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D’Or et d’ou­blis, cha­pitre 10

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Cha­pitres pré­cé­dents: les cha­pitres pré­cé­dents d’un roman po­li­cier sont trop dif­fi­ciles à ré­su­mer. Nous y ren­voyons le lec­teur: le feuille­ton pa­raît le di­manche et peut être consulté en ligne.

 

 

 

X

 

 

 

Je suis ar­ri­vée à l’Étude en même temps que Sté­pha­nie qui re­ve­nait de sa pause de midi.

«Ça va mieux?» a-t-elle de­mandé. Elle était dé­ci­dé­ment ami­cale.

«Un peu, pas trop.»

Ce n’était pas loin de la vé­rité. J’avais trop peu dormi, trop tra­vaillé, et j’avais l’es­to­mac noué à l’idée de par­ler à Maître Jean-Ber­nard Tis­sot. Je me met­tais à sa place, et j’ima­gi­nais sans peine que ce que j’avais à lui dire était ter­rible et le fe­rait souf­frir.

«Dites», a fait Sté­pha­nie à voix très basse, «le Vieux a té­lé­phoné à son fils tout à l’heure, et il lui a de­mandé de pas­ser le voir. J’en ai de belles à te ra­con­ter sur cette sainte-ni­touche qui te sert de sta­giaire, qu’il lui a dit.»

«Vous savez par ha­sard où il est…?»

«Oui, Maître Jean-Ber­nard est au tri­bu­nal jus­qu’à quatre heures, après quoi il ne re­vient plus ici, si on a be­soin de lui, qu’on l’ap­pelle sur son cel­lu­laire.»

«Donc, il va chez son père.»

«C’est ce qu’il lui a dit: à cinq heures au plus tard.»

«Mince. Avec quelle voi­ture, vous savez?»

«Avec la sienne propre, il l’a prise à midi pour ne pas perdre de temps, je l’ai en­tendu le dire à Fran­çoise.»

«Bon, je vais voir ce que je peux faire.»

Je suis en­trée dans mon bu­reau. Paul Golay, l’aîné des sta­giaires, a levé les bras.

«Ouf, Maître Mar­tin, vous voilà enfin. Ça fait de­puis l’aube qu’on sou­pire après vous.»

«Je sais, mais je ne vous dis pas…», ai-je fait d’une voix dont je ne for­çais même pas la fai­blesse en pres­sant les deux mains sur mon ventre.

«Ma pauvre… Bon. Vé­ri­fiez qu’il ne vous manque rien, avant que je ne boucle le rap­port que Maître Tis­sot va re­mettre à la po­lice.»

N’ayant rien laissé au bu­reau le jeudi pré­cé­dent, j’étais tran­quille. Mais enfin, j’ai passé en revue mes ti­roirs. Ils avaient été for­cés et fouillés, c’était in­du­bi­table. Quelque chose avait tout de même dis­paru: la vieille che­mise «Cohen» que j’avais gar­dée dans un des dos­siers sus­pen­dus. L’homme de main du vieux Tis­sot était peut-être un cam­brio­leur ef­fi­cace, mais pas un type in­tel­li­gent. Il si­gnait son acte, en s’em­pa­rant de cette in­no­cente che­mise et des deux pho­to­co­pies qu’elle conte­nait. Mais je n’al­lais pas dire cela à Paul Golay. Ce n’était pas le mo­ment.

«Il ne manque rien, à pre­mière vue. Mais on a fouillé.»

J’ai, pour la forme, dé­placé quelques pa­piers sur mon bu­reau, ou­vert une che­mise, es­sayé de lire un do­cu­ment. C’était im­pos­sible. La seule pen­sée qui m’ha­bi­tait – lan­ci­nante – était de par­ler à Maître Tis­sot avant que son père ne le fasse, et je me de­man­dais où il pou­vait bien avoir par­qué sa voi­ture.

Au bout d’une demi-heure, j’ai re­noncé à faire sem­blant. Je de­vais avoir re­gardé ma montre dix fois. J’ai rangé mes af­faires, j’ai re­poussé ma chaise, me suis levée.

