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Le sou­rire de Lisa, une en­quête de Marie Ma­chia­velli (2)

Le Sou­rire de Lisa

Une en­quête de Marie Ma­chia­velli

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II

 

J’ai acheté mon billet et suis par­tie dans les salles. Je ne connais rien aux ob­jets océa­niens, mais je sup­pose qu’il n’est pas né­ces­saire de sa­voir pour être ému. Le sa­voir amène cer­tai­ne­ment d’autres émo­tions, moins im­mé­diates. Mais ignare comme je l’étais ce jour-là, je n’en ai pas moins été tou­chée par les vi­sages peints taillés dans le bois, par le ba­teau qui vous ac­cueille à l’en­trée, par la mai­son de culte, une im­mense construc­tion haute comme une ca­thé­drale, sauf qu’elle est en paille et en bois, venue de Nou­velle-Gui­née, et ainsi de suite. J’ai été par­ti­cu­liè­re­ment im­pres­sion­née par une «case du vil­lage de Me­dina» en Nou­velle-Ir­lande, avec une ali­gnée d’hommes mas­qués qui pa­rais­saient être là en vi­site, prêts à ren­trer chez eux. Ce n’était sans doute pas de­main la veille, une ins­crip­tion m’ap­pre­nait qu’ils étaient là de­puis 1931, une époque où le co­lo­nia­lisme des ethno-col­lec­tion­neurs ne s’était pas en­core remis en ques­tion. L’Océa­nie n’était qu’un mot pour moi, même pas un point sur la carte: ce n’est qu’en ren­trant ce soir-là que j’ai vu, dans un atlas, où cela se trou­vait.

À un des étages su­pé­rieurs, il y avait les masques du car­na­val bâ­lois, en­core une ma­ni­fes­ta­tion cé­lèbre qui date de la nuit des temps, un ri­tuel au­quel les Bâ­lois les plus sé­rieux se prêtent chaque année. Le di­rec­teur d’une des plus grandes banques suisses était même allé jus­qu’à dire à la Té­lé­vi­sion, peu de temps au­pa­ra­vant, que si un krach se pro­dui­sait à la Bourse de New York le jour du Mor­gens­traich (le pre­mier jour du car­na­val), il fau­drait que sa banque s’en sorte sans lui.

J’étais seule dans le musée. Je suis pas­sée de­vant une porte mar­quée privé, je l’ai pous­sée. C’était peut-être un bu­reau, et pour­quoi pas celui d’Yves Bois­sel­lier. Raté. Il n’y avait per­sonne et ce n’était pas un bu­reau.

Je suis donc re­des­cen­due à l’en­trée et je me suis adres­sée à la cais­sière.

«On me dit que vous avez ici un M. Bois­sel­lier qui ex­plique très bien les ob­jets mé­la­né­siens.»

«Vous êtes jour­na­liste?»

Ex­cel­lente idée.

«Oui, jus­te­ment, j’écris pour une revue d’art et je vou­lais par­ler de votre musée, mais je connais mal l’art océa­nien.»

«Ah, M. Bois­sel­lier sera par­fait. Il sait tout. Même moi, qui suis ici de­puis douze ans, j’ai réussi à com­prendre la rai­son de tous ces ob­jets qui ne m’avaient ja­mais in­té­res­sée, grâce à ses ex­pli­ca­tions.»

Elle a em­poi­gné le té­lé­phone avec en­thou­siasme.

«Mon­sieur Bois­sel­lier? Il y a ici une jour­na­liste, ma­dame… ma­dame…»

«Mar­tin», lui ai-je souf­flé. C’était le nom de ma mère, je m’en sers par­fois pour sim­pli­fier.

«… ma­dame Mar­tin, qui ai­me­rait quelques ex­pli­ca­tions sur les ob­jets mé­la­né­siens pour un ar­ticle qu’elle va écrire. … En­tendu.»

À son sou­rire, il était clair que Bois­sel­lier avait une cote d’en­fer.

«Il ar­rive.»

Le type qui a dé­valé l’es­ca­lier trois mi­nutes plus tard était grand, carré, les che­veux très noirs et abon­dants, la mine ave­nante et des yeux qui pa­rais­saient noirs au pre­mier abord, mais qui en fait étaient d’un bleu très foncé. Il por­tait une che­mise blanche dont il avait re­troussé les manches et ou­vert le col, une cra­vate jaune dont le nœud lui des­cen­dait à mi-poi­trine, et un pan­ta­lon noir. La montre à son poi­gnet était du genre qui se re­marque: simple et luxueuse.

