Le Sourire de Lisa
Une enquête de Marie Machiavelli
II
J’ai acheté mon billet et suis partie dans les salles. Je ne connais rien aux objets océaniens, mais je suppose qu’il n’est pas nécessaire de savoir pour être ému. Le savoir amène certainement d’autres émotions, moins immédiates. Mais ignare comme je l’étais ce jour-là, je n’en ai pas moins été touchée par les visages peints taillés dans le bois, par le bateau qui vous accueille à l’entrée, par la maison de culte, une immense construction haute comme une cathédrale, sauf qu’elle est en paille et en bois, venue de Nouvelle-Guinée, et ainsi de suite. J’ai été particulièrement impressionnée par une «case du village de Medina» en Nouvelle-Irlande, avec une alignée d’hommes masqués qui paraissaient être là en visite, prêts à rentrer chez eux. Ce n’était sans doute pas demain la veille, une inscription m’apprenait qu’ils étaient là depuis 1931, une époque où le colonialisme des ethno-collectionneurs ne s’était pas encore remis en question. L’Océanie n’était qu’un mot pour moi, même pas un point sur la carte: ce n’est qu’en rentrant ce soir-là que j’ai vu, dans un atlas, où cela se trouvait.
À un des étages supérieurs, il y avait les masques du carnaval bâlois, encore une manifestation célèbre qui date de la nuit des temps, un rituel auquel les Bâlois les plus sérieux se prêtent chaque année. Le directeur d’une des plus grandes banques suisses était même allé jusqu’à dire à la Télévision, peu de temps auparavant, que si un krach se produisait à la Bourse de New York le jour du Morgenstraich (le premier jour du carnaval), il faudrait que sa banque s’en sorte sans lui.
J’étais seule dans le musée. Je suis passée devant une porte marquée privé, je l’ai poussée. C’était peut-être un bureau, et pourquoi pas celui d’Yves Boissellier. Raté. Il n’y avait personne et ce n’était pas un bureau.
Je suis donc redescendue à l’entrée et je me suis adressée à la caissière.
«On me dit que vous avez ici un M. Boissellier qui explique très bien les objets mélanésiens.»
«Vous êtes journaliste?»
Excellente idée.
«Oui, justement, j’écris pour une revue d’art et je voulais parler de votre musée, mais je connais mal l’art océanien.»
«Ah, M. Boissellier sera parfait. Il sait tout. Même moi, qui suis ici depuis douze ans, j’ai réussi à comprendre la raison de tous ces objets qui ne m’avaient jamais intéressée, grâce à ses explications.»
Elle a empoigné le téléphone avec enthousiasme.
«Monsieur Boissellier? Il y a ici une journaliste, madame… madame…»
«Martin», lui ai-je soufflé. C’était le nom de ma mère, je m’en sers parfois pour simplifier.
«… madame Martin, qui aimerait quelques explications sur les objets mélanésiens pour un article qu’elle va écrire. … Entendu.»
À son sourire, il était clair que Boissellier avait une cote d’enfer.
«Il arrive.»
Le type qui a dévalé l’escalier trois minutes plus tard était grand, carré, les cheveux très noirs et abondants, la mine avenante et des yeux qui paraissaient noirs au premier abord, mais qui en fait étaient d’un bleu très foncé. Il portait une chemise blanche dont il avait retroussé les manches et ouvert le col, une cravate jaune dont le nœud lui descendait à mi-poitrine, et un pantalon noir. La montre à son poignet était du genre qui se remarque: simple et luxueuse.
Il m’a serré la main sans chercher à prouver sa force comme le font certains mecs qui vous broient la pogne pour vous inciter à admirer leur vigueur. Il souriait, mais son sourire s’arrêtait en quelque sorte à mi-joue. Ses yeux restaient tristes. Il était très pâle.
«Madame Martin? Yves Boissellier. Qu’est-ce que vous voulez savoir?»
«Tout.»
Il a ri.
«Si seulement je pouvais… Venez, on va faire de notre mieux.»