«Vous par­tez déjà?»

«J’ai un pro­blème à ré­soudre qui ne peut pas at­tendre, il faut que je me dé­pêche», ai-je ba­fouillé. «Ciao, bonne soi­rée.»

Je ne sa­vais plus exac­te­ment ce que je di­sais. J’avais hâte de me sous­traire au re­gard in­ter­dit de Paul, à qui je n’avais pas envie de men­tir.

Une fois dans le hall, j’ai dit à Sté­pha­nie:

«Si on me cherche, je suis là de­main matin à neuf heures. Main­te­nant, il faut que je parle à Maître Tis­sot, c’est urgent.»

Son vi­sage a ex­primé comme du sou­la­ge­ment, mais elle n’a rien dit, et comme son té­lé­phone son­nait, elle s’est conten­tée de lever un pouce avant d’y aller de son in­va­riable:

«Étude d’avo­cats?»

Sur le trot­toir, j’ai eu une hé­si­ta­tion: aller at­tendre Maître Tis­sot de­vant le tri­bu­nal, ou cher­cher sa voi­ture? Il était près de trois heures, j’avais peu de temps. Je me suis di­ri­gée d’un bon pas vers l’en­droit où l’avo­cat par­quait sou­vent. Rien. Je suis par consé­quent allée me pos­ter de­vant le tri­bu­nal, très dis­crè­te­ment. La fi­la­ture est une ac­ti­vité qui me connaît. Il a fallu at­tendre près d’une heure, et j’étais gelée (n’ayant pas prévu l’exer­cice, j’étais mal équi­pée) lorsque enfin Maître Tis­sot est sorti. Il était avec Claude Du­bois, qui l’avait as­sisté pour l’af­faire en cours. Au bas de l’es­ca­lier ils se sont serré la main, et Claude est parti vers l’Étude avec les dos­siers. J’ai suivi Jean-Ber­nard Tis­sot. Il s’est di­rigé vers un par­king sou­ter­rain que je connais­sais pour y avoir déjà amené sa voi­ture, je sa­vais où il ai­mait qu’on la laisse pour lui.

Lorsque j’ai com­pris que c’était là qu’il al­lait, je l’ai de­vancé, et je me suis trou­vée près de son vé­hi­cule avant lui.

Et lors­qu’il a mis la clef dans la ser­rure de sa por­tière, je me suis avan­cée, lui ai posé une main sur le bras.

Il s’est re­tourné, sour­cil haut levé. Il a ou­vert la bouche pour ex­pri­mer son éton­ne­ment, mais je ne l’ai pas laissé par­ler.

«Maître Tis­sot, le pro­cédé peut vous sem­bler ca­va­lier, mais j’ai pensé que vous pré­fé­re­riez en­tendre ce que j’ai à vous ra­con­ter loin de toute oreille in­dis­crète. Je suis dé­so­lée de vous prendre ainsi de court, mais croyez-moi, je n’ai pas le choix.»

Jean-Ber­nard Tis­sot a eu une pe­tite hé­si­ta­tion, mais il s’est vite dé­cidé. Son père m’avait peut-être trai­tée de sainte-ni­touche, mais de­puis quelques mois, au fil des af­faires, il s’était éta­bli entre nous une so­lide sym­pa­thie. C’est elle qui a pré­valu. D’un geste, il m’a in­vi­tée à mon­ter dans sa voi­ture.

«Vous êtes toute par­don­née, en­trez donc, Maître Mar­tin».  

Nous avons cla­qué nos por­tières, et il a dé­marré.

«Qu’est-ce que vous me pro­po­sez, Maître Mar­tin?»

«Je crois que le mieux, ce se­rait une pe­tite route de cam­pagne où per­sonne ne nous dé­ran­gera. Ce que j’ai à vous dire est très dé­li­cat, et je ne veux le dire qu’à vous.»

Il s’est di­rigé vers la route de Lau­sanne en di­sant:    «Je connais un en­droit par­fait.»