Il m’a serré la main sans cher­cher à prou­ver sa force comme le font cer­tains mecs qui vous broient la pogne pour vous in­ci­ter à ad­mi­rer leur vi­gueur. Il sou­riait, mais son sou­rire s’ar­rê­tait en quelque sorte à mi-joue. Ses yeux res­taient tristes. Il était très pâle.

«Ma­dame Mar­tin? Yves Bois­sel­lier. Qu’est-ce que vous vou­lez sa­voir?»

«Tout.»

Il a ri.

«Si seule­ment je pou­vais… Venez, on va faire de notre mieux.»

Il m’a mis une main sous le coude, un geste sans af­fec­ta­tion ni fa­mi­lia­rité. Cela ex­pri­mait à la fois l’au­to­rité et l’en­thou­siasme. Les amis de l’Océa­nie sont mes amis, ou quelque chose dans le genre.

Nous avons tra­versé les pre­mières salles, dont il a dit quelques mots en pas­sant, puis nous avons ­descendu quelques marches, sommes en­trés dans la salle mé­la­né­sienne, et il y est allé:

«Je vais com­men­cer par ce que nous avons de plus ex­cep­tion­nel, la mai­son Ma­lang­gan, qui est un lieu pour le culte des morts.»

Je lui ai mis une main sur le bras.

«Mon­sieur Bois­sel­lier, je suis cer­taine que vos ex­pli­ca­tions me pas­sion­ne­raient, mais en fait je ne suis pas venue pour ça et je ne m’ap­pelle pas Mar­tin. Je viens de la part de Da­niel Girot, je suis Marie Ma­chia­velli.»

Il m’a re­gar­dée un ins­tant avec at­ten­tion, comme si j’étais un des per­son­nages mé­la­né­siens qui nous fai­saient face.

«C’est vous la dé­tec­tive?»

«Non, je ne suis pas dé­tec­tive. Ma spé­cia­lité ce sont les mal­ver­sa­tions fi­nan­cières. Mais Da­niel me prête de l’in­tui­tion, et puis il est vrai que je connais quel­qu’un à la po­lice qui pour­rait nous lais­ser jeter un coup d’œil sur votre dos­sier. Vous l’avez revu, ce dos­sier, de­puis que vous étiez en­fant?»

«Non. J’ai tout fait, mes pa­rents ont tout fait, pour ou­blier. Et par­fois j’y par­viens. Mais, vous voyez, le des­tin ne vou­lait pas. Il a fallu que je ren­contre Jac­que­line.»

«Le des­tin n’est pour rien dans votre ren­contre. Elle vou­lait faire votre connais­sance.»

«Je sais. Et elle a rai­son. J’au­rais pour­tant dû le sa­voir par moi-même. J’au­rais dû tirer les le­çons de l’his­toire suisse ré­cente: on ne peut pas ou­blier. Il faut re­gar­der son passé en face, et le dé­pas­ser. L’en­ter­rer, ça ne sert à rien.»

Un si­lence, pen­dant le­quel il a fixé un point de­vant lui, comme pour prendre de la force à la vue d’un masque aux pom­mettes rouges striées d’ocre et de noir.

«C’est évi­dem­ment plus fa­cile main­te­nant que je vis seul. Tant que j’ai été chez mes pa­rents, c’était im­pos­sible. Ils ont ten­dance à pi­quer une crise à la moindre al­lu­sion.»

«Ils ne croient pas à votre in­no­cence?»

Il est de­venu rouge to­mate, s’est tourné vers moi, les lèvres trem­blantes, les yeux noyés.

«Par­fois, même moi j’en doute. Je sais, là, je sais que je ne me suis pas servi de ce fusil. Et pour­tant j’ai tel­le­ment dû ré­pé­ter ce que j’ai fait ce jour-là, et j’ai tant de fois en­tendu la ver­sion des autres, selon la­quelle j’au­rais tiré, que par mo­ments je ne sais même plus. Alors si, moi, je perds les contours, vous ima­gi­nez, mes pa­rents.»

Il s’est calmé.

