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D’Or et d’ou­blis, cha­pitre 9

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Cha­pitres pré­cé­dents: Les cha­pitres pré­cé­dents d’un roman po­li­cier sont trop dif­fi­ciles à ré­su­mer. Nous y ren­voyons le lec­teur: le feuille­ton pa­raît le di­manche et peut être consulté en ligne.

 

 

 

IX

 

 

 

 

Une odeur de café m’a tirée des bras de Mor­phée. J’ai ou­vert un œil, Rico n’était pas dans le lit – il fal­lait s’y at­tendre. Je me suis re­tour­née deux ou trois fois, puis tout est re­venu d’un coup. Rico était parti en re­por­tage, et la per­sonne qui fai­sait du café de­vait être Ri­chard, qui n’était fi­na­le­ment pas ren­tré à Ge­nève le soir pré­cé­dent. Nous étions lundi, il était sans doute très tôt, il avait parlé de prendre le train de six heures.

J’ai en­filé ma robe de chambre et suis allée voir.

«Ah, te voilà», a-t-il dit avec un grand sou­rire. «Je m’in­ter­ro­geais sur l’op­por­tu­nité de te ré­veiller.»

«Je m’in­ter­roge moi-même. Mais l’odeur du café me ré­veille tou­jours. Ne te re­proche rien.»

«Tu as en­core veillé sur ces re­gistres pen­dant des heures, après que je me suis cou­ché.»

«Je n’ar­ri­vais pas à dor­mir. Mon père di­sait tou­jours que lors­qu’une comp­ta­bi­lité est tru­quée, il y a un sys­tème. Il fal­lait trou­ver le sys­tème. Et je par­tais du prin­cipe que tout le monde n’était pas mal­hon­nête à l’Étude Tis­sot du temps d’Al­bert. Je cher­chais donc com­ment Al­bert pou­vait s’y prendre, tout seul ou presque, pour vider les comptes des dis­pa­rus à par­tir du mo­ment où il a été rai­son­na­ble­ment sûr qu’ils ne re­vien­draient pas.»

«Et alors?»

«J’ai en­core des vé­ri­fi­ca­tions à faire. Je di­rais qu’il a spé­culé en bourse en leur nom. Ou peut-être qu’il a fait sem­blant. Ça reste à voir. Les spé­cu­la­tions au­ront évi­dem­ment été “ mal­heu­reuses ”. Il a aussi fait un cer­tain nombre de fausses fac­tures de toute na­ture, je n’entre pas dans le dé­tail.»

«Je n’ai de toute façon pas le temps. Je me tire. Tu te sou­viens de ta pro­messe?»

«Pa­role, Ri­chard. Per­sonne ne saura où je me suis pro­curé ces do­cu­ments.»

Nous nous sommes em­bras­sés, il est parti. Il était cinq heures et demie. Une heure à faire peur. Mais enfin, puisque j’étais levée…

J’ai mis mon trai­ning et mes chaus­sures de gym, et au mo­ment de sor­tir j’ai té­lé­phoné chez Léon. Il al­lait sou­vent tra­vailler pour sept heures. Il m’a ré­pondu d’une voix tout ce qu’il y a de plus ré­veillé, heu­reu­se­ment.

«Vous avez passé de bonnes va­cances, Léon?»

«Tiens, Ma­chia­velli. À voir l’heure, j’ai dû vous man­quer.»

«Pas du tout, mais main­te­nant je suis pres­sée de vous mettre au par­fum. Je vais faire du jog­ging au bord du lac, à Vidy.»

«Mais…»

«Je vous as­sure que vous fe­riez mieux de prendre un peu d’exer­cice. Ce sera bon pour votre be­daine.»

«Non mais dites…»

«Je sais que vous êtes plat comme une planche ac­tuel­le­ment, mais elle vous guette. Bon, à tout à l’heure.»

J’ai posé le com­biné en m’ac­cro­chant pour ne pas rire, et je suis par­tie au petit trot.