De dé­tour en dé­tour, nous avons fini sur un che­min en terre bat­tue. D’un côté, il y avait les vignes, dé­sor­mais jau­nies et vides. De l’autre, l’au­to­route, suf­fi­sam­ment dis­tante pour qu’on s’en­tende. Nous étions ab­so­lu­ment seuls.

Une fois qu’il a tiré le frein à main, Maître Tis­sot a tourné vers moi ce re­gard noir et droit que j’avais tant eu l’oc­ca­sion d’ap­pré­cier, et m’a de­mandé d’une voix confiante:

«Alors, Maître Mar­tin, dites-moi ce qui se passe de si mys­té­rieux?»

Son ton était presque en­joué. Il ne me pre­nait pas tout à fait au sé­rieux, et mon cœur s’est serré, une fois en­core. J’al­lais lui faire mal. Com­ment… Ar­rête, Marie, il le faut. Je me suis lan­cée.

«Il y a quelques jours, j’ai reçu un pa­quet. Ano­ny­me­ment. Par la poste. Il conte­nait de vieux re­gistres comp­tables et cinq des dos­siers sor­tis de votre étude il y a près d’un an pour être dé­truits: Cohen, Bas­sani, Hir­sch­feld, Blu­men­stein et Wein­berg. Mais ils n’ont pas été dé­truits. Je les ai exa­mi­nés, et comme je m’oc­cu­pais du cas Blu­men­stein, je me suis rendu compte qu’ils étaient très im­por­tants.»

Toute cor­dia­lité dis­pa­rue, Maître Tis­sot m’a in­ter­rom­pue.

«Puis-je sa­voir pour­quoi vous ne m’avez pas mis au cou­rant sur-le-champ.»

«Il m’a fallu quelques jours pour com­prendre. Et il y a eu le week-end…»

J’ai ou­vert mon sac (j’avais, ce ma­tin-là, pris le plus vaste des miens) et j’ai passé à Jean-Ber­nard Tis­sot le dos­sier Blu­men­stein sorti des ar­chives pa­ter­nelles. Les autres, je les avais lais­sés dans la chambre forte de Pierre-Fran­çois.

Il l’a ou­vert.

Il ne s’at­ten­dait pas du tout à ce qu’il conte­nait. Il a eu comme un haut-le-corps, est resté un ins­tant figé. Puis, très len­te­ment, il a com­mencé à par­cou­rir les pa­piers.

Je le re­gar­dais fixe­ment, plus ma­lade que lui. Son vi­sage a changé peu à peu: au début, il a ex­primé l’éton­ne­ment, puis est venu le cha­grin, et enfin l’hor­reur.

Lors­qu’il a levé les yeux, il m’a fixée presque sans me voir. D’une voix in­des­crip­tible, il a mur­muré:

«Je n’ose en­vi­sa­ger ce que ces do­cu­ments si­gni­fient.»

Les larmes me brouillaient la vue et la voix, j’ai dû me for­cer à par­ler.

«Vous voyez comme moi, Maître, qu’ils sont au­then­tiques.»

Un long si­lence s’est en­suivi. Je ne sa­vais plus qu’ajou­ter. C’est fi­na­le­ment Maître Tis­sot qui a re­pris la pa­role.

«La fa­mille de cet Isaac Cohen n’a pas in­sisté, et une fois que je leur ai ré­pondu, je les ai ou­bliés. Je n’ai ja­mais en­vi­sagé que mon père… Un grand avo­cat… Un bâ­ton­nier… Mais de­puis l’ap­pa­ri­tion des Blu­men­stein, j’y ai re­pensé sou­vent. Et des bribes de mon en­fance sont peu à peu re­mon­tées. Des re­marques faites par ma mère, qui avait com­mencé par être la se­cré­taire de mon père. Des que­relles parce qu’elle n’était pas d’ac­cord lors­qu’on a dé­mé­nagé dans la grande villa. Je ne suis même pas sûr…»

Sa voix s’est cas­sée, et nous sommes res­tés là, en si­lence. Mon re­gard était si brouillé que je ne voyais plus rien.

Maître Tis­sot s’est re­pris le pre­mier.

