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D’Or et d’ou­blis, cha­pitre 3

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Cha­pitre pré­cé­dent: Les cha­pitres pré­cé­dents d’un roman po­li­cier sont trop dif­fi­ciles à ré­su­mer. Nous y ren­voyons le lec­teur: le feuille­ton pa­raît le di­manche et peut être consulté en ligne.

 

 

 

III

 

 

 

L e lundi sui­vant, j’ai ren­con­tré Maître Tis­sot en per­sonne: un homme d’une cin­quan­taine d’an­nées, l’œil et le che­veu châ­tains, une mèche qui lui tom­bait sur le front lui don­nait une al­lure d’étu­diant at­tardé. Il avait ces in­to­na­tions ty­piques des Ge­ne­vois culti­vés, le sou­rire franc, l’élé­gance na­tu­relle. Ins­tinc­ti­ve­ment, je l’ai trouvé sym­pa­thique. C’était un homme pressé, per­pé­tuel­le­ment su­roc­cupé, je ne crois pas qu’il ait pris le temps d’en­re­gis­trer que j’étais déjà venue la se­maine pré­cé­dente.

«Je vais vous confier l’af­faire Ris­sier», m’a-t-il dit une fois les po­li­tesses épui­sées. «Je vous ex­pli­que­rai ce que veut le client, je vous ferai part de mon point de vue, et vous pré­pa­re­rez le dos­sier.»

À mon grand sou­la­ge­ment, l’af­faire Ris­sier tour­nait au­tour d’un hé­ri­tage contesté, com­pli­qué par des opé­ra­tions fi­nan­cières in­tri­quées: j’étais presque dans mon do­maine. Ce qui n’a pas di­mi­nué d’un iota la né­ces­sité de re­lire le code, de po­tas­ser mes vieux ma­nuels, de cou­rir après la ju­ris­pru­dence. Dans l’en­semble, le tra­vail m’a in­té­res­sée et même, Pierre-Fran­çois l’avait prévu, amu­sée.

Il n’y avait qu’un in­con­vé­nient: je ne dor­mais pas beau­coup. Le soir vers six heures, en ar­ri­vant à Lau­sanne, je me pré­ci­pi­tais à l’agence Ma­chia­velli. So­phie, en contra­dic­tion avec tous ses prin­cipes – pour­tant stricts – sur les heures sup­plé­men­taires, m’y at­ten­dait. Elle me ra­con­tait sa jour­née, je lui ra­con­tais la mienne dans les moindres dé­tails (y com­pris les ba­var­dages les plus ano­dins); elle cou­chait tout sur pa­pier – on ne sa­vait ja­mais.

Chaque fois que je pou­vais, je met­tais mon nez dans les dos­siers, no­tam­ment ceux aux­quels Per­rier avait eu af­faire pen­dant le temps qu’il avait passé à l’étude. Au­tant que pos­sible, je pre­nais des notes, qui fi­nis­saient dans l’or­di­na­teur de So­phie.

Cesco avait remis le Ma­cin­tosh de Per­rier à neuf, il avait changé le disque dur, mais le temps lui a man­qué pour bri­co­ler le vieux disque, qu’il avait gardé avec la bé­né­dic­tion de Maître Tis­sot et la pro­messe de le rap­por­ter dès qu’il au­rait trouvé com­ment contour­ner le mot de passe. J’étais moi-même tel­le­ment prise par la nou­veauté de mon tra­vail et la sur­charge qu’il im­pli­quait, que j’ai un peu ou­blié ce disque dur.

Au bout de quelques jours, j’ai ap­pelé Jean-Marc Léon (chez lui, puis­qu’il fai­sait des ca­chot­te­ries à son pa­tron), et je lui ai pro­posé une pe­tite course ma­ti­nale au bord du lac.

«Un plai­deur ex­tra­or­di­naire, ce Maître Tis­sot, il est vrai­ment très bien. Une étude d’avo­cats de père en fils, c’est peut-être nor­mal. On se passe le sa­voir-faire. J’ai beau me mé­fier de tout, ça m’éton­ne­rait qu’il y ait quelque chose de louche là-des­sous. Tout est ou­vert, pen­dant la jour­née, tout le monde a accès à tout… Les autres avo­cats ne s’oc­cupent que de leurs propres af­faires: ils louent cha­cun leur étage, et les rap­ports entre eux se li­mitent à des bon­jours.»

Je lui di­sais ça en cou­rant, enfin façon de par­ler, en mar­chant vite, di­sons. Je pei­nais lé­gè­re­ment.