«Je crois que mon père est per­suadé que j’ai tué cette jeune femme, mais sans le faire ex­près, peut-être même sans m’en être rendu compte, et que par consé­quent il faut me par­don­ner. Je l’ai en­tendu dis­cu­ter avec notre voi­sin le plus proche, une fois, au début.»

«Vous ha­bi­tiez une mai­son dans les vignes ou au vil­lage?»

«Une mai­son dans les vignes, une des plus an­ciennes, elle date du XVe ou du XVIe siècle, je crois. Elle avait été hor­ri­ble­ment mu­ti­lée, au début du siècle le pro­prié­taire l’avait di­vi­sée en deux et l’avait louée. Lui, il ha­bi­tait au vil­lage, au-des­sus de son pres­soir. On m’a dit que, main­te­nant, le des­cen­dant de ce pro­prié­taire-là a en­tiè­re­ment res­tauré le bâ­ti­ment, et qu’il y vit. Mais nous, nous par­ta­gions en­core la mai­son avec un peintre, qui ha­bi­tait là avec sa très belle femme, je la vois en­core. Elle s’ap­pe­lait Es­ther.»

«Et qu’est-ce que votre père di­sait à ce peintre? Com­ment s’ap­pe­lait-il, d’ailleurs?»

«Mar­got, Me­riot, Ma­riez, quelque chose comme ça. Un jour où ma mère sera seule, je peux lui poser la ques­tion. Elle est plus ra­tion­nelle. Elle a tou­jours eu les pieds sur terre quoi qu’il ar­rive, ce qui n’est pas le cas de mon père, qui est un grand rê­veur.»

«Et vous?»

«Moi, je suis un être entre pa­ren­thèses. Éven­tuel­le­ment un meur­trier qui s’ignore.»

«Nous sommes tous des meur­triers qui s’ignorent, si ça peut vous conso­ler. Per­sonne de nous ne peut dire: à moi, cela n’ar­ri­vera pas.»

«Oui, mais peut-on dire: à moi ce n’est pas ar­rivé, lorsque la so­ciété, votre père com­pris, vous as­sure que c’est ar­rivé?»

«Vous ne voyez pas le petit gar­çon que vous étiez tirer?»

«Non.»

Au­cune hé­si­ta­tion dans la voix, c’était déjà quelque chose.

«Bon. C’est ça, la vé­rité. Vous ne m’avez tou­jours pas ra­conté ce que votre père di­sait au peintre.»

«Il lui di­sait: “Cet en­fant est tel­le­ment jeune, il ne sait même pas ce qu’il fait. Je lui ai dit cent fois de ne pas tou­cher à ce fusil.” “Vous ne trou­vez pas que c’est im­pru­dent d’avoir un fusil de chasse chez soi, à la por­tée du pre­mier en­fant venu, mon cher ami?”, a ré­pondu l’autre. Et mon père: “Qu’en­ten­dez-vous par là? Que le cou­pable ce se­rait moi?” “Pas du tout. Mais si votre fils vous dit qu’il n’a pas tiré, c’est qu’il est per­suadé de ne pas avoir tiré. À votre place, je le croi­rais.” “J’ai­me­rais être aussi cer­tain que vous.”»

Yves s’est passé une main de­vant les yeux.

«J’étais là, cou­ché der­rière le muret de vigne, et j’en­ten­dais mon père dou­ter d’une in­no­cence dont j’étais per­suadé, vous com­pre­nez. Un étran­ger me croyait. Mais mon père me lâ­chait.»

«Vous lui en avez re­parlé, par la suite?»

«Ja­mais. On a dé­mé­nagé, on est venus vivre à Bâle, et on n’a plus ja­mais dis­cuté de cette af­faire. Même main­te­nant, mes pa­rents es­timent qu’il faut ou­blier le passé, et que si à Jac­que­line cela est égal, mieux vaut ne plus y pen­ser. Mais ils sont tout de même hor­ri­fiés. Non, l’hy­po­thèque est trop lourde.»

«Et vous vivez avec ça de­puis vingt ans.»

«Oui.»

C’était dit hum­ble­ment, à vous don­ner la chair de poule. Pen­dant au moins une mi­nute, nous nous sommes tus, tous les deux. Au­tant lais­ser pas­ser l’ange.

«Vous pou­vez quit­ter ce musée, pour au­jour­d’hui?» ai-je fini par de­man­der.