«Mon père a menti sur toute la ligne. Il a menti. Il m’a menti», s’est-il écrié d’une voix pleine de larmes.

Il a ou­vert brus­que­ment la por­tière et il est sorti de la voi­ture. Il s’est mis à mar­cher droit de­vant lui, comme un aveugle. Où al­lait-il donc? Je suis sor­tie à mon tour, et j’ai dû cou­rir pour le rat­tra­per. Je lui ai mis une main sur le bras, et il s’est ar­rêté. Il pleu­rait à chaudes larmes.

«Maître, je ne crois pas qu’al­ler confron­ter votre père à ses men­songes main­te­nant, ce se­rait une bonne idée. L’un de vous pour­rait faire une bê­tise ir­ré­pa­rable.»

Il n’a pas ré­pondu. Il a re­pris sa marche, moins vite. Je le sui­vais à deux pas. Dans notre dos, l’au­to­route et le che­min de fer, les voi­tures et les trains qui pas­saient, prê­taient à cette scène quelque chose d’ir­réel.

Tis­sot a fini par s’ar­rê­ter, par sor­tir son mou­choir et sé­cher ses larmes.

«J’ai honte», a-t-il dit d’une voix étran­glée.

Que ré­pondre? J’ai at­tendu qu’il conti­nue, et cela a fini par venir.

«Au fond, j’au­rais dû sa­voir, me dou­ter. La ma­nière dont il a in­sisté pour que nous nous dé­bar­ras­sions d’ar­chives qui dor­maient là de­puis cin­quante ans et qui ne gê­naient per­sonne… J’au­rais dû faire l’ef­fort, ré­flé­chir, me poser des ques­tions. Mais je ne l’ai pas fait.»

Il m’a re­gar­dée. Tou­jours ce re­gard droit, même rougi par les larmes. Il at­ten­dait que je dise quelque chose. J’ai fait un im­mense ef­fort.

«Si vous me per­met­tez de vous don­ner un conseil d’amie, Maître, met­tez-vous en règle avec les Blu­men­stein, les Cohen et les autres, je crois que là est l’es­sen­tiel. Pour eux, et pour vous-même. On ne re­fait pas le passé. Nier comme le font cer­tains, c’est un crime. Mais le pire pour vous, ce se­rait de ne rien faire main­te­nant

Tis­sot m’écou­tait en pous­sant à coups de pied un caillou sur le che­min, les yeux à terre. Il a fini par re­le­ver la tête. Il avait dé­cidé.

«Très bien. Le plus urgent, c’est de rendre à tous ces gens ce qui leur re­vient. Ça va pro­ba­ble­ment me coû­ter tout ce que je pos­sède.»

«Et il va fal­loir par­ler à votre père. Mais je vous dé­con­seille d’y aller ce soir. L’ins­pec­teur Léon de la Po­lice ju­di­ciaire vau­doise a de­mandé à l’en­tendre.»

«L’ins­pec­teur Léon? Qui est-ce?»

«C’est l’of­fi­cier de po­lice qui s’est oc­cupé de l’en­quête sur la mort de Ber­trand Per­rier.»

Jean-Ber­nard Tis­sot a cessé d’un coup de pas­ser sa rage sur les cailloux du che­min, et son vi­sage a re­flété l’alarme.

«La mort de… Mais… Mon Dieu, Maître Mar­tin, vous ne vou­lez pas dire que…»

Il s’étran­glait. Je ne sa­vais pas com­ment le mé­na­ger, je n’avais pas le choix.

«Je crains que oui.»

«Il faut que je voie cet ins­pec­teur tout de suite.»

Il a fait volte-face est s’est di­rigé vers sa voi­ture. J’avais de la peine à le suivre.

Il res­tait un pro­blème à ré­gler.

«À pro­pos…»

Jean-Ber­nard Tis­sot s’est ar­rêté et s’est re­tourné. Sa voix était dure, son ex­pres­sion aussi. Il s’était re­pris en main.

«Quoi en­core?»

«C’est l’ins­pec­teur Léon qui m’a de­mandé de venir tra­vailler chez vous. Je suis li­cen­ciée en droit, mais le fait est que je suis avant tout en­quê­teuse et ex­pert-comp­table. Je m’ap­pelle Marie Ma­chia­velli. Mar­tin, c’était le nom de jeune fille de ma mère.»

Jean-Ber­nard Tis­sot m’a fixée un ins­tant. Je de­vi­nais qu’il al­lait de­man­der des ex­pli­ca­tions, mais il s’est ra­visé, a haussé une épaule. Nous étions re­ve­nus à sa voi­ture. En ou­vrant sa por­tière, il m’a lancé, l’air sombre:

«César Bor­gia sur­gi­rait de­vant nous à cet ins­tant que plus rien ne me sur­pren­drait, au­jour­d’hui.»

J’ai fu­gi­ti­ve­ment pensé au bri­quet pla­qué or qui at­tend au fond de mon sac une plai­san­te­rie in­édite sur mon nom de fa­mille. Mais ce n’était pas le mo­ment. Je me suis conten­tée de faire le tour de la voi­ture, tête bais­sée, et d’ou­vrir la por­tière de mon côté.

Nous sommes re­par­tis en si­lence vers Ge­nève. À la hau­teur de l’ONU, Tis­sot m’a de­mandé:

«Où vou­lez-vous que je vous dé­pose, Maître? Ou faut-il que je consi­dère que votre titre aussi est un men­songe?»

Dur, mais mé­rité.

«Non, Maître. Mes études de droit sont au­then­tiques. Ce que je n’ai pas fait, ce sont tous les stages. Mais vous pou­vez m’ap­pe­ler Ma­dame, si vous pré­fé­rez.»

Il a haussé les épaules sans ré­pondre.

«Si vous pou­viez me dé­po­ser à la gare… Et vous, qu’est-ce que vous allez faire?»

Il était déjà près de six heures, la nuit était tom­bée.

«Je vais ap­pe­ler mon père et lui dire que je le ver­rai de­main. De toute façon, je sais ce qu’il vou­lait me ré­vé­ler, sans aucun doute: que vous vous ap­pe­lez Ma­chia­velli et non Mar­tin, et que vous n’êtes pas avo­cate au sens où on l’en­tend gé­né­ra­le­ment.»

Nous étions à la gare. Je m’ap­prê­tais à prendre congé.

«Les Blu­men­stein, où sont-ils?» a sou­dain de­mandé Maître Tis­sot en ra­len­tis­sant.

«À New York.»

«Vous avez leur nu­méro sur vous?»

«Euh… oui, il est là.»

«Je vais… non, en­core mieux, faites cela vous-même. Ap­pe­lez-les, dites-leur de venir toutes af­faires ces­santes avec leurs do­cu­ments, et comme ils sont sans doute fau­chés, en­voyez-leur deux billets d’avion.» 

J’ai avalé deux fois avant de par­ler, tant ma gorge était ser­rée.

«Vous… vous me gar­dez votre confiance?»

Il m’a re­gar­dée. Pour la pre­mière fois de l’après-midi, l’ombre d’un sou­rire s’est des­si­née sur ses lèvres.

«Si cela se trouve, Maître Mar­tin-Ma­chia­velli, vous aurez été la meilleure amie que j’au­rai eue en quinze ans. Vous m’avez ou­vert les yeux, enfin.»

«Merci, Maître. Je ferai ces té­lé­phones de­puis chez moi, et je vien­drai de­main vous dire ce qu’il en est.»

«Bon, au re­voir.»

«Au re­voir, Maître.»

J’ai cla­qué la por­tière de sa voi­ture, et me suis pré­ci­pi­tée vers la ran­gée de ca­bines té­lé­pho­niques qui est entre les deux en­trées de la gare.

Léon n’était plus à son tra­vail. Tant pis, je l’ai ap­pelé chez lui.

«Vous n’au­riez pas pu at­tendre de­main?» a-t-il bou­gonné lorsque sa femme me l’a passé après un bon­jour assez sec.

«Bien en­tendu que non, je connais vos sen­ti­ments et ceux de votre femme, et dans la me­sure du pos­sible je les res­pecte.»

