ce mot ne concerne pas seulement l’outil de narration mais désigne aussi le narrateur, je ne crois pas qu’il ait raison de vouloir qu’on l’oublie. Un film c’est avant tout un regard, un timbre, une voix. L’idéal n’est pas de les faire oublier mais, me semble-t-il, de les faire accepter et de les partager. C’est en tout cas ce que je recherche en tant que spectateur.
Merci en tout cas pour ces quelques minutes passées entre la caméra et le projecteur.
, le 04.03.2009 à 13:45
Modane : “Roger? Tu as monté deux fois le même plan? ;)”
Il y a eu un big bogue informatique sur mon commentaire. C’est corrigé !
, le 04.03.2009 à 17:50
Chouette article, Modane, j’aime beaucoup :
Scorcese et Lelouch ferait bien de s’en inspirer…
Sinon, pour Roger, j’avais plutôt l’impression d’entendre chanter en canon ;o)
Une de mes voisine est monteuse, j’adore l’anecdote, avec le client chiant et n’y connaissant rien :
– ah, non, ça va pas du tout là, faut me refaire ça plus… enfin moins… enfin tu vois quoi cocotte, c’est beaucoup trop long, pas assez impactant !
Après un bon moment à triturer les boutons divers et variés, sans rien faire :
– Et là, ça te plais ?
– Ah ouais, super, tu vois, j’avais raison !
Quel beau métier ;o)
z (qui ne regarde plus trop d’images qui bougent, je répêêêêêêêêête : mais l’envie reviendra peut–être…)
, le 04.03.2009 à 21:13
Alors là, tu as bien raison! Scorcese, je le préfère comme producteur… Il doit avoir une raison de monter ainsi. Mais j’ai du mal. Sinon, Lelouch, tu dis?… C’est qui?… Il me rappelle cette vanne sur Beethoven : Beethoven était tellement sourd que toute sa vie il a cru faire de la peinture! :D
, le 04.03.2009 à 23:03
criant de vérité.
Superbe humeur , un peu mise à l’écart par la grande nouvelle du jour,