«Sans pro­blème. J’ai fait bien plus que ma demi-jour­née.»

«Je vais aller chez Isaac, le tea-room qui est là sur la place. Je vous pro­pose que vous m’y re­joi­gniez, et que vous me ra­con­tiez en dé­tail ce dont vous vous sou­ve­nez, vous.»

«D’ac­cord.»

Un der­nier re­gard à la mai­son Ma­lang­gan, comme Yves Bois­sel­lier ap­pe­lait la case du vil­lage de Me­dina, sur la­quelle j’au­rais voulu en sa­voir plus, mais ce n’était pas le mo­ment. Nous avions à ré­gler un culte des morts d’un autre genre.

Nous nous sommes quit­tés dans le hall, il m’a serré la main sous le re­gard at­ten­tif de la cais­sière, à qui il n’avait sans doute pas envie de ra­con­ter sa vie.

«Je vous ap­porte la do­cu­men­ta­tion dans un ins­tant, ma­dame», s’est-il cru obligé de dire.

Nous ne nous étions pas concer­tés, mais j’ai saisi l’al­lu­sion au bond:

«Merci, mon­sieur. Et merci aussi pour toutes vos in­for­ma­tions.»

Je suis allée chez Isaac. La place s’était peu­plée, il y avait foule au­tour de tous les mé­tiers fo­rains. La queue de­vant la grande roue s’était al­lon­gée, im­pos­sible de par­ler à Da­niel dont j’en­tre­voyais le haut des boucles à son gui­chet. Il avait trop à faire pour lever la tête.

Yves Bois­sel­lier est ar­rivé peu après. Son vi­sage était pincé. Pour faire di­ver­sion, j’ai com­mandé thé et gâ­teaux pour tous les deux. Et une fois les bois­sons ar­ri­vées, j’ai plongé.

«Je suis dé­so­lée de de­voir vous for­cer à re­vivre tout cela.»

«Sur­tout, ne re­gret­tez rien. Ou on fait quelque chose, ou ja­mais je ne pour­rai épou­ser Jac­que­line. Et ça, ce se­rait le plus hor­rible.»

«C’est vrai. Bon, al­lons-y. Ça vous en­nuie que je prenne quelques notes?»

«Non.»

«Alors… Ra­con­tez-moi cette jour­née dès le début.»

Il a fermé les yeux, s’est pris la tête dans les mains. Le si­lence a bien duré trois mi­nutes. Sou­dain, il a abaissé ses mains et m’a re­gar­dée droit dans les yeux.

«C’était un jour d’août, nous étions en va­cances. Il avait beau­coup plu les jours pré­cé­dents, et la mère d’un des gar­çons avec qui j’al­lais à l’école nous avait lu des his­toires de trap­peurs. Il y avait été ques­tion de fu­sils. J’étais un sacré gar­ne­ment, à l’époque. Il suf­fi­sait qu’on m’in­ter­dise quelque chose pour que je m’y lance sans crainte. Parmi tous les in­ter­dits, il y avait bien en­tendu le fusil de chasse de mon père, une arme mo­deste, je vous prie de croire, à che­vro­tines. Mais enfin, dan­ge­reuse tout de même, elle tuait son che­vreuil et son lapin. Avec toutes ces his­toires de Davy Cro­ckett qui sor­tait par moins vingt de­grés chas­ser la martre, je me suis dit que je pour­rais l’imi­ter, je trou­vais ça super.»

«Mais enfin, ce fusil de chasse, il n’était pas sus­pendu à un clou à votre por­tée, tout de même?»

«Bien sûr que non! Il était dans une ar­moire fer­mée à double tour. Mais je sa­vais où mes pa­rents ca­chaient la clé. Ce n’était pas la pre­mière fois que je pre­nais ce fusil. J’avais ra­massé une bonne en­gueu­lade de ma mère. Il était d’ailleurs tou­jours dé­chargé. À l’époque, les en­gueu­lades ne m’im­pres­sion­naient pas. Ce jour-là j’ai trouvé sans peine la clé de l’ar­moire, et j’ai pris le fusil. Je l’ai chargé (j’avais ap­pris ça en re­gar­dant faire mon père) et je suis sorti.»

J’ai ou­vert la bouche, il a levé une main et il m’a cou­pée.