Il m’a mis une main sous le coude, un geste sans affectation ni familiarité. Cela exprimait à la fois l’autorité et l’enthousiasme. Les amis de l’Océanie sont mes amis, ou quelque chose dans le genre.
Nous avons traversé les premières salles, dont il a dit quelques mots en passant, puis nous avons descendu quelques marches, sommes entrés dans la salle mélanésienne, et il y est allé:
«Je vais commencer par ce que nous avons de plus exceptionnel, la maison Malanggan, qui est un lieu pour le culte des morts.»
Je lui ai mis une main sur le bras.
«Monsieur Boissellier, je suis certaine que vos explications me passionneraient, mais en fait je ne suis pas venue pour ça et je ne m’appelle pas Martin. Je viens de la part de Daniel Girot, je suis Marie Machiavelli.»
Il m’a regardée un instant avec attention, comme si j’étais un des personnages mélanésiens qui nous faisaient face.
«C’est vous la détective?»
«Non, je ne suis pas détective. Ma spécialité ce sont les malversations financières. Mais Daniel me prête de l’intuition, et puis il est vrai que je connais quelqu’un à la police qui pourrait nous laisser jeter un coup d’œil sur votre dossier. Vous l’avez revu, ce dossier, depuis que vous étiez enfant?»
«Non. J’ai tout fait, mes parents ont tout fait, pour oublier. Et parfois j’y parviens. Mais, vous voyez, le destin ne voulait pas. Il a fallu que je rencontre Jacqueline.»
«Le destin n’est pour rien dans votre rencontre. Elle voulait faire votre connaissance.»
«Je sais. Et elle a raison. J’aurais pourtant dû le savoir par moi-même. J’aurais dû tirer les leçons de l’histoire suisse récente: on ne peut pas oublier. Il faut regarder son passé en face, et le dépasser. L’enterrer, ça ne sert à rien.»
Un silence, pendant lequel il a fixé un point devant lui, comme pour prendre de la force à la vue d’un masque aux pommettes rouges striées d’ocre et de noir.
«C’est évidemment plus facile maintenant que je vis seul. Tant que j’ai été chez mes parents, c’était impossible. Ils ont tendance à piquer une crise à la moindre allusion.»
«Ils ne croient pas à votre innocence?»
Il est devenu rouge tomate, s’est tourné vers moi, les lèvres tremblantes, les yeux noyés.
«Parfois, même moi j’en doute. Je sais, là, je sais que je ne me suis pas servi de ce fusil. Et pourtant j’ai tellement dû répéter ce que j’ai fait ce jour-là, et j’ai tant de fois entendu la version des autres, selon laquelle j’aurais tiré, que par moments je ne sais même plus. Alors si, moi, je perds les contours, vous imaginez, mes parents.»
Il s’est calmé.
«Je crois que mon père est persuadé que j’ai tué cette jeune femme, mais sans le faire exprès, peut-être même sans m’en être rendu compte, et que par conséquent il faut me pardonner. Je l’ai entendu discuter avec notre voisin le plus proche, une fois, au début.»
«Vous habitiez une maison dans les vignes ou au village?»
«Une maison dans les vignes, une des plus anciennes, elle date du XVe ou du XVIe siècle, je crois. Elle avait été horriblement mutilée, au début du siècle le propriétaire l’avait divisée en deux et l’avait louée. Lui, il habitait au village, au-dessus de son pressoir. On m’a dit que, maintenant, le descendant de ce propriétaire-là a entièrement restauré le bâtiment, et qu’il y vit. Mais nous, nous partagions encore la maison avec un peintre, qui habitait là avec sa très belle femme, je la vois encore. Elle s’appelait Esther.»
«Et qu’est-ce que votre père disait à ce peintre? Comment s’appelait-il, d’ailleurs?»
«Margot, Meriot, Mariez, quelque chose comme ça. Un jour où ma mère sera seule, je peux lui poser la question. Elle est plus rationnelle. Elle a toujours eu les pieds sur terre quoi qu’il arrive, ce qui n’est pas le cas de mon père, qui est un grand rêveur.»