Lorsque je fais du jog­ging, je des­cends tou­jours de chez moi au bord du lac à pied. L’ef­fort n’est pas énorme, il n’y a vrai­ment que de la des­cente, et puis je me suis fait un iti­né­raire par de pe­tites rues bor­dées de jar­dins et de che­mins qu’on ne trouve que sur des cartes très dé­taillées. Ici et là je croise une rue or­di­naire, et même une grande ar­tère, mais ce n’est ja­mais bien long. J’aime par­cou­rir ainsi Lau­sanne par ses che­mins dis­crets. J’ai ainsi ex­ploré pen­dant mon en­fance, puis tou­jours en­tre­tenu de­puis, toute une série d’iti­né­raires par l’in­té­rieur des mai­sons ou des bâ­ti­ments pu­blics. Lau­sanne est une ville toute en dé­clives, et les mai­sons construites dos à la pente ont sou­vent une porte su­pé­rieure sur une rue, et une porte in­fé­rieure sur la rue qui les longe en contre­bas. Les pas­sages – qui font pen­ser aux cé­lèbres tra­boules de Lyon – ne sont pas pu­blics, mais ils sont sou­vent ou­verts, du moins pen­dant la jour­née, Lau­sanne n’étant tou­jours pas une ville où le hold-up est pra­tique cou­rante. Sans par­ler de bâ­ti­ments tels que les ex-Ga­le­ries du Com­merce, au­jour­d’hui de­ve­nues le Conser­va­toire de Mu­sique. Là, on passe des hau­teurs de la place Saint-Fran­çois à la rue du Midi plu­sieurs di­zaines de mètres plus bas tout à fait of­fi­ciel­le­ment, et lorsque j’étais en­fant la grande at­trac­tion était un as­cen­seur ou­vert, qui mon­tait et des­cen­dait en boucle. On sau­tait de­dans, on res­sau­tait de­hors: il a fait les dé­lices de gé­né­ra­tions de pe­tits Lau­san­nois.

Mais foin de di­gres­sions – mon jog­ging le lundi de cette mé­mo­rable se­maine.

Comme je ne suis pas cham­pionne olym­pique, ma des­cente prend tou­jours un cer­tain temps, ce qui fait que lorsque je suis ar­ri­vée à Vidy, Léon était déjà là. Il por­tait son trai­ning et il était adossé à sa voi­ture, les bras croi­sés.

«Vous y avez mis le temps.»

«Je suis pour­tant venue en cou­rant.»

«Ah, ah, très drôle.»

Il a pris le rythme à côté de moi et nous avons conti­nué au petit trot. Comme tout jog­geur qui se res­pecte, Léon sait qu’une fois qu’on s’est mis à cou­rir, il ne faut pas ar­rê­ter tant qu’on n’a pas l’in­ten­tion de faire autre chose: ce se­rait mau­vais pour le cœur.

«Alors?»

«Alors pen­dant que vous n’étiez pas là, j’ai qua­si­ment fait votre tra­vail pour vous. Re­par­lez-moi de cet ac­ci­dent de pla­neur.»

Il m’a jeté un coup d’œil en coin, mais l’avan­tage de dis­cu­ter en cou­rant, c’est qu’on n’a pas envie de gas­piller in­uti­le­ment son souffle.

«J’ai tou­jours été per­suadé que ce pla­neur avait été sa­boté. La chose avait été faite très ha­bi­le­ment, par quel­qu’un qui s’y connais­sait. On avait juste af­fai­bli la struc­ture, de telle sorte qu’elle ne craque que plus tard. Ça au­rait aussi pu être to­ta­le­ment ac­ci­den­tel. Mais j’avoue avoir tout de suite pensé que l’ac­ci­dent avait été pro­vo­qué.»

«Il pa­raît que la pe­tite amie de la vic­time vous a en­tendu le mur­mu­rer dans votre radio.»

«Elle l’avait déjà crié sur les toits avant. Elle ne par­lait pas de sa­bo­tage mais, entre deux san­glots, elle di­sait “ ils l’ont tué, ils l’ont tué ”. Après, elle s’est ré­trac­tée, bien sûr.»

«Le pla­neur s’est écrasé près de l’aé­ro­drome?»

«Juste assez loin pour qu’un pla­neur im­ma­tri­culé dans le can­ton de Vaud s’écrase en ter­ri­toire ge­ne­vois, ce qui a tout com­pli­qué. Ils étaient en com­mu­ni­ca­tion radio. Il a dit: “Je ne com­prends pas, on di­rait que quelque chose craque. Ça lâche. ” Puis: “Je saute! ” Mais le pa­ra­chute ne s’est pas ou­vert et, en y re­pen­sant, c’est ça qui m’a rendu mé­fiant: l’ou­ver­ture était blo­quée, et il me sem­blait, à moi, qu’elle avait été blo­quée. Un des ex­perts que j’ai in­ter­ro­gés m’a dit que c’était pos­sible.»