«Et sur­tout ne dites pas qu’un gamin de neuf ans est in­ca­pable de char­ger un fusil. Je ne sais pas de quoi un gamin de neuf ans est ca­pable mais, pour moi, char­ger ce fusil, c’était un jeu. J’ai tou­jours été ha­bile de mes mains, je vous construis un meuble quand vous vou­drez. Alors, vous com­pre­nez, char­ger un fusil, c’était la moindre des choses.»

«Ad­met­tons. Vous êtes sorti.»

«Oui, je vou­lais at­tra­per des écu­reuils, et je sa­vais où en trou­ver. Il y a un che­min, le Saut du Loup, tout en haut des vignes et non loin de l’au­to­route, où la forêt et la vigne se touchent. Il y a une grande villa, aussi, avec un mur très haut. J’al­lais sou­vent dans le coin, la villa était le plus sou­vent in­ha­bi­tée. Il y avait un grand parc, dans le­quel je me glis­sais, et que je croyais (je ne sais pour­quoi) être le seul à fré­quen­ter. J’en connais­sais les moindres re­coins. Il était bourré d’écu­reuils. J’étais se­rein: je pou­vais tirer mon ani­mal en toute sé­cu­rité, per­sonne ne m’en­ten­drait et per­sonne ne ris­quait rien, puis­qu’il n’y avait per­sonne. Par la suite, on m’a fait pas­ser pour un in­cons­cient, mais c’est faux. J’étais té­mé­raire, mais très rai­son­nable. Il fal­lait tou­jours qu’il y ait une lo­gique à ce que je fai­sais. Mes co­pains trou­vaient même que j’étais un em­mer­deur parce que je vou­lais tou­jours trou­ver une rai­son à tout.»

Il s’est in­ter­rompu, et pen­dant une bonne mi­nute ses yeux fixes se sont per­dus dans le vide. On ar­ri­vait pro­ba­ble­ment au mo­ment cru­cial.

«Bon, alors vous êtes monté au Saut du Loup avec le fusil de papa. Et puis?»

«Je me glisse dans le parc de la villa, et j’ai à peine le temps de poser mes af­faires pour me pré­pa­rer à la chasse que j’ai la sur­prise de ma vie: il y avait quel­qu’un. J’ai jeté un re­gard vers la villa, mais tout était fermé comme d’ha­bi­tude. À y bien re­gar­der, j’ai d’ailleurs constaté que j’avais déjà vu cette per­sonne: c’était Lisa May, la nièce des Ti­bault. Je connais­sais ses pa­rents: M. May était pas­teur, je crois. Mme May ve­nait au vil­lage l’été, avec sa fille. Lorsque j’étais petit, elle fai­sait les meilleures pâ­tis­se­ries de tout Épesses, et on l’ai­mait bien, parce qu’elle nous ga­vait de dou­ceurs, et puis elle ai­mait or­ga­ni­ser des jeux, elle était avec nous comme une pe­tite fille. Tout le monde l’a re­gret­tée quand elle est morte. Je ne de­vais pas avoir plus de cinq ans, à l’époque, mais je ne l’ai pas ou­bliée, tant elle était chouette. On al­lait sou­vent traî­ner sous les fe­nêtres des Ti­bault, en été. Ils ha­bi­taient sur la place du vil­lage, c’était d’au­tant plus fa­cile. Lisa, c’était une grande noi­raude. Je ne me sou­viens pas d’elle ga­mine, parce que j’étais trop petit. Mais cer­tains gar­çons qui avaient treize ou qua­torze ans cette an­née-là trou­vaient qu’elle était de­ve­nue bien crâ­neuse, de­puis l’an­née pré­cé­dente.»

Il a eu un petit rire.

«Au­jour­d’hui je di­rais qu’elle était sou­dain de­ve­nue une femme, et une très belle plante, avec ça.»

Un grand sou­pir.