«Et ce Per­rier?» s’est en­quis Léon, qui avait l’air mieux en­traîné que moi – évi­dem­ment, un po­li­cier.

«Jus­te­ment, Per­rier n’était que sta­giaire, il n’avait même pas de clients à lui. Dans cette étude-là, les six pre­miers mois, on as­siste Maître Tis­sot, et on s’oc­cupe des ar­chives. Mais ce n’est même pas ça. Com­ment vous dire? Maître Tis­sot est par­tout. Pas désa­gréable, mais enfin, c’est son étude, cela ne fait pas de doute. Si quel­qu’un en vou­lait à cette étude-là, il s’en pren­drait à Tis­sot, pas à un sta­giaire.»

«À pro­pos de sta­giaire…»

«Je sais, vous allez me par­ler de mes deux com­pa­gnons de bu­reau: de pe­tits gars bon chic bon genre, ils sont in­of­fen­sifs. Pas de pro­blèmes de ja­lou­sie. Et ce ne sont pas des types qui fe­raient car­rière en mar­chant sur des ca­davres, je vous as­sure.»

«J’ai déjà vu des as­sas­sins qui avaient des al­lures de gent­le­men.»

«Moi, je crois que s’il y a un as­sas­sin, il n’est pas dans cette étude. Vous ne croyez pas que votre ins­tinct vous a trompé, pour une fois?»

Nous avons couru quelques ins­tants en si­lence. Il a fini par ex­ha­ler beau­coup d’air et par dire:

«J’ai reçu le rap­port des ex­perts vau­dois, main­te­nant. Des gens que je connais. Ils contre­disent les Ge­ne­vois du tout au tout. Pour eux, le gou­ver­nail du pla­neur a été tra­fi­qué à deux en­droits. Ils parlent ­d’intervention mal­veillante. Et le pa­ra­chute a été sa­boté, c’est clair. Je vous as­sure que Ber­trand Per­rier a été as­sas­siné.»

«Mais les Ge­ne­vois…»

«Pour eux, l’af­faire est clas­sée. Ils me l’ont dit une demi-dou­zaine de fois. Il y a for­cé­ment quelque chose de louche, ce n’est pas nor­mal. Je me suis même de­mandé si quel­qu’un n’était pas in­ter­venu pour faire pres­sion.»

«Mais qui?»

«C’est à vous que je le de­mande, Ma­chia­velli.»

Ça m’a coupé le peu de souffle qui me res­tait.

«Bon, bon. J’y re­tourne.»

 

*

*   *

 

Je suis ar­ri­vée chez Maître Tis­sot en juillet. Je m’étais donné jus­qu’à Noël. Je l’ai dit à Léon, qui ne me té­lé­pho­nait presque plus. Je de­vais le dé­ce­voir.

Le pro­cès Ris­sier s’était bien ter­miné pour le client de l’étude, et Maître Tis­sot s’était, le jour du ju­ge­ment, ré­pandu en com­pli­ments.

«Vous fe­riez un ex­cellent avo­cat d’af­faires», avait-il conclu, et j’avais eu comme un pin­ce­ment de re­mords à l’idée que je men­tais à un homme dont j’ap­pré­ciais la com­pé­tence et qui me trai­tait avec gé­né­ro­sité.

Dans l’en­semble, l’été était plu­vieux, ce qui fait que je n’ai pas trop re­gretté d’avoir pra­ti­que­ment dû sa­cri­fier la plage. Rico et moi al­lions faire de longues ba­lades le di­manche matin, mais il était aussi su­roc­cupé que moi. Il était de­venu un spé­cia­liste du feuille­ton de l’or nazi et des comptes va­cants, et ses ar­ticles étaient très de­man­dés. Ré­sul­tat: même lors­qu’il n’en écri­vait pas, il pas­sait son temps plongé dans les ar­chives, les rap­ports, les livres.

J’avoue qu’au mo­ment des va­cances d’au­tomne j’avais, moi aussi, un peu ou­blié la rai­son pour la­quelle j’avais en­tre­pris ce tra­vail. J’en étais venue à me dire que puisque stage il y avait, je pou­vais bien le faire durer six mois, un temps ho­no­rable.

Ce qui fait que lorsque les choses se sont mises en branle, Per­rier n’était de­puis pas mal de temps plus au centre de mes pré­oc­cu­pa­tions.

Un jour, Maître Tis­sot m’a de­mandé de pas­ser le voir dans son bu­reau. Une nou­velle af­faire, ai-je pensé.

«Maître Mar­tin», m’a-t-il dit avec un petit sou­rire d’éco­lier pris en faute une fois que j’ai été ins­tal­lée en face de lui, «j’es­père que ce que je vais vous de­man­der ne va pas vous pa­raître par trop ca­va­lier.»