«Et vous?»
«Moi, je suis un être entre parenthèses. Éventuellement un meurtrier qui s’ignore.»
«Nous sommes tous des meurtriers qui s’ignorent, si ça peut vous consoler. Personne de nous ne peut dire: à moi, cela n’arrivera pas.»
«Oui, mais peut-on dire: à moi ce n’est pas arrivé, lorsque la société, votre père compris, vous assure que c’est arrivé?»
«Vous ne voyez pas le petit garçon que vous étiez tirer?»
«Non.»
Aucune hésitation dans la voix, c’était déjà quelque chose.
«Bon. C’est ça, la vérité. Vous ne m’avez toujours pas raconté ce que votre père disait au peintre.»
«Il lui disait: “Cet enfant est tellement jeune, il ne sait même pas ce qu’il fait. Je lui ai dit cent fois de ne pas toucher à ce fusil.” “Vous ne trouvez pas que c’est imprudent d’avoir un fusil de chasse chez soi, à la portée du premier enfant venu, mon cher ami?”, a répondu l’autre. Et mon père: “Qu’entendez-vous par là? Que le coupable ce serait moi?” “Pas du tout. Mais si votre fils vous dit qu’il n’a pas tiré, c’est qu’il est persuadé de ne pas avoir tiré. À votre place, je le croirais.” “J’aimerais être aussi certain que vous.”»
Yves s’est passé une main devant les yeux.
«J’étais là, couché derrière le muret de vigne, et j’entendais mon père douter d’une innocence dont j’étais persuadé, vous comprenez. Un étranger me croyait. Mais mon père me lâchait.»
«Vous lui en avez reparlé, par la suite?»
«Jamais. On a déménagé, on est venus vivre à Bâle, et on n’a plus jamais discuté de cette affaire. Même maintenant, mes parents estiment qu’il faut oublier le passé, et que si à Jacqueline cela est égal, mieux vaut ne plus y penser. Mais ils sont tout de même horrifiés. Non, l’hypothèque est trop lourde.»
«Et vous vivez avec ça depuis vingt ans.»
«Oui.»
C’était dit humblement, à vous donner la chair de poule. Pendant au moins une minute, nous nous sommes tus, tous les deux. Autant laisser passer l’ange.
«Vous pouvez quitter ce musée, pour aujourd’hui?» ai-je fini par demander.
«Sans problème. J’ai fait bien plus que ma demi-journée.»
«Je vais aller chez Isaac, le tea-room qui est là sur la place. Je vous propose que vous m’y rejoigniez, et que vous me racontiez en détail ce dont vous vous souvenez, vous.»
«D’accord.»
Un dernier regard à la maison Malanggan, comme Yves Boissellier appelait la case du village de Medina, sur laquelle j’aurais voulu en savoir plus, mais ce n’était pas le moment. Nous avions à régler un culte des morts d’un autre genre.
Nous nous sommes quittés dans le hall, il m’a serré la main sous le regard attentif de la caissière, à qui il n’avait sans doute pas envie de raconter sa vie.
«Je vous apporte la documentation dans un instant, madame», s’est-il cru obligé de dire.
Nous ne nous étions pas concertés, mais j’ai saisi l’allusion au bond:
«Merci, monsieur. Et merci aussi pour toutes vos informations.»
Je suis allée chez Isaac. La place s’était peuplée, il y avait foule autour de tous les métiers forains. La queue devant la grande roue s’était allongée, impossible de parler à Daniel dont j’entrevoyais le haut des boucles à son guichet. Il avait trop à faire pour lever la tête.
Yves Boissellier est arrivé peu après. Son visage était pincé. Pour faire diversion, j’ai commandé thé et gâteaux pour tous les deux. Et une fois les boissons arrivées, j’ai plongé.
«Je suis désolée de devoir vous forcer à revivre tout cela.»
«Surtout, ne regrettez rien. Ou on fait quelque chose, ou jamais je ne pourrai épouser Jacqueline. Et ça, ce serait le plus horrible.»