«Et en­suite?»

«En­suite, des se­maines d’en­quête. Et ver­dict de mort ac­ci­den­telle. Je ne voyais pas de motif. C’est pour ça que je vous ai en­voyée parmi les gens que Per­rier fré­quen­tait. Mais il n’avait, pa­raît-il, pas d’en­ne­mis. Vous m’avez dé­mon­tré que l’ex-jules de la se­cré­taire avait re­noncé. Vous m’avez aussi dit que le vieux Tis­sot se­rait un as du vol à voile, et je vous ai crue un ins­tant. Mais ça, c’est vrai­ment trop peu vrai­sem­blable. Bref, en ce qui le concerne, je suis tou­jours à la re­cherche d’un motif.»

«Et si je vous dé­mon­trais qu’il en avait un?»

«Qui? Le vieux Tis­sot?»

«Oui, le vieux Tis­sot, ce cœur de tigre ca­mou­flé en in­of­fen­sif vieillard.»

«Alors là, pour que je vous croie vrai­ment il me faut une ex­pli­ca­tion dé­taillée.»

«C’est une his­toire com­pli­quée, ac­cro­chez vos cein­tures».

«Je suis tout oreilles.»

«J’ai re­trouvé les vieilles ar­chives de l’Étude.»

«Quelles vieilles ar­chives?»

«Celles que Tis­sot avait chargé Per­rier de li­qui­der. Il ne les avait pas li­qui­dées, grâce à beau­coup de doigté et à une série de ha­sards pro­pices.»

«Et com­ment vous, vous avez mis la main des­sus?»

«Ça, mon cher Léon, c’est mon af­faire. Pro­tec­tion des sources, se­cret pro­fes­sion­nel. Met­tons que je les ai re­çues ano­ny­me­ment par la poste, ou que j’ai fait une sa­vante dé­duc­tion, et je vous prie de ne pas me poser da­van­tage de ques­tions, je ne vous le dirai ja­mais.»

«Bon, sup­po­sons que si ce n’est pas né­ces­saire pour l’en­quête, on passe. Et alors, que disent-elles, ces ar­chives?»

«Elles dé­montrent que le vieux Tis­sot a volé ses clients dis­pa­rus avec une belle ar­deur. Il a fini par s’ache­ter une mai­son su­per­la­tive et tout le tin­touin avec l’ar­gent qu’il s’était fait pen­dant ces an­nées-là. Ce qui m’a le plus cho­quée, dans l’exa­men de ces ar­chives, ce n’est pas ce que j’y ai trouvé, mais ce que je n’y ai pas trouvé.»

«C’est-à-dire?»

«Pas la moindre ten­ta­tive pour re­trou­ver les clients en ques­tion. Il a at­tendu qu’ils se ma­ni­festent. Mais il ne les a pas cher­chés. Il au­rait pour­tant été tenu de le faire.»

«Et per­sonne n’est re­venu ré­cla­mer?»

«Si, si. Tis­sot n’a pas caché et volé tout l’ar­gent qu’il a reçu en ges­tion fi­du­ciaire.»

«Vous me ras­su­rez.»

J’ai fait comme s’il n’avait pas in­ter­rompu, son ton était em­preint d’une suf­fi­sance du genre cause tou­jours ma pou­lette qui m’aga­çait.

«Au contraire. Bien des clients sont venus lui ré­cla­mer leur bien à la fin de la guerre. Juifs et non juifs. Et ceux-là, il les a rem­bour­sés, in­té­rêts com­pris, en fac­tu­rant des ho­no­raires cor­rects. Je dois bien sûr y re­gar­der d’en­core plus près, mais je suis per­sua­dée que je ne trou­ve­rai rien de trouble.»

«Et alors?»

«Alors, un beau jour, plus per­sonne n’est venu. Et il res­tait à Tis­sot des comptes ou­verts, juifs et non juifs, mais ma­jo­ri­tai­re­ment juifs. Il a at­tendu en­core un peu avant de com­men­cer à tra­fi­quer. Di­sons que l’idée lui est venue sur le tard. Mais après le début de la guerre froide il a dû se sen­tir en sé­cu­rité. À par­tir de 1948 ou 49, il de­vrait y avoir d’épais dos­siers de re­cherches. Ils n’y sont pas.»

«Vous êtes sûre que vous avez tout vu?»

«Assez. Car je peux vous dire qu’en sept ou huit ans ces comptes se sont vidés, mais alors propre en ordre. Je n’ai pas en­core exa­miné les dos­siers d’après 1960, mais de toute façon je sais déjà que Blu­men­stein et les autres n’y sont plus, leur dos­sier a été fermé en 1957-1958. J’ai­me­rais bien avoir l’oc­ca­sion de tout éplu­cher. Avant cela, il va fal­loir que je dise au fils Tis­sot qui je suis réel­le­ment, et la pers­pec­tive de lui avouer mes men­songes ne m’en­chante pas.»

Nous avons couru un ins­tant en si­lence.

«Com­ment est-ce que je vais dire à ceux de Ge­nève que Maître Al­bert Tis­sot, an­cien bâ­ton­nier…?»

Il y avait comme de la dé­tresse dans la voix de Léon à l’idée de de­voir af­fron­ter ses su­pé­rieurs.

«Il faut même faire at­ten­tion à qui vous le dites», lui ai-je fait re­mar­quer, «car je vous rap­pelle qu’il a déjà réussi à ar­rê­ter l’en­quête une fois. Il faut bien qu’il y ait quel­qu’un qui l’a écouté et en­tendu. Et qui, de­puis Ge­nève, a donné l’ordre à vos su­pé­rieurs vau­dois de clas­ser.»

Il s’est ar­rêté et m’a re­gar­dée un ins­tant en souf­flant, je n’ai pas ra­lenti et il m’a rat­tra­pée.

«Vous savez ce que je dé­teste chez vous, Ma­chia­velli?»

«Quoi?»

«Vous n’avez pas confiance en la jus­tice.»

Là c’est moi qui ai dû m’ar­rê­ter pour rire.

«Alors là, mon petit Léon, ce n’est pas comme si je sup­po­sais quelque chose qui n’est ja­mais ar­rivé!»

«Non, d’ac­cord. Mais je vais vous dire: il n’y a même pas be­soin d’un com­plice conscient. Per­sonne n’a pensé au vieux Tis­sot, à Ge­nève tout le monde le connaît. Il a suffi qu’il dise sur un ton non­cha­lant qu’il pré­fé­re­rait avoir la paix, ou que son sta­giaire s’était tou­jours mon­tré très casse-cou, ou je ne sais pas, moi, mais de toute façon c’est le genre de per­son­nage qu’on croit en­core sur pa­role. Le juge qui a classé ça a été sta­giaire chez lui une fois, ou il a trouvé que ce gen­til grand-père était sympa.»

«Vous avez peut-être rai­son. Après tout, même le pauvre Per­rier n’a pas en­vi­sagé qu’on puisse l’as­sas­si­ner. J’ai trouvé dans son or­di­na­teur la preuve qu’il avait dé­cou­vert le pot aux roses, à pro­pos. Et qu’il avait pro­posé un ren­dez-vous au Vieux, genre confron­ta­tion. Il est mort avant.»

«Quand vous m’au­rez tout dit… Et main­te­nant?»

«C’est à moi de vous poser la ques­tion. Vous avez la preuve du sa­bo­tage. J’ai trouvé le motif. Ce se­rait peut-être in­té­res­sant de voir si le vieux Tis­sot est allé à l’aé­ro­drome ce jour-là, ou la veille au soir.»

«Je vais me ren­sei­gner.»

Nous étions re­ve­nus à notre point de dé­part.

«À pro­pos, j’ou­bliais de vous dire que quel­qu’un a cam­briolé chez les avo­cats pen­dant le week-end, mais que rien n’a été tou­ché chez ceux qui brassent les mil­liards. On n’a fait ef­frac­tion que dans les bu­reaux de Tis­sot.»

«Mais…»

«Léon, vous n’en sau­rez rien parce que cela s’est passé à Ge­nève, dans un autre monde en ce qui vous concerne. La po­lice est venue, a constaté, est re­par­tie.»

«Al­bert Tis­sot?»

«Pour des rai­sons di­verses que je ne vous dé­taille pas, c’est ce que j’ai pensé. J’ai donc fait sur­veiller le Vieux et son homme de main par Da­niel Girot, mon ami le fo­rain, et sa bande. Ils sont très forts pour ces choses-là, on ne les re­père ja­mais.»

«Ma­chia­velli, vous êtes in­sup­por­table, vous au­riez dû…»

«At­ten­dez, avant de me faire la mo­rale, lais­sez-moi vous dire ce qu’ils ont constaté: on s’agite beau­coup du côté d’Al­bert et com­pa­gnie. Alors, si vous pou­viez rem­pla­cer mes co­pains par vos vieux pro­fes­sion­nels et veiller à ce que per­sonne ne m’ap­proche de trop près…»

Ça fai­sait un mo­ment que Léon était proche de l’ex­plo­sion. Là, il y est allé.

«Nom d’un chien, es­pèce de bé­casse, vous ne pou­viez pas ap­pe­ler mon rem­pla­çant au lieu de jouer à la pe­tite Rambo, au lieu de faire appel à des ama­teurs, de…»

Il était apo­plec­tique. Je ne l’avais ja­mais vu aussi fu­rieux. Il a fallu que je le coupe.

«Ins­pec­teur! Le hold-up a été dé­cou­vert avant-hier sa­medi, je sa­vais que vous se­riez là au­jour­d’hui à la pre­mière heure. Je parie que pen­dant le week-end votre rem­pla­çant était lui-même rem­placé. Je n’avais pas envie de ra­con­ter une his­toire aussi com­pli­quée à quel­qu’un qui n’avait ja­mais en­tendu par­ler de rien. D’ailleurs il m’au­rait ré­pondu qu’on ne pou­vait pas sur­veiller quel­qu’un qui vit sur Ge­nève.»

«Et au­jour­d’hui, vous pen­sez que moi j’ai des pou­voirs ma­giques, tout d’un coup?»

«Non, mais vous, vous êtes au cou­rant, je crois que main­te­nant je n’ai rien ou­blié d’es­sen­tiel, et puis le meurtre a bien eu lieu dans votre ju­ri­dic­tion, d’ici peu vous allez leur ap­por­ter des preuves et vos su­pé­rieurs…»

Il a fait un geste de la main et je me suis tue. Les yeux fixés sur un ho­ri­zon qu’il ne voyait pas et que l’au­rore d’un jour sans nuages do­rait déjà, il ré­flé­chis­sait.

Deux ou trois mi­nutes se sont pas­sées ainsi.

«Vous me ra­me­nez chez moi?» ai-je fini par de­man­der po­li­ment, à mi-voix pour ne pas le dis­traire. Il a ac­cepté d’un signe de tête, nous avons grimpé dans sa ba­gnole.

En route, il n’a pas des­serré les dents. Lorsque je me suis re­trou­vée chez moi il était à peine passé sept heures, j’ai pris une douche et j’ai couru à la gare. Je ne me ré­jouis­sais pas par­ti­cu­liè­re­ment d’al­ler tra­vailler chez Maître Tis­sot fils. Tant et si bien qu’au mo­ment de grim­per dans le train j’ai fait marche ar­rière, et je suis allée au Rô­tillon, où je suis ar­ri­vée avant So­phie, c’est tout dire.

En m’as­seyant à ma table – le meuble était une re­lique de mon père –, face à cette re­lique des puces qu’est mon fau­teuil des clients, je me suis rendu compte à quel point, en dépit de l’in­té­rêt du tra­vail lui-même (après tout je n’avais ja­mais mené jus­qu’au bout ma for­ma­tion de ju­riste, et cette aven­ture était une oc­ca­sion comme une autre de l’ap­pro­fon­dir), je m’en­nuyais de mon bu­reau et de mes oc­cu­pa­tions ha­bi­tuelles.

Je n’ai ja­mais vrai­ment réussi à maî­tri­ser cette contra­dic­tion qu’il y a en moi: je ne tiens pas en place, je suis d’ailleurs tou­jours en train de cou­rir, et pour­tant plus le temps passe plus je rêve d’une vie sé­den­taire. Lorsque je re­viens à mes quatre murs, je me pro­mets que main­te­nant je vais me cal­mer pour un bout de temps. Pour­tant, si ça dure trop long­temps, ma chaise finit par de­ve­nir un sup­plice. Mais par un matin comme ce­lui-là, ma pe­tite place avec vue sur les vieilles mai­sons était une sorte de pa­ra­dis.

Huit heures et demie, je suis des­cen­due à une ca­bine (au­tant prendre un maxi­mum de pré­cau­tions), et j’ai ap­pelé Sté­pha­nie.

«Sté­pha­nie, je suis ma­lade, j’ai mangé quelque chose qui ne m’a pas convenu. Je tâ­che­rai d’être là cet après-midi.»

«Ah, c’est Maître Jean-Ber­nard qui va être contra­rié. Il ai­me­rait que tout le monde fasse l’in­ven­taire de ses af­faires pour voir si rien ne manque, à cause du cam­brio­lage. Maître Golay l’a pré­venu, et fi­gu­rez-vous que le pa­tron était déjà là quand je suis ar­ri­vée, ce matin. Il est fu­rieux.»

«Pas­sez-le-moi.»

«Il té­lé­phone.»

«Bon, dites-lui que je me soigne, que je tâ­che­rai vrai­ment d’être là à deux heures.»

So­phie a passé la tête par la porte en­tre­bâillée et a fait de grands yeux ronds, aux­quels je n’ai ré­pondu que par un geste en pre­nant congé de Sté­pha­nie d’une voix mou­rante.

«Vous vous êtes cou­chée?» a-t-elle dit en guise de bon­jour.

«Sym­bo­li­que­ment. Ri­chard m’a tirée du som­meil à cinq heures parce qu’il par­tait tra­vailler. J’ai dû dor­mir deux à trois heures. Et à six heures du mat’ j’ai été faire du jog­ging avec Léon, qui est enfin re­venu de son pé­riple.»

Elle a levé les yeux au ciel, mais s’est conten­tée d’un:

«Je vais faire du thé. J’ai amené des crois­sants. Après, je met­trai un peu d’ordre dans votre champ de ba­taille.»

«Merci, So­phie! Vous êtes un ange. Mon ange gar­dien.»

Elle a fait une gri­mace avant de dis­pa­raître.

Deux mi­nutes après, elle me pas­sait le té­lé­phone.

«Marie, c’est Rico.»

«Rico! Où es-tu?»

«À la mai­son, où veux-tu que je sois? Je viens d’ar­ri­ver. Il y a un mes­sage pour toi sur le ré­pon­deur, de Maître Tis­sot. J’ai voulu voir avec So­phie ce qu’on fai­sait, mais puisque tu es là…»

Je lui ai ex­pli­qué mon étude buis­son­nière.

«Viens boire le thé avec nous, je te ra­conte. Main­te­nant, je suis assez pres­sée de don­ner un coup de fil.»

«D’ac­cord, de toute façon je dois pas­ser à mon propre bu­reau.»

J’ai ap­pelé Da­niel Girot.

«Il n’est pas là», a ron­chonné son père. «Vous me l’ex­pé­diez par monts et par vaux, et en plus il fau­drait qu’il ré­ponde à vos ap­pels.»

«Vous ne savez pas…?»

«Que si, Papa Girot sait tou­jours tout. Le vieux Tis­sot prend des ren­sei­gne­ments sur vous.»

«Quelle hor­reur. Il va vrai­ment fal­loir que je me grouille.»

«Je n’aime pas du tout ça, jeune fille. Cet homme est pro­ba­ble­ment un as­sas­sin. Et en plus il a un homme de main qui sort armé, d’après mes gens.»

Ça m’a fait rire.

«Mon­sieur Girot, vous êtes le ré­pon­deur le plus doué que j’aie ja­mais ren­con­tré. Un petit té­lé­phone avec vous, et on ap­prend tout. Si vous re­voyez Da­niel et ses amis, dites-leur que la po­lice va prendre leur re­lève très ra­pi­de­ment, main­te­nant. Qu’ils laissent faire et qu’ils se re­tirent dès qu’ils sont sûrs que c’est vrai­ment des flics. En at­ten­dant, bien en­tendu, il se­rait es­sen­tiel que Tis­sot ne m’ap­proche pas trop sans que je sois pré­ve­nue.»

Il a eu comme un glous­se­ment.