«Bref, elle a sou­dain surgi de­vant moi, et j’ai vrai­ment eu peur. “Qu’est-ce que tu fa­briques là, che­na­pan?” “Rien.” “Com­ment, rien? Et cette be­sace, et ce fusil, c’est quoi?” Je ne sa­vais que ré­pondre, j’ai dû lâ­cher quelques “euh” em­bar­ras­sés. Elle est par­tie dans une dia­tribe contre les jouets guer­riers: pas éton­nant que tous les mecs soient agres­sifs en­suite, di­sait-elle, et ce­tera, et ce­tera. Elle m’éner­vait à la fin, alors je lui fais, im­bé­cile que je suis: “J’sais pas ce que tu ra­contes, mais ce n’est pas un jouet. C’est un vrai fusil de chasse.” Elle a fait un bond haut comme ça. “Quoi? Un vrai fusil de chasse? Et il est chargé?” “Bien sûr qu’il est chargé. Je l’ai pris pour chas­ser.” “Tes pa­rents le savent?” J’ai dit oui, j’al­lais pas lui ra­con­ter que je l’avais pris en ca­chette. Alors elle est venue se mettre à côté de moi d’un pas pru­dent, on au­rait dit qu’elle mar­chait sur des œufs, et d’un geste brusque elle m’a dé­bar­rassé de ce fusil, mais alors pire qu’Hou­dini.»

Son rire était dou­lou­reux, mais il a ri.

«Elle m’a passé un savon, ça a dû durer dix mi­nutes. Puis tout à coup elle a re­gardé sa montre, et elle s’est in­ter­rom­pue aussi sec. “Bon”, qu’elle me fait, “tu rentres chez toi illico presto.” “Rends-moi mon fusil.” “Tu ri­goles, ou quoi? Ils le rangent où, tes pa­rents?” Je lui ai ex­pli­qué. “Bon, je vais te faire une fleur parce que je suis très très gen­tille. Tu t’ar­ranges pour que la porte de la cave soit ou­verte, pour que l’ar­moire ne soit pas fer­mée à clé, et j’irai poser ton fusil moi-même d’ici une heure. Mais main­te­nant, tu dé­guer­pis.” Je crois qu’à ce mo­ment-là j’ai réa­lisé pour la pre­mière fois qu’elle avait un ran­card, sinon pour­quoi au­rait-elle été là? Et du coup j’ai re­mar­qué qu’elle por­tait une très jolie robe que je ne lui avais ja­mais vue. Mais je n’ai même pas eu le temps d’y ré­flé­chir, sur l’ins­tant. J’ai com­pris qu’elle vou­lait que je parte, et je suis parti. J’avais la ferme in­ten­tion de grim­per dans un arbre pour voir qui elle at­ten­dait. Je suis donc sorti sur le che­min, et je cher­chais l’arbre le plus pro­pice, mais elle y avait pensé aussi. Elle est sor­tie der­rière moi et m’a dit d’une voix me­na­çante: “Si tu n’as pas dis­paru de ce che­min de vigne dans dix se­condes, j’ap­pelle tes pa­rents et je leur ra­conte tout.” J’ai dis­paru du che­min de vigne, et suis ren­tré à la mai­son.»

«Vous avez croisé quel­qu’un?»

«Non, per­sonne.»

«Il était quelle heure, d’après vous?»

«Vers quatre ou cinq heures. Je ne sais plus exac­te­ment.»

«Et en­suite?»

«En­suite, j’ai re­gardé où était ma mère, elle était à la cui­sine. Mon père, lui, était au bou­lot. J’ai vé­ri­fié que la porte de la cave qui don­nait sur la rue soit ou­verte, je me suis as­suré que l’ar­moire n’était pas fer­mée à clé, et je suis allé sur la place jouer avec les autres. Je dois dire que pour moi l’af­faire était ré­glée, et que je n’y ai tout sim­ple­ment plus pensé.»

De nou­veau le re­gard fixé dans le loin­tain.

«Et puis, vers neuf heures du soir, ar­rive le flic du vil­lage et il de­mande mon père. Vous allez pen­ser que j’étais un idiot, mais je n’ai pas songé un seul ins­tant que ça pou­vait avoir un rap­port avec le fusil. Ils sont allés dans une pièce que mon père ap­pe­lait son bu­reau, et le flic lui a dit qu’on avait ra­massé son fusil de chasse à côté du ca­davre de Lisa May. Ils l’avaient trou­vée par ha­sard, juste à l’in­té­rieur du parc, près du trou de la haie par où je pas­sais tou­jours, et par où elle était elle-même pas­sée lors­qu’elle m’avait sur­pris. D’abord, per­sonne n’a songé à moi, qui étais tout fa­raud à la cui­sine et ne pen­sais tou­jours pas au fusil. Mon père est des­cendu à la cave, a constaté que l’ar­moire était ou­verte, que le fusil avait dis­paru. Il a dit ne pas com­prendre, le flic l’a amené au poste, je pense même qu’ils ont dû aller à Lau­sanne. Mais à moi per­sonne n’a rien dit, et c’était l’heure d’al­ler me cou­cher, j’ai dormi du som­meil du juste. L’en­fer dont je ne suis plus tout à fait sorti de­puis a com­mencé le len­de­main matin.»