«C’est vrai. Bon, allons-y. Ça vous ennuie que je prenne quelques notes?»
«Non.»
«Alors… Racontez-moi cette journée dès le début.»
Il a fermé les yeux, s’est pris la tête dans les mains. Le silence a bien duré trois minutes. Soudain, il a abaissé ses mains et m’a regardée droit dans les yeux.
«C’était un jour d’août, nous étions en vacances. Il avait beaucoup plu les jours précédents, et la mère d’un des garçons avec qui j’allais à l’école nous avait lu des histoires de trappeurs. Il y avait été question de fusils. J’étais un sacré garnement, à l’époque. Il suffisait qu’on m’interdise quelque chose pour que je m’y lance sans crainte. Parmi tous les interdits, il y avait bien entendu le fusil de chasse de mon père, une arme modeste, je vous prie de croire, à chevrotines. Mais enfin, dangereuse tout de même, elle tuait son chevreuil et son lapin. Avec toutes ces histoires de Davy Crockett qui sortait par moins vingt degrés chasser la martre, je me suis dit que je pourrais l’imiter, je trouvais ça super.»
«Mais enfin, ce fusil de chasse, il n’était pas suspendu à un clou à votre portée, tout de même?»
«Bien sûr que non! Il était dans une armoire fermée à double tour. Mais je savais où mes parents cachaient la clé. Ce n’était pas la première fois que je prenais ce fusil. J’avais ramassé une bonne engueulade de ma mère. Il était d’ailleurs toujours déchargé. À l’époque, les engueulades ne m’impressionnaient pas. Ce jour-là j’ai trouvé sans peine la clé de l’armoire, et j’ai pris le fusil. Je l’ai chargé (j’avais appris ça en regardant faire mon père) et je suis sorti.»
J’ai ouvert la bouche, il a levé une main et il m’a coupée.
«Et surtout ne dites pas qu’un gamin de neuf ans est incapable de charger un fusil. Je ne sais pas de quoi un gamin de neuf ans est capable mais, pour moi, charger ce fusil, c’était un jeu. J’ai toujours été habile de mes mains, je vous construis un meuble quand vous voudrez. Alors, vous comprenez, charger un fusil, c’était la moindre des choses.»
«Admettons. Vous êtes sorti.»
«Oui, je voulais attraper des écureuils, et je savais où en trouver. Il y a un chemin, le Saut du Loup, tout en haut des vignes et non loin de l’autoroute, où la forêt et la vigne se touchent. Il y a une grande villa, aussi, avec un mur très haut. J’allais souvent dans le coin, la villa était le plus souvent inhabitée. Il y avait un grand parc, dans lequel je me glissais, et que je croyais (je ne sais pourquoi) être le seul à fréquenter. J’en connaissais les moindres recoins. Il était bourré d’écureuils. J’étais serein: je pouvais tirer mon animal en toute sécurité, personne ne m’entendrait et personne ne risquait rien, puisqu’il n’y avait personne. Par la suite, on m’a fait passer pour un inconscient, mais c’est faux. J’étais téméraire, mais très raisonnable. Il fallait toujours qu’il y ait une logique à ce que je faisais. Mes copains trouvaient même que j’étais un emmerdeur parce que je voulais toujours trouver une raison à tout.»
Il s’est interrompu, et pendant une bonne minute ses yeux fixes se sont perdus dans le vide. On arrivait probablement au moment crucial.
«Bon, alors vous êtes monté au Saut du Loup avec le fusil de papa. Et puis?»