«Mais… je suis à votre dis­po­si­tion, Maître. Si vous pen­sez que…»

«Je vou­drais pas­ser les va­cances d'au­tomne chez moi avec mes en­fants, que je vois trop peu sou­vent. Ce n’est qu’une se­maine…»

«C’est tout na­tu­rel. En quoi puis-je vous être utile?»

«J’ai confié à Golay l’af­faire Des­ponds, il ira sans doute à Paris lundi. En prin­cipe pour deux jours, mais on ne sait ja­mais. Je vou­drais vous confier mon rem­pla­ce­ment. Vous gar­dez mon cel­lu­laire, vous pre­nez les té­lé­phones, vous ou­vrez le cour­rier. S’il se passe quelque chose de gra­vis­sime qui ne puisse pas at­tendre trois ou quatre jours ou­vrables, vous m’ap­pe­lez, bien sûr. Mais dans la me­sure du pos­sible j’ai­me­rais res­ter en fa­mille. Là où j’ai des scru­pules, c’est qu’il faut que vous ve­niez toute la se­maine, et que vous fas­siez de longues jour­nées. Que je ré­tri­bue­rai, bien en­tendu.»

«Je suis tou­chée par la confiance que vous me faites, Maître, et si vous pen­sez que je puis…»

«Vous êtes une per­sonne dé­brouillarde et dé­ci­dée, j’ai eu l’oc­ca­sion de le consta­ter. Je pense donc que vous pou­vez. N’hé­si­tez pas à venir vous ins­tal­ler dans ce bu­reau si cela peut vous fa­ci­li­ter les choses.»

En sor­tant, je n’avais qu’une idée. Pen­dant ces quelques jours j’al­lais pou­voir fouiller à loi­sir dans des dos­siers qui m’étaient en­core in­con­nus. Mais, soyons hon­nête, je n’ai eu aucun pres­sen­ti­ment.

J’avais bien re­mar­qué, au fil des se­maines, que Sté­pha­nie était plus ner­veuse que de rai­son. Et plus cu­rieuse. Elle ser­vait de ré­cep­tion­niste et de té­lé­pho­niste aux quatre avo­cats de la mai­son, des di­zaines de per­sonnes pas­saient chaque jour de­vant elle, mais elle avait une façon étrange de s’in­té­res­ser par­ti­cu­liè­re­ment à moi, elle me sui­vait sou­vent du re­gard. J’avais tenté de lui poser des ques­tions, mais elle s’était tou­jours re­tran­chée der­rière «son bou­lot».

Le ha­sard a voulu que ce soit jus­te­ment pen­dant cette se­maine-là que les Blu­men­stein ar­rivent à l’étude.

Rem­pla­cer Maître Tis­sot, même avec l’aide de Fran­çoise May qui était un peu une se­conde So­phie, ce n’était pas une si­né­cure. J’ai passé le lundi et le mardi à l’étude de huit heures du matin à huit heures du soir. Ma table (car je n’al­lais dans le bu­reau de Tis­sot que pour prendre des do­cu­ments) était cou­verte de pa­pe­rasses.

Je mau­dis­sais le té­lé­phone chaque fois qu’il son­nait, et lorsque cela a, une fois de plus, été le cas le mer­credi matin, je n’ai pas man­qué d’in­ju­rier le sort. J’ai tendu la main sans lever la tête.

«Marie Ma… Mar­tin?» J’avais failli me cou­per.

De sa voix la plus im­per­son­nelle, Sté­pha­nie a an­noncé:

«J’ai ici Mon­sieur et Ma­dame David Blumen­stein, qui vou­draient par­ler per­son­nel­le­ment à Maître Tis­sot. Je leur ai fait sa­voir qu’il était ab­sent, mais ils in­sistent.»

«Vous êtes sûre que ça ne peut pas at­tendre le re­tour du pa­tron?»

«Un ins­tant.» Elle s’est adres­sée à ses in­ter­lo­cu­teurs. «C’est Maître Mar­tin qui rem­place Maître Tis­sot cette se­maine. Elle de­mande si vrai­ment cela ne peut pas at­tendre.»

«Nous de­vons re­par­tir lundi matin, nous sommes ici avec un voyage or­ga­nisé», a ré­pondu une voix de femme. «Au­tant par­ler à Maître Mar­tin. Nous avons de­mandé Maître Tis­sot parce que c’était l’avo­cat de notre fa­mille, com­pre­nez-vous.»

«Euh…» a fait Sté­pha­nie dans l’écou­teur.

«Bon, j’ai en­tendu. J’ar­rive, ins­tal­lez-les à la salle de confé­rences.»

Je suis sor­tie du bu­reau mon bloc-notes à la main, mais à la ré­flexion je suis re­ve­nue sur mes pas. Claude, le plus jeune des sta­giaires, était plongé dans un gros ma­nuel.

«Vous êtes très oc­cupé, Claude?»

«Ça va, pour­quoi?»

«Pour­riez-vous aller voir si vous trou­vez un dos­sier Blu­men­stein? Ce sont des clients de la mai­son, à ce qu’il pa­raît, et ils sont pres­sés.»

«J’y cours.»

Claude était tou­jours par­ti­cu­liè­re­ment ser­viable, et puis c’était à lui de s’oc­cu­per des ar­chives.

David Blu­men­stein était un homme dans la cin­quan­taine. Il par­lait un ex­cellent fran­çais avec un fort ac­cent que j’ai d’abord cru, dans mon in­ex­pé­rience des ac­cents slaves, être russe. Ju­dith Blu­men­stein de­vait avoir mon âge, et elle était sans doute Fran­çaise, ou alors elle avait une oreille par­ti­cu­lière pour les langues étran­gères. Ils étaient tous les deux ha­billés très mo­des­te­ment, et ils avaient ce quelque chose d’humble des gens qui vivent avec di­gnité dans des cir­cons­tances dif­fi­ciles, pro­ba­ble­ment en comp­tant au plus près.

Nous nous sommes pré­sen­tés, nous nous sommes ins­tal­lés.

Un si­lence.

Le côté im­per­son­nel de la salle de confé­rences frei­nait les confi­dences. Je ne sais pas pour­quoi on s’obs­tine à pour­voir ces lo­caux de tables ovales qui en­va­hissent l’es­pace au lieu de les meu­bler de fau­teuils et de tables basses – d’en faire des en­droits aussi ac­cueillants qu’un salon d’ap­par­te­ment. On s’y épan­che­rait plus vo­lon­tiers. En l’oc­cur­rence, les Blu­men­stein avaient de la peine à se lan­cer. Au bout d’un ins­tant, ils se sont re­gar­dés. Le­quel de nous va se jeter à l’eau, di­sait leur re­gard.

«Que puis-je pour vous, Ma­dame, Mon­sieur?» ai-je dit sur un ton qui vou­lait rompre la glace.

Ju­dith a ou­vert la bouche, l’a re­fer­mée, a re­gardé David, qui a fini par en­ta­mer son récit avec un:

«Je suis sûr que je vais vous en­nuyer, avec mes his­toires.»

J’ai tenté de rendre mon sou­rire aussi ami­cal que pos­sible.

«Es­sayez tou­jours, on verra bien.»

J’ai ou­vert mon ca­le­pin pour prendre des notes.

Ju­dith a re­gardé David, elle lui pas­sait la pa­role. Il s’est lancé.

«Je suis le cadet des trois fils d’Abra­ham Blu­men­stein. Ma fa­mille vient de Bul­ga­rie, où nous pos­sé­dions, dans les an­nées trente, un im­por­tant com­merce de mer­ce­rie. J’ai ici tous les do­cu­ments…»

Il a ou­vert une ser­viette de cuir brun qui de­vait dater d’avant-guerre et a sorti une liasse de pa­piers qu’il m’a pas­sés. Vieux, cela se voyait au pre­mier coup d’œil.

«Mon père», a pour­suivi David, «a senti tôt que nous se­rions me­na­cés, et dès avant la guerre il a en­voyé sa pre­mière femme, la mère de mes deux frères, à Thes­sa­lo­nique, où elle avait de la fa­mille.»

Ju­dith a ou­vert son sac à main et m’a passé des pho­tos, d’âge vé­né­rable, elles aussi: une fa­mille comme tant d’autres, papa, maman, deux gar­çon­nets. David me pa­rais­sait trop jeune pour être l’un d’eux. Les ex­pli­ca­tions sont ve­nues aus­si­tôt.

«Voici mon père, sa pre­mière femme, et mes deux demi-frères.»

C’est là que je me suis dit: il veut que je re­trouve son compte en banque. Mais je me suis conten­tée de la ques­tion ri­tuelle.

«Et en quoi puis-je vous être utile?»

Ju­dith Blu­men­stein a eu un sou­rire gêné.

«On ne sait ja­mais par quel bout prendre ces longues his­toires, ex­cu­sez-nous.»

Elle s’est lan­cée.