Sa voix s’est mise à trem­bler, et deux grosses larmes ont lit­té­ra­le­ment giclé de ses yeux. Une fois en­core, cela m’a donné la chair de poule. Je ne sa­vais que dire. Il a avalé une ou deux fois, et il al­lait conti­nuer lorsque la som­me­lière s’est ap­pro­chée:

«Je peux en­cais­ser? J’ai fini mon ser­vice.»

Il a sorti son por­te­feuille, et je l’ai laissé faire. Ça l’oc­cu­pait, de pen­ser à payer. J’ai at­tendu que la som­me­lière se soit éloi­gnée:

«Qu’est-ce que vous di­riez qu’on change de cré­me­rie?»

Il m’a lancé un coup d’œil re­con­nais­sant, comme si je le dé­li­vrais de quelque chose.

«Très bonne idée, al­lons boire une bière au Res­tau­rant de la Kuns­thalle.»

Dans la rue, il a en­chaîné comme si rien ne nous avait in­ter­rom­pus.

«Mon père est venu me ré­veiller, il avait les yeux rou­gis par la nuit d’in­som­nie qu’il ve­nait de vivre. “Dis-moi, Yves, est-ce que tu as pris mon fusil de chasse, hier?” Ma pre­mière pen­sée a été que cette pim­bêche m’avait trahi. Elle avait pour­tant pro­mis, la vache, que je me suis dit. Je me suis contenté de re­gar­der mon père en des­sous, sans rien dire. Il a conti­nué tout seul: “Parce que vois-tu il est ar­rivé un mal­heur: on a trouvé Lisa May au Saut du Loup, elle était morte d’une dé­charge de mon fusil de chasse, le fusil était à côté de son ca­davre. Et les seules em­preintes qu’on dis­tingue sur ce fusil, ce sont celles de Lisa, et celles d’un en­fant. Il va fal­loir que tu ailles au poste de po­lice pour qu’on prenne les tiennes.”»

Il a fait quelques pas en si­lence.

«Je suis allé à ce poste de po­lice, et j’ai la sen­sa­tion de ne pas en être sorti pen­dant huit jours. On m’a posé dix mille ques­tions. J’ai ra­conté exac­te­ment ce que je viens de vous ra­con­ter, j’ai dû le ré­pé­ter pen­dant des se­maines à des po­li­ciers, à des psy­cho­logues, à des tra­vailleurs so­ciaux, au juge des mi­neurs, à l’avo­cat de mon père, à mes co­pains, à mes pa­rents… À la fin, je ne sa­vais même plus si ce que je di­sais était vrai­ment vrai.»

Un rire amer.

«Il y a vingt ans que je n’ai plus ra­conté cette his­toire à per­sonne. Mais au­jour­d’hui, en la re­pre­nant pour vous, j’ai la même sen­sa­tion d’ir­réa­lité que lors du pro­cès.»

Il a poussé la porte du bis­trot, est entré, m’a fait en­trer, selon le ri­tuel du par­fait gent­le­man.

Ce n’était pas trop plein vu l’heure, nous avons trouvé un coin tran­quille et Bois­sel­lier a com­mandé des bières.

«Est-ce que vous vous sou­ve­nez du com­mis­saire qui s’est oc­cupé de vous?», ai-je de­mandé, sans trop y croire. Et bien en­tendu il ne s’en sou­ve­nait pas.

«Et du juge des mi­neurs?»

Il a se­coué la tête.

«Je sais qu’il y en avait un, c’est tout.»

«Vous êtes allé au pro­cès?»

«Oui. À huis clos, parce que j’avais dix ans. Mon nom n’a ja­mais été di­vul­gué. Per­sonne ne sait rien, mis à part le fait que tout Épesses est convaincu que je suis un meur­trier in­no­cent, mais un meur­trier tout de même. Y com­pris les pa­rents de Jac­que­line. Son père, sur­tout. Lisa était la fille de feu sa sœur ché­rie, et c’était son por­trait cra­ché. En la voyant, M. Ti­bault re­voyait sa sœur, et il avait paré Lisa de toutes les ver­tus de cette sœur dé­funte.»

«Pour­quoi? Elle ne les avait pas?»

«Fran­che­ment, je n’en sais rien. Elle a long­temps été un des en­fants qui cou­raient chaque été sur cette place d’Épesses où il n’y a pas de cir­cu­la­tion et où on ne risque rien; je ne l’ai ja­mais vrai­ment re­mar­quée. Quant à l’été où elle est morte, elle ne jouait plus avec nous, fai­sait sa de­moi­selle, et du coup je ne me suis pas in­té­ressé à elle non plus parce que les filles, à ce mo­ment-là de ma vie, ne me tou­chaient pas en tant que telles. Mes co­pines pré­fé­rées étaient celles qui grim­paient aux arbres, qui jouaient aux billes ou qui cou­raient les che­mins de vigne pour voir si on at­tra­pe­rait des lé­zards.»

«Vous n’avez aucun do­cu­ment?»

«Aucun. Mon père doit avoir les pa­piers of­fi­ciels. Ils l’ont soup­çonné, au début. Mais pour finir tous les soup­çons se sont re­por­tés sur moi. Bien en­tendu, mon père a pris un avo­cat, et tutti quanti.»

«Vous vous sou­ve­nez de son nom?»

«Oui, ce­lui-là oui. Mon père le fré­quente tou­jours: Au­guste Che­val­ley.»

C’était déjà ça.

J’al­lais avoir du bou­lot. J’ai re­gardé ma montre: il était près de six heures.

«Écou­tez, main­te­nant je vous quitte, il faut que je ré­flé­chisse à une stra­té­gie. Vous m’au­to­ri­sez à voir qui je veux?»

Il a eu un geste.

«Qui vous vou­lez.»

«Bon, dans ce cas-là, don­nez-moi dix francs.»

Il a levé très haut le sour­cil, mais n’a pas dis­cuté. Il a sorti un billet de dix francs. Pen­dant ce temps j’ai pris le menu qui traî­nait sur la table, je l’ai re­tourné du côté vierge, l’ai dé­chiré en deux par­ties, et sur la pre­mière j’ai écrit: «J’au­to­rise Mme Marie Ma­chia­velli, dont j’em­ploie les ser­vices, à agir en mon nom.»

«Si­gnez-moi ça.»

Sur la se­conde moi­tié j’ai noté: «Reçu de mon client M. Yves Bois­sel­lier la somme de fr. 10.– à titre d’arrhes.» Et j’ai signé.

«C’est un peu som­maire, mais c’est pro­vi­soire, de­main matin on vous en­voie un contrat et une pro­cu­ra­tion en bonne et due forme.»

Il a signé, j’ai em­po­ché les dix francs et sa pro­cu­ra­tion, il a pris mon reçu.

«Voilà, vous êtes mon client. Tout ce que vous m’avez dit et tout ce que j’ap­pren­drai reste stric­te­ment confi­den­tiel, et en prin­cipe je ne tra­vaille que pour vous. Vous avez un avo­cat?»

«Moi? Un avo­cat? Pour quoi faire?»

J’au­rais pu lui ex­pli­quer lon­gue­ment, mais je n’avais pas envie de man­quer le train sui­vant. Je me suis conten­tée d’un geste et lui ai dit en me le­vant:

«Les gens ont par­fois un avo­cat. On ne sait ja­mais…»

«Je n’ai pas l’in­ten­tion de me re­plon­ger dans les en­nuis.»

Je me suis abs­te­nue de com­men­taire. Nous avons pris congé et je me suis di­ri­gée d’un pas alerte vers la gare.

(à suivre)

«Le Sou­rire de Lisa» a été réa­lisé par Ber­nard Cam­piche Édi­teur,

avec la col­la­bo­ra­tion de Marie Fin­ger, Ma­rie-Claude Schoen­dorff et Da­niela Spring. Cou­ver­ture: pho­to­gra­phie de Laurent Co­chet

Tous droits ré­ser­vés © Ber­nard Cam­piche Édi­teur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

 

 

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