«Je me glisse dans le parc de la villa, et j’ai à peine le temps de poser mes affaires pour me préparer à la chasse que j’ai la surprise de ma vie: il y avait quelqu’un. J’ai jeté un regard vers la villa, mais tout était fermé comme d’habitude. À y bien regarder, j’ai d’ailleurs constaté que j’avais déjà vu cette personne: c’était Lisa May, la nièce des Tibault. Je connaissais ses parents: M. May était pasteur, je crois. Mme May venait au village l’été, avec sa fille. Lorsque j’étais petit, elle faisait les meilleures pâtisseries de tout Épesses, et on l’aimait bien, parce qu’elle nous gavait de douceurs, et puis elle aimait organiser des jeux, elle était avec nous comme une petite fille. Tout le monde l’a regrettée quand elle est morte. Je ne devais pas avoir plus de cinq ans, à l’époque, mais je ne l’ai pas oubliée, tant elle était chouette. On allait souvent traîner sous les fenêtres des Tibault, en été. Ils habitaient sur la place du village, c’était d’autant plus facile. Lisa, c’était une grande noiraude. Je ne me souviens pas d’elle gamine, parce que j’étais trop petit. Mais certains garçons qui avaient treize ou quatorze ans cette année-là trouvaient qu’elle était devenue bien crâneuse, depuis l’année précédente.»
Il a eu un petit rire.
«Aujourd’hui je dirais qu’elle était soudain devenue une femme, et une très belle plante, avec ça.»
Un grand soupir.
«Bref, elle a soudain surgi devant moi, et j’ai vraiment eu peur. “Qu’est-ce que tu fabriques là, chenapan?” “Rien.” “Comment, rien? Et cette besace, et ce fusil, c’est quoi?” Je ne savais que répondre, j’ai dû lâcher quelques “euh” embarrassés. Elle est partie dans une diatribe contre les jouets guerriers: pas étonnant que tous les mecs soient agressifs ensuite, disait-elle, et cetera, et cetera. Elle m’énervait à la fin, alors je lui fais, imbécile que je suis: “J’sais pas ce que tu racontes, mais ce n’est pas un jouet. C’est un vrai fusil de chasse.” Elle a fait un bond haut comme ça. “Quoi? Un vrai fusil de chasse? Et il est chargé?” “Bien sûr qu’il est chargé. Je l’ai pris pour chasser.” “Tes parents le savent?” J’ai dit oui, j’allais pas lui raconter que je l’avais pris en cachette. Alors elle est venue se mettre à côté de moi d’un pas prudent, on aurait dit qu’elle marchait sur des œufs, et d’un geste brusque elle m’a débarrassé de ce fusil, mais alors pire qu’Houdini.»
Son rire était douloureux, mais il a ri.
«Elle m’a passé un savon, ça a dû durer dix minutes. Puis tout à coup elle a regardé sa montre, et elle s’est interrompue aussi sec. “Bon”, qu’elle me fait, “tu rentres chez toi illico presto.” “Rends-moi mon fusil.” “Tu rigoles, ou quoi? Ils le rangent où, tes parents?” Je lui ai expliqué. “Bon, je vais te faire une fleur parce que je suis très très gentille. Tu t’arranges pour que la porte de la cave soit ouverte, pour que l’armoire ne soit pas fermée à clé, et j’irai poser ton fusil moi-même d’ici une heure. Mais maintenant, tu déguerpis.” Je crois qu’à ce moment-là j’ai réalisé pour la première fois qu’elle avait un rancard, sinon pourquoi aurait-elle été là? Et du coup j’ai remarqué qu’elle portait une très jolie robe que je ne lui avais jamais vue. Mais je n’ai même pas eu le temps d’y réfléchir, sur l’instant. J’ai compris qu’elle voulait que je parte, et je suis parti. J’avais la ferme intention de grimper dans un arbre pour voir qui elle attendait. Je suis donc sorti sur le chemin, et je cherchais l’arbre le plus propice, mais elle y avait pensé aussi. Elle est sortie derrière moi et m’a dit d’une voix menaçante: “Si tu n’as pas disparu de ce chemin de vigne dans dix secondes, j’appelle tes parents et je leur raconte tout.” J’ai disparu du chemin de vigne, et suis rentré à la maison.»
«Vous avez croisé quelqu’un?»
«Non, personne.»
«Il était quelle heure, d’après vous?»
«Vers quatre ou cinq heures. Je ne sais plus exactement.»
«Et ensuite?»