Je lui ai fait un récit com­plet.   

«Nom d’un chien,» a-t-il fini par re­con­naître, «vous pour­riez être en dan­ger. Où êtes-vous, main­te­nant?»

«Dans une ca­bine à la gare de Ge­nève.»

«Au­tre­ment dit si vous avez quel­qu’un aux fesses, pas moyen de le voir.»

«Sauf que la voi­ture de Tis­sot n’était pas sui­vie et que per­sonne n’a pu de­vi­ner que j’al­lais être dans cette gare en ce mo­ment.»

«Met­tons. Il va fal­loir que je batte le rap­pel.»

Ça ne l’en­chan­tait pas. Quand je pense au zèle que les flics met­taient à pour­suivre les gau­chistes il n’y a pas si long­temps en­core, à les mettre en fiches et tout le reste, la pu­sil­la­ni­mité de Léon avait de quoi éner­ver.

«Vous ai­me­riez mieux le lais­ser cou­rir, hein, cet as­sas­sin que vous vou­liez ab­so­lu­ment dé­cou­vrir, main­te­nant qu’il s’avère que c’est un no­table?»

Il n’a même pas pro­testé de ses bonnes in­ten­tions.

«Vous vous ren­dez compte? On touche à Al­bert Tis­sot! Un grand ma­gis­trat!» C’est tout ce qu’il a trouvé à dire.

«Qui plus est», ai-je ajouté, «je ne vou­drais pas que ce que le père a fait écla­bousse le fils, qui est un homme in­tègre.»

Il a lâché un rire sans gaieté.

«Il n’y au­rait qu’un moyen pour cela. Ne pas rou­vrir le dos­sier. Et en dépit de vos in­si­nua­tions, de mes pro­blèmes et de mes hé­si­ta­tions, je ne peux tout sim­ple­ment pas lais­ser cou­rir un as­sas­sin. Même no­table. Ce n’est pas dans ma na­ture. Il faut agir ne se­rait-ce que pour l’em­pê­cher de re­com­men­cer, main­te­nant que Mon­sieur se sent de nou­veau me­nacé. Ce type a perdu la me­sure des choses. Il est dan­ge­reux.»

«Je ne vous le fais pas dire. Si un de vos flics ve­nait m’at­tendre à la gare de Lau­sanne, je n’en se­rais pas mal­heu­reuse. Je rentre chez moi sans pas­ser à l’agence.»

Son hé­si­ta­tion a été mi­nus­cule.

«D’ac­cord, je m’en oc­cupe.»

«J’ap­pelle Rico pour qu’il vienne me cher­cher, lui aussi. Et je vous si­gnale que si tout se passe comme je le sou­haite, les Blu­men­stein ar­rivent de­main. Après-de­main au plus tard. Je les ap­pelle, et d’ici deux heures ils dis­po­se­ront de billets d’avion. Il ne leur res­tera plus qu’à par­tir.»

«OK, dès qu’ils sont là, vous me les en­voyez, cette fois je veux les voir. En at­ten­dant, je té­lé­phone à mon pa­tron. Mais qu’il soit bien clair que les ini­tia­tives viennent de vous. Je ne vous ai ja­mais rien de­mandé.»

«Non, pas de moi. De mon avo­cat, Maître Clair, que je viens d’ap­pe­ler parce que je me sens me­na­cée. Pour le reste, nous n’en avons ja­mais parlé.»

«Bravo, Ma­chia­velli, vous êtes une men­teuse si bien rodée que vos his­toires sont tou­jours cré­dibles.»

Je me se­rais qua­li­fiée de ca­chot­tière plu­tôt que de men­teuse, mais je n’ai pas voulu al­lon­ger.

On sen­tait Léon quelque peu sou­lagé, j’ima­gine qu’il fai­sait men­ta­le­ment des prières pour que son chef le croie.

J’ai ap­pelé Rico, qui s’est em­pressé de dire qu’il se­rait à la gare et m’a dicté dans quel wagon mon­ter pour qu’il puisse me cueillir à la des­cente. Je me sen­tais en­tou­rée. Le voyage s’est passé sans his­toire, et j’étais presque cer­taine de ne pas être sui­vie. Si l’homme de main avait dû m’at­tendre quelque part, ç’au­rait été de­vant la mai­son ou l’agence.

À Lau­sanne, je suis lit­té­ra­le­ment tom­bée dans les bras de Rico à la des­cente du train. Les deux gar­diens de la po­lice des gares sur­veillaient le quai d’un air faus­se­ment non­cha­lant, et j’étais cer­taine qu’un flic me sui­vait – pour la bonne cause, pour une fois.

Nous sommes ar­ri­vés ave­nue de Ru­mine sans en­combre, je me suis même dit que j’étais peut-être trop peu­reuse.

J’ai ap­pelé les ré­ser­va­tions aé­riennes avant même d’avoir ôté mon man­teau, et en deux temps trois mou­ve­ments deux billets at­ten­daient les Blumen­stein à l’aé­ro­port Ken­nedy de New York.

J’ai mis un peu plus de temps à trou­ver les Blu­men­stein eux-mêmes. Je n’avais que le nu­méro de leur do­mi­cile, et ils étaient sans doute tous deux au tra­vail.

Il était près de mi­nuit lorsque j’ai enfin at­trapé Ju­dith, un peu es­souf­flée d’avoir porté les courses puis d’avoir couru au té­lé­phone. Chez elle, il était tout juste six heures du soir.

«Com­ment, venir de­main?» s’est-elle ex­clamé lorsque je lui ai ra­conté mon his­toire. «Mais mon pa­tron… celui de David…»

«Vous ne vou­lez pas leur ex­pli­quer?»

«Je ne peux pas m’ex­pri­mer pour David, mais en ce qui me concerne il est exclu que je joue à la sur­vi­vante de l’Ho­lo­causte, même de deuxième gé­né­ra­tion. J’ai envie de res­ter une per­sonne sans his­toire. C’est comme cela qu’on vit le mieux.»

«Vous ne pour­riez pas…?»

Non, ça ne ser­vait à rien. J’ai changé mon fusil d’épaule.

«Vous com­pre­nez, le vieil Al­bert s’est mis en mou­ve­ment, et il peut de­ve­nir dan­ge­reux. Je crains qu’il ne pense qu’en sup­pri­mant en­core quel­qu’un – son fils ou moi – il peut de nou­veau se tirer d’af­faire.»

«Quelle hor­reur!» Pen­dant un mo­ment nous nous sommes tues toutes les deux, c’est comme si j’avais en­tendu Ju­dith ré­flé­chir.

«Je vais ap­pe­ler ma mère à Paris», a-t-elle fini par sou­pi­rer. «Et on va concoc­ter une grave rai­son de fa­mille. Mais les avions pour Ge­nève partent en fin de jour­née. Il faut que vous pa­tien­tiez jus­qu’à après-de­main pour nous voir dé­bar­quer. Je vous ap­pelle de­main matin vers neuf heures, trois heures de l’après-midi chez vous, pour vous dire si nous pou­vons par­tir.»

Nous avons en­core échangé quelques consi­dé­ra­tions pra­tiques, nu­mé­ros de té­lé­phone, en­droit où ils trou­ve­raient leurs billets et cætera, et nous avons rac­cro­ché.

S’ils ar­ri­vaient le sur­len­de­main matin, mer­credi, sans avoir dormi, il al­lait fal­loir at­tendre au moins jus­qu’à jeudi pour agir.

La pers­pec­tive ne me ré­jouis­sait pas outre me­sure.

 

 

                                      (à suivre)

 

 

 

© Ber­nard Cam­piche édi­teur, CH 1350 Orbe (Suisse)

«D’Or et d’ou­blis» a été réa­lisé par Ber­nard Cam­piche, avec la col­la­bo­ra­tion de René Be­la­kovsky, Mary-Claude Gar­nier, Marie Musy, Ma­rie-Claude Schoen­dorff et Da­niela Spring. Photo de cou­ver­ture: Laurent Co­chet

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