«Je n’y man­que­rai pas. Vous ne vou­lez pas que je vienne vous pro­té­ger?»

«Mon­sieur Girot, vous êtes ado­rable, merci. J’ai eu un garde du corps pen­dant tout le week-end, et j’es­père que main­te­nant on va conclure l’af­faire.»

Pen­dant que je dis­cu­tais, So­phie a rangé d’une main leste. En deux temps trois mou­ve­ments il y avait moins de pa­piers épars, la table basse de­vant le divan était dé­bar­ras­sée, So­phie y avait posé le thé, les crois­sants, les jour­naux.

«Main­te­nant», s’est-elle em­pres­sée de dire lorsque j’ai rac­cro­ché, «vous allez me mettre au par­fum. Qu’avez-vous fait de­puis sa­medi soir?»

«Il m’a fallu tout le di­manche. Mais j’ai trouvé le sys­tème. Al­bert Tis­sot a com­mencé à pen­ser dès 1948 ou 49 que cer­tains de ses clients ne re­vien­draient plus, et il a pré­paré mi­nu­tieu­se­ment la fer­me­ture de leur dos­sier. Il a…»

À cet ins­tant, Rico est entré, un sa­chet de crois­sants à la main et des jour­naux sous le bras. Il s’est ar­rêté in­ter­lo­qué, les yeux fixés sur notre as­siette de crois­sants et nos jour­naux. Ir­ré­sis­tible. Nous avons éclaté de rire, et il a fini par rire aussi.

«Vous avez re­mar­qué», a-t-il dit dans un grand fré­mis­se­ment de mous­tache, «que les jour­na­listes de choc de­vancent tou­jours l’évé­ne­ment.»

«C’est bien ça», a ré­pondu So­phie. «Vous avez de­viné que quatre crois­sants ne nous suf­fi­raient pas. Même nous, ne le sa­vions pas en­core.»

Nous nous sommes em­bras­sés, il s’est assis à côté de moi sur le divan, So­phie est allée cher­cher une tasse et lui a servi du thé. J’étais assez contente à l’idée qu’il était là. Al­bert Tis­sot fi­nis­sait par me rendre pa­rano.

«Alors?» s’est-il en­quis, la bouche pleine. «Ça gaze?»

«Plus fort que je ne l’au­rais sou­haité, même. J’ai re­trouvé les ar­chives du vieux Tis­sot. Non, non, ne me de­mande pas com­ment. Prie plu­tôt pour que Léon ne m’ar­rête pas pour vol.»

«Eh ben, dis donc! Bravo. Ne t’en fais pas, je serai muet comme une carpe. Même si le scoop me dé­mange. Et qu’est-ce qu’elles ré­vèlent, ces ar­chives?»

«Pour l’ins­tant, je me suis conten­tée d’un sur­vol. Je ne me suis oc­cu­pée à fond que de l’af­faire Blu­men­stein. En 1947, Tis­sot a com­mencé à comp­ta­bi­li­ser des ho­no­raires as­tro­no­miques qu’il en­cais­sait sans rai­son contre zéro ser­vices. Et il fai­sait des pla­ce­ments en bourse. Mal­heu­reux, bien en­tendu. En te­nant compte de ses pla­ce­ments à un in­té­rêt moyen, la somme dé­po­sée en 1936 au­rait dû dou­bler vers 1950. Or, elle a for­te­ment di­mi­nué. Et, en 1956, il s’est acheté sa somp­tueuse villa. Jo­lies coïn­ci­dences tu ne trouves pas?»

«Il n’a pas es­sayé de mettre la main sur ses clients?»

«Tu vois? Toi aussi, tu te poses cette ques­tion. C’est une des pre­mières choses qui m’ont frap­pée, et c’est ça le plus cho­quant. Pas la moindre re­cherche pour re­trou­ver Blu­men­stein et les autres.»

«J’avoue que les gens qui ont pro­fité des mal­heurs des Juifs me font hor­reur», a cra­ché So­phie d’une voix sourde.

«So­phie, je vous en prie, ne faites pas du ra­cisme à l’en­vers. Tis­sot, qu’ils soient Juifs ou pas, ça lui était égal. Il n’est pas ra­ciste, il n’est que cu­pide. Il a mangé à tous les râ­te­liers. L’es­sen­tiel, c’est qu’il y ait eu quelque chose à man­ger. Je parie que si vous lui po­siez la ques­tion il di­rait qu’il ne fait pas de po­li­tique.»