Cela re­mon­tait à 1942. La pre­mière femme d’Abra­ham Blu­men­stein était morte, et comme ils étaient sé­pa­rés et qu’entre-temps Abra­ham vi­vait déjà avec la mère de David, il s’est re­ma­rié, d’au­tant plus qu’elle était en­ceinte. Ils al­laient par­tir pour Thes­sa­lo­nique re­joindre les fils du pre­mier lit, parce que David al­lait naître et aussi parce que les nazis et les lois anti-juives étaient à la porte. Mais à la der­nière se­conde, les choses ont mal tourné: la mère a réussi à mon­ter dans un ca­mion et à pas­ser la fron­tière, Abra­ham père n’a pas eu cette chance, et il a fini à Au­sch­witz. Mais avant tout cela, il avait dé­posé de l’ar­gent en Suisse.

«Quand?»

«Oh, dès avant la guerre», est in­ter­venu David, «dans les fa­milles juives ai­sées de notre ré­gion c’était une tra­di­tion: on dé­po­sait dans une banque suisse la dot des filles et une somme pour les fils. Vous com­pre­nez, nos pa­rents sor­taient sou­vent de fa­milles qui avaient été dé­ci­mées par les po­groms. Ils pre­naient des pré­cau­tions. Mon père n’était pas dif­fé­rent des autres. Il pla­çait une par­tie de son ar­gent en Suisse. Par prin­cipe, pour ainsi dire.»

«Et de cet ar­gent», a conclu Ju­dith, «on ne re­trouve plus trace. Pour­tant, nous avions tous les do­cu­ments, car par chance lorsque mon beau-père a été ar­rêté puis dé­porté, il ve­nait de confier son ba­lu­chon à sa femme. Un ba­lu­chon plein de pa­piers. Mal­heu­reu­se­ment, ni elle ni David, son fils, n’ont pu s’en ser­vir. Après la guerre ils sont ren­trés en Bul­ga­rie dans l’es­poir de re­trou­ver Abra­ham. Mon mari s’est ainsi re­trouvé dans un pays de l’Est, pen­dant de nom­breuses an­nées il n’au­rait pu en sor­tir qu’en s’exi­lant, et pen­dant long­temps il n’a pas voulu cela. Mais après 1989, il a eu l’oc­ca­sion d’émi­grer en France et, vu la si­tua­tion, il l’a sai­sie. Nous nous sommes ma­riés, et main­te­nant nous vi­vons aux États-Unis. Cela fait cinq ans que nous frap­pons à la porte des banques. Per­sonne n’a en­tendu par­ler d’Abra­ham Blumen­stein.»

«Vous n’avez pas pris un avo­cat?»

«Nous n’y avons d’abord pas pensé, et de­puis que nous y pen­sons nous n’avons pas d’ar­gent. Notre émi­gra­tion aux États-Unis nous a coûté cher. Nous com­men­çons tout juste à nous dire que nous pour­rions par­ti­ci­per à une “ class ac­tion ”.»

«Et com­ment se fait-il que vous ve­niez chez nous au­jour­d’hui?»

«Nous sommes à Ge­nève pour quelques jours avec un voyage or­ga­nisé, en va­cances. Bien sûr, nous avons choisi Ge­nève à cause des pa­piers, c’est pour cela que nous les avons em­me­nés, à tout ha­sard… Ce matin nous avons eu la cu­rio­sité de pas­ser à l’adresse de l’avo­cat qui fi­gure sur les do­cu­ments. Nous fai­sions cela comme on va au musée. Nous pen­sions que ce Maître Tis­sot était mort de­puis long­temps. Et voilà qu’à cette adresse il y a bel et bien un Maître Tis­sot. Ce n’est pas le même pré­nom, mais… nous n’avons pas ré­sisté à la cu­rio­sité. Nous avons de­mandé à votre ré­cep­tion­niste si c’était bien ici l’étude de Maître Al­bert Tis­sot, elle nous a dit: “ Au­tre­fois. Main­te­nant, c’est son fils qui l’a re­prise. ” Voilà pour­quoi nous vou­lions lui par­ler. À tout ha­sard.»

«Écou­tez, s’il y a un dos­sier, il doit être an­cien. Un de mes col­lègues est en train de cher­cher. Je vous pro­pose de re­ve­nir en fin d’après-midi. Per­met­tez-vous que je prenne copie de vos pa­piers?»

«Bien sûr.»

Je suis allée faire un tour du côté de la pho­to­co­pieuse, puis nous avons pris ren­dez-vous pour la fin de l’après-midi.