«Ensuite, j’ai regardé où était ma mère, elle était à la cuisine. Mon père, lui, était au boulot. J’ai vérifié que la porte de la cave qui donnait sur la rue soit ouverte, je me suis assuré que l’armoire n’était pas fermée à clé, et je suis allé sur la place jouer avec les autres. Je dois dire que pour moi l’affaire était réglée, et que je n’y ai tout simplement plus pensé.»
De nouveau le regard fixé dans le lointain.
«Et puis, vers neuf heures du soir, arrive le flic du village et il demande mon père. Vous allez penser que j’étais un idiot, mais je n’ai pas songé un seul instant que ça pouvait avoir un rapport avec le fusil. Ils sont allés dans une pièce que mon père appelait son bureau, et le flic lui a dit qu’on avait ramassé son fusil de chasse à côté du cadavre de Lisa May. Ils l’avaient trouvée par hasard, juste à l’intérieur du parc, près du trou de la haie par où je passais toujours, et par où elle était elle-même passée lorsqu’elle m’avait surpris. D’abord, personne n’a songé à moi, qui étais tout faraud à la cuisine et ne pensais toujours pas au fusil. Mon père est descendu à la cave, a constaté que l’armoire était ouverte, que le fusil avait disparu. Il a dit ne pas comprendre, le flic l’a amené au poste, je pense même qu’ils ont dû aller à Lausanne. Mais à moi personne n’a rien dit, et c’était l’heure d’aller me coucher, j’ai dormi du sommeil du juste. L’enfer dont je ne suis plus tout à fait sorti depuis a commencé le lendemain matin.»
Sa voix s’est mise à trembler, et deux grosses larmes ont littéralement giclé de ses yeux. Une fois encore, cela m’a donné la chair de poule. Je ne savais que dire. Il a avalé une ou deux fois, et il allait continuer lorsque la sommelière s’est approchée:
«Je peux encaisser? J’ai fini mon service.»
Il a sorti son portefeuille, et je l’ai laissé faire. Ça l’occupait, de penser à payer. J’ai attendu que la sommelière se soit éloignée:
«Qu’est-ce que vous diriez qu’on change de crémerie?»
Il m’a lancé un coup d’œil reconnaissant, comme si je le délivrais de quelque chose.
«Très bonne idée, allons boire une bière au Restaurant de la Kunsthalle.»
Dans la rue, il a enchaîné comme si rien ne nous avait interrompus.
«Mon père est venu me réveiller, il avait les yeux rougis par la nuit d’insomnie qu’il venait de vivre. “Dis-moi, Yves, est-ce que tu as pris mon fusil de chasse, hier?” Ma première pensée a été que cette pimbêche m’avait trahi. Elle avait pourtant promis, la vache, que je me suis dit. Je me suis contenté de regarder mon père en dessous, sans rien dire. Il a continué tout seul: “Parce que vois-tu il est arrivé un malheur: on a trouvé Lisa May au Saut du Loup, elle était morte d’une décharge de mon fusil de chasse, le fusil était à côté de son cadavre. Et les seules empreintes qu’on distingue sur ce fusil, ce sont celles de Lisa, et celles d’un enfant. Il va falloir que tu ailles au poste de police pour qu’on prenne les tiennes.”»
Il a fait quelques pas en silence.
«Je suis allé à ce poste de police, et j’ai la sensation de ne pas en être sorti pendant huit jours. On m’a posé dix mille questions. J’ai raconté exactement ce que je viens de vous raconter, j’ai dû le répéter pendant des semaines à des policiers, à des psychologues, à des travailleurs sociaux, au juge des mineurs, à l’avocat de mon père, à mes copains, à mes parents… À la fin, je ne savais même plus si ce que je disais était vraiment vrai.»
Un rire amer.
«Il y a vingt ans que je n’ai plus raconté cette histoire à personne. Mais aujourd’hui, en la reprenant pour vous, j’ai la même sensation d’irréalité que lors du procès.»
Il a poussé la porte du bistrot, est entré, m’a fait entrer, selon le rituel du parfait gentleman.
Ce n’était pas trop plein vu l’heure, nous avons trouvé un coin tranquille et Boissellier a commandé des bières.