«Tu es sûre, Marie?»

«Il me fau­drait des se­maines pour tout éplu­cher, mais il me semble dès main­te­nant en li­sant la cor­res­pon­dance que cer­tains des comptes va­cants qu’il a en­cais­sés n’étaient pas juifs. D’ailleurs tous ses clients juifs ne se sont pas per­dus. Cer­tains sont venus le voir entre 1945 et 1947, et il les a in­té­gra­le­ment rem­bour­sés. À ceux-là, il n’a même pas fac­turé ses ser­vices de façon exa­gé­rée. Bon, il faut que j’ap­pelle l’ins­pec­teur. Priez pour que je mente par omis­sion de façon convain­cante.»

Le té­lé­phone a sonné, So­phie est allée ré­pondre.

«J’ai jus­te­ment l’ins­pec­teur Léon sur l’autre ligne, il est pressé», a-t-elle dit avec un sou­rire nar­quois.

«Ah! il a trouvé quelque chose. Allô? Oui… Com­ment ?? Oui. Fan­tas­tique. Et vos flics? … Ah, super. … Bon ça va, à tout à l’heure.» J’ai rac­cro­ché. «Il a vé­ri­fié les dé­pla­ce­ments de Maître Al­bert Tis­sot ce jour-là, il est allé à l’aé­ro­drome avec son chauf­feur. Et ce chauf­feur est un re­pris de jus­tice.»

So­phie m’a re­gar­dée d’un œil scan­da­lisé et a mi­naudé en sin­geant ma voix.

«Ne fai­sons pas du ra­cisme à l’en­vers. Beau­coup de re­pris de jus­tice se ré­ha­bi­litent.»

«Sauf que dans les té­moi­gnages qu’il avait re­cueillis à l’époque», lui ai-je fait re­mar­quer, «quel­qu’un avait dit à Léon qu’on avait vu Tis­sot et le chauf­feur rôder au­tour des han­gars. Tis­sot avait donné de bonnes rai­sons à cela. Per­sonne ne l’a ja­mais soup­çonné, même de loin, tant que nous ne nous en sommes pas mêlés.»

«Et alors? Qu’est-ce que Léon va faire?»

«Il a mis en place une sur­veillance po­li­cière vau­doise comme je le lui avais de­mandé, il va fouiller dans le passé du chauf­feur, et en­suite il va l’in­ter­ro­ger à nou­veau. Allez, il faut que je fasse acte de pré­sence à Ge­nève.»

«En somme», a dit Rico, «tu pour­rais être en dan­ger.»

«N’exa­gé­rons rien, Rico. Je suis pré­ve­nue.»

«Peut-être, mais moi je t’ac­com­pagne à Ge­nève.»

«Rico!»

«Non, ne dis­cute pas, on y va en train, j’em­mène mon por­table et je tra­vaille, et je m’en vais de­man­der un délai à la ré­dac­tion.»

Il est sorti sans me lais­ser le temps de ré­pondre, et il est des­cendu à son bu­reau, à l’étage en des­sous.

Moins de deux heures plus tard, il m’es­cor­tait jus­qu’à Ge­nève, et même jus­qu’à l’Étude. Per­sonne n’a es­sayé de s’en prendre à moi.

 

 

                                      (à suivre)

 

 

 

© Ber­nard Cam­piche édi­teur, CH 1350 Orbe (Suisse)

«D’Or et d’ou­blis» a été réa­lisé par Ber­nard Cam­piche, avec la col­la­bo­ra­tion de René Be­la­kovsky, Mary-Claude Gar­nier, Marie Musy, Ma­rie-Claude Schoen­dorff et Da­niela Spring. Photo de cou­ver­ture: Laurent Co­chet

2 com­men­taires
1)
Sa­luki
, le 11.01.2009 à 12:59

Si j’in­ter­prète bien, un cu­pide ra­ciste est moins in­tel­li­gent qu’un cu­pide “simple”: il ga­gne­rait moins…

2)
Anne Cuneo
, le 11.01.2009 à 19:13

Euh… Com­ment qu’vous dites? Je ne vois pas très bien de quoi on parle?