Une fois que je les ai rac­com­pa­gnés jusque sur le pas de la porte, je suis re­ve­nue à la salle de confé­rences et j’ai par­couru ma copie du dos­sier. Sans en­trer dans les dé­tails, j’ai constaté que le com­merce de mer­ce­rie d’Abra­ham Blu­men­stein avait dû être par­ti­cu­liè­re­ment pros­père. En 1936, ayant ap­pris au cours d’un de ses voyages ce qui ar­ri­vait aux Juifs en Al­le­magne, il avait dé­posé en Suisse non seule­ment «une somme pour ses fils», mais le gros de son ar­gent: un demi-mil­lion de francs d’alors. Et il ne m’a pas fallu long­temps pour dé­duire du fa­tras d’un lan­gage of­fi­ciel am­poulé à sou­hait que cet ar­gent n’avait pas dû être dé­posé à la banque même, mais chez Maître Al­bert Tis­sot qui avait dû ou­vrir un compte en son nom dont Abra­ham Blu­men­stein avait la pro­cu­ra­tion. Si je ne me trom­pais pas, c’était nor­mal que les banques aient dit ne ja­mais avoir en­tendu par­ler de lui. Si les Blu­men­stein avaient consulté un avo­cat, il au­rait comme moi vu cela en une demi-heure.

Lorsque je suis re­ve­nue dans le bu­reau des sta­giaires, Claude s’était re­plongé dans son gros livre.

«Alors, ce dos­sier Blu­men­stein?»

«Je n’ai rien trouvé.»

«Vous avez dû mal cher­cher.»

Il a mimé l’ou­trage.

«Chère col­lègue, je vous en prie… j’ai très bien cher­ché.»

J’ai hé­sité entre la co­lère et le rire, j’ai fini par rire.

«Claude, les Blu­men­stein que je viens de voir ont un dos­sier com­plet, et il est vrai­ment com­plet. C’étaient des clients de Maître Tis­sot père de­puis les an­nées trente. Ne me dites pas qu’il n’y a pas de dos­sier chez nous. Vous êtes sûr et cer­tain que vous avez bien cher­ché?»

«J’ai cher­ché par­tout. Je vous as­sure… C’est vieux de soixante ans, Marie. Qui gar­de­rait des pa­piers pen­dant soixante ans? Des vieille­ries?»

«On a confié un demi-mil­lion à l’Étude Tis­sot, mon cher Claude. Tant qu’on n’est pas venu le re­prendre, le dos­sier est ou­vert, ce n’est pas une “ vieille­rie ”. Vous avez posé la ques­tion à Fran­çoise May?»

«Oui. Elle ne voit pas. J’ai en­suite in­ter­rogé Sté­pha­nie, qui m’a pour ainsi dire mangé le nez.»

«Com­ment, mangé le nez?»

«“ C’est main­te­nant, que vous vous pré­oc­cu­pez des ar­chives? ”, qu’elle m’a dit. “ Vous n’au­riez pas pu y pen­ser plus tôt? ” De quoi je me mêle, fran­che­ment. Bon c’est tout?»

Je l’aga­çais, c’était vi­sible. Mais il a fini par faire un ef­fort d’ima­gi­na­tion.

«Un demi-mil­lion! Évi­dem­ment…»

«Qu’est-ce que ça si­gni­fie, “ Vous n’au­riez pas pu y pen­ser plus tôt ”, d’après vous?»

«Je me suis laissé dire qu’on a fait un grand net­toyage dans les ar­chives juste avant que je n’ar­rive, quelques mois avant que vous n’ar­ri­viez vous-même, donc.»

«Qui?»

«Qui quoi?»

«Qui, Claude, a fait ce grand net­toyage?»

«Une en­tre­prise, je crois. Su­per­vi­sée par votre pré­dé­ces­seur. Mais tout de même, ces gens, vous en êtes sûre? Leurs pa­piers sont vrai­ment au­then­tiques? Pour­quoi ne sont-ils pas venus avant?»

La ques­tion se po­sait, bien en­tendu.

«C’est une his­toire qu’il va fal­loir vé­ri­fier, je suis d’ac­cord. Mais elle fait sens. Les deux demi-frères ado­les­cents ont été ex­pé­diés en Amé­rique. Mais ils n’avaient rien, et ils étaient trop jeunes. Ils ont fait une re­cherche à la fin de la guerre, mais ils n’avaient pas de pa­piers. Et puis le Mur de Ber­lin s’écroule, c’est la ré­vo­lu­tion de ve­lours, ou com­ment ap­pellent-ils ça en Bul­ga­rie, et enfin ce demi-frère ar­rive. Ils igno­raient jus­qu’à son exis­tence, et il a tout, lui. Tout. Il y a même les billets des tram­ways ge­ne­vois que le vieux Blu­men­stein a ache­tés à l’époque.»

Claude a eu un grand geste.

«Les faus­saires, dans la mafia russe, c’est une in­dus­trie.»

J’ai haussé les épaules. Il avait rai­son.

«Je ne dis pas qu’il faut les croire sur pa­role, ni même sur pa­piers. Il faut vé­ri­fier. Mais nous, on a jeté nos ar­chives, et vous avez l’air de trou­ver ça nor­mal.»

«Moi je trouve nor­mal qu’on fasse de la place. Ces gens n’ont qu’à aller voir la com­mis­sion Ber­gier, ou la com­mis­sion Vol­cker. Elles sont là pour ça, elles ont le pou­voir…»

«C’est ça. Ils ré­pon­dront dans cinq ans. Peut-être bien que ça suf­fit pour ré­ta­blir l’hon­neur de la na­tion, en­core que j’aie mes doutes. Mais pour Isaac Blu­men­stein, l’aîné des demi-frères, il faut agir main­te­nant. Il vit de clo­pi­nettes, il a soixante-quinze ans. On est dans la vie réelle, ici, pas dans les ar­gu­ties di­plo­ma­tiques. Je vais ap­pe­ler Maître Tis­sot.»

Au bout du fil, le pa­tron a été char­mant. N’a pas voulu en­tendre par­ler de re­grets de ma part.

«Si vous m’ap­pe­lez, c’est que vous avez une bonne rai­son. Alors? Qu’est-ce qui se passe?

«C’est trop com­pli­qué pour être ex­pli­qué au té­lé­phone. Si vous vou­lez, je viens chez vous.»

«Vous me ren­driez le plus grand ser­vice. Vous êtes en voi­ture?»

«Non. C’est né­ces­saire?»

«Plu­tôt. De­man­dez à Ma­dame May de vous prê­ter la sienne et de vous ex­pli­quer le che­min, d’ici deux heures je suis à votre dis­po­si­tion. Venez pour le café.»

J’ai pensé que Fran­çoise May re­chi­gne­rait, mais pas du tout.

«Pre­nez, pre­nez. Cette voi­ture est là pour ça, elle ne m’ap­par­tient qu’à moi­tié. L’Étude paie de­puis long­temps tous les frais. Elle est pe­tite, et lors­qu’on est pressé elle est très fa­cile à par­quer.»

Je suis par­tie du côté de Nyon, dans une zone de vil­las re­la­ti­ve­ment mo­destes et, après m’être per­due deux ou trois fois, j’ai fini par trou­ver.

Il fai­sait frais, le ciel était gris. Dans les vignes dont la ré­gion est cou­verte, on ven­dan­geait en­core les der­nières grappes. Le mil­lé­sime ris­quait d’être mé­diocre, l’été avait été par­ti­cu­liè­re­ment pourri.

Lorsque j’ai fran­chi la grille de la mai­son, Tis­sot des­cen­dait le che­min, ac­com­pa­gné d’une très jeune per­sonne, sans doute sa fille. Ils étaient en blanc et te­naient des ra­quettes de ten­nis. Maître Tis­sot a agité la sienne.

«Beau ti­ming,» m’a-t-il crié, «nous ve­nons de ter­mi­ner.»

Je me suis ap­pro­chée, il a fait les pré­sen­ta­tions. La jeune fille se pré­nom­mait Vé­ro­nique.

Ils sont par­tis se dou­cher. Pen­dant ce temps, Ma­dame Tis­sot m’a of­fert le café, et on m’a pré­senté un gar­çon­net, Éric.

Lors­qu’il est re­venu, nous sommes allés nous en­fer­mer dans ce que Maître Tis­sot a ap­pelé «son antre». Une paroi de livres, des fau­teuils pro­fonds en cuir noir, une che­mi­née, un bu­reau de style an­glais. Ça m’a fait pen­ser aux des­crip­tions de l’étude d’He­ming­way. Il man­quait juste un lion em­paillé et quelques vieilles ca­ra­bines. Maître Tis­sot m’a fait as­seoir.

«Bon, alors, ra­con­tez-moi tout.»

«Je suis dé­so­lée, que cela ne puisse pas at­tendre la se­maine pro­chaine. Ces gens doivent ren­trer aux États-Unis dans quelques jours. On était dans l’ur­gence, et je ne pou­vais pas dé­ci­der sans vous consul­ter.»

«Rien de grave, tout de même?»

J’ai ra­conté mon his­toire. Maître Tis­sot a feuilleté le dos­sier, s’est pen­ché sur l’un ou l’autre des pa­piers, a laissé per­cer une cer­taine sur­prise.

«Je ne com­prends pas. Mon père m’a as­suré que toutes ces af­faires avaient été ré­glées. S’il n’y a plus d’ar­chives, c’est que le cas est réglé.»

«Vous n’avez au­cune ar­chive an­té­rieure à 1960. Com­ment pou­vez-vous prou­ver quoi que ce soit à ces gens?»

Il s’est mordu la lèvre, a fixé un point de­vant lui, et pen­dant un ins­tant il a été perdu dans ses pen­sées. Des pen­sées désa­gréables, à en juger par son ex­pres­sion. Il a fini par se se­couer.

«Je me suis de­mandé si nous avions rai­son, il n’y a pas très long­temps, lorsque nous avons fait de la place. Mon père est venu lui-même…»

Son père était venu lui-même il n’y avait pas très long­temps…?

«Ex­cu­sez-moi, Maître Tis­sot, mais… Votre père vit-il tou­jours?»

«Mais oui. Vif comme un jeune homme en dépit de ses quatre-vingt-treize ans.»

«Dans ce cas, on pour­rait lui poser la ques­tion.»

«C’est évident, j’al­lais d’ailleurs le faire.»

Il a em­poi­gné le té­lé­phone.

«Allô, Mi­chaud? Bon­jour. Mon père est là? … Pas­sez-le-moi, soyez ai­mable. … Bon­jour, père. … Oui, ça va très bien. … Tout le monde va très bien. … Oui. Dis-moi, père, nous avons reçu la vi­site d’un David Blu­men­stein ce matin qui dit que son père a dé­posé de l’ar­gent au­près de toi vers 1936-1937. … Non, ils ne l’ont ja­mais re­pris, Mon­sieur Blu­men­stein père est mort à Au­sch­witz. … Il dit que c’était un de tes amis. … Blu–men–stein. Abra­ham. Bul­gare. … Oui, toutes sortes de pa­piers qui ont l’air en ordre. … D’ac­cord. À tout à l’heure. Au re­voir.»

Il a posé le té­lé­phone en sou­pi­rant. Les rap­ports entre père et fils ne de­vaient pas être simples.

«Il ne voit pas, mais il veut exa­mi­ner le dos­sier.»

J’ai es­sayé d’être di­plo­mate.

«Votre père est tout de même très âgé…»

La ré­ac­tion de Maître Tis­sot m’a confirmé qu’entre lui et son gé­ni­teur ce n’était pas le beau fixe. Cet homme d’ha­bi­tude si doux et pon­déré a ré­pondu avec vi­va­cité, presque agres­si­ve­ment.

«Mon père, Maître Mar­tin, a quatre-vingt-treize ans, mais si vous sous-en­ten­dez qu’il pour­rait être gâ­teux, dé­trom­pez-vous. J’ai eu toutes les peines du monde à lui faire com­prendre que je mè­ne­rais l’étude à ma guise, et je n’ai eu le droit de la re­prendre qu’il y a dix ans. Jusque-là j’étais l’avo­cat-conseil d’une grande en­tre­prise, c’était la seule so­lu­tion. Il a en­core quelques clients au­jour­d’hui, et il plaide tou­jours. Venez, al­lons le voir.»

Nous avons pris congé de Ma­dame Tis­sot et des en­fants, et nous sommes par­tis dans la voi­ture de Fran­çoise May.

 

 

                                      (à suivre)

 

 

© Ber­nard Cam­piche édi­teur, CH 1350 Orbe (Suisse)

«D’Or et d’Ou­blis» a été réa­lisé par Ber­nard Cam­piche, avec la col­la­bo­ra­tion de René Be­la­kovsky, Mary-Claude Gar­nier, Marie Musy, Ma­rie-Claude Schoen­dorff et Da­niela Spring. Photo de cou­ver­ture: Laurent Co­chet


2 com­men­taires
1)
zit
, le 30.11.2008 à 15:01

MMMMM, il a l’air bien sympa, pépé Tis­sot…

z (marie ne va–t–elle pas se jeter dans la gueule du loup ? je ré­pêêêêêêêêête : vi­ve­ment di­maaaaaanche pro­chain !)

2)
Emix
, le 30.11.2008 à 15:29

C’est fou ce que le “net” est bê­ti­fiant, c’est heu­reux que ce ne soit pas le cas pour ce qu’en fait Anne Cuneo ! Donc “à vous re­lire Anne, di­manche pro­chain !”

Pho­tos DHP