«Est-ce que vous vous souvenez du commissaire qui s’est occupé de vous?», ai-je demandé, sans trop y croire. Et bien entendu il ne s’en souvenait pas.
«Et du juge des mineurs?»
Il a secoué la tête.
«Je sais qu’il y en avait un, c’est tout.»
«Vous êtes allé au procès?»
«Oui. À huis clos, parce que j’avais dix ans. Mon nom n’a jamais été divulgué. Personne ne sait rien, mis à part le fait que tout Épesses est convaincu que je suis un meurtrier innocent, mais un meurtrier tout de même. Y compris les parents de Jacqueline. Son père, surtout. Lisa était la fille de feu sa sœur chérie, et c’était son portrait craché. En la voyant, M. Tibault revoyait sa sœur, et il avait paré Lisa de toutes les vertus de cette sœur défunte.»
«Pourquoi? Elle ne les avait pas?»
«Franchement, je n’en sais rien. Elle a longtemps été un des enfants qui couraient chaque été sur cette place d’Épesses où il n’y a pas de circulation et où on ne risque rien; je ne l’ai jamais vraiment remarquée. Quant à l’été où elle est morte, elle ne jouait plus avec nous, faisait sa demoiselle, et du coup je ne me suis pas intéressé à elle non plus parce que les filles, à ce moment-là de ma vie, ne me touchaient pas en tant que telles. Mes copines préférées étaient celles qui grimpaient aux arbres, qui jouaient aux billes ou qui couraient les chemins de vigne pour voir si on attraperait des lézards.»
«Vous n’avez aucun document?»
«Aucun. Mon père doit avoir les papiers officiels. Ils l’ont soupçonné, au début. Mais pour finir tous les soupçons se sont reportés sur moi. Bien entendu, mon père a pris un avocat, et tutti quanti.»
«Vous vous souvenez de son nom?»
«Oui, celui-là oui. Mon père le fréquente toujours: Auguste Chevalley.»
C’était déjà ça.
J’allais avoir du boulot. J’ai regardé ma montre: il était près de six heures.
«Écoutez, maintenant je vous quitte, il faut que je réfléchisse à une stratégie. Vous m’autorisez à voir qui je veux?»
Il a eu un geste.
«Qui vous voulez.»
«Bon, dans ce cas-là, donnez-moi dix francs.»
Il a levé très haut le sourcil, mais n’a pas discuté. Il a sorti un billet de dix francs. Pendant ce temps j’ai pris le menu qui traînait sur la table, je l’ai retourné du côté vierge, l’ai déchiré en deux parties, et sur la première j’ai écrit: «J’autorise Mme Marie Machiavelli, dont j’emploie les services, à agir en mon nom.»
«Signez-moi ça.»
Sur la seconde moitié j’ai noté: «Reçu de mon client M. Yves Boissellier la somme de fr. 10.– à titre d’arrhes.» Et j’ai signé.
«C’est un peu sommaire, mais c’est provisoire, demain matin on vous envoie un contrat et une procuration en bonne et due forme.»
Il a signé, j’ai empoché les dix francs et sa procuration, il a pris mon reçu.
«Voilà, vous êtes mon client. Tout ce que vous m’avez dit et tout ce que j’apprendrai reste strictement confidentiel, et en principe je ne travaille que pour vous. Vous avez un avocat?»
«Moi? Un avocat? Pour quoi faire?»
J’aurais pu lui expliquer longuement, mais je n’avais pas envie de manquer le train suivant. Je me suis contentée d’un geste et lui ai dit en me levant:
«Les gens ont parfois un avocat. On ne sait jamais…»
«Je n’ai pas l’intention de me replonger dans les ennuis.»
Je me suis abstenue de commentaire. Nous avons pris congé et je me suis dirigée d’un pas alerte vers la gare.
(à suivre)
«Le Sourire de Lisa» a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur,
avec la collaboration de Marie Finger, Marie-Claude Schoendorff et Daniela Spring. Couverture: photographie de Laurent Cochet
Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe