Lorsque vient la nuit de l’hiver, les pays nordiques multiplient depuis des temps immémoriaux des cérémonies destinées à conjurer la longue disparition, totale à partir de certaines latitudes, du soleil.
Ces cérémonies millénaires, originaires du nord, ont migré au fil des siècles. Depuis le 8e ou le 9e siècle, en partant vers le sud et l’ouest, les Celtes en ont emmené certaines dans leur sillage. La Räbeliechtli en est une.
Pardon? Vous avez dit quoi? J’ai dit Räbeliechtli, prononcé Rèèbe-licht-li, ce qui signifie “la petite lueur de la rave (ou du navet)” ou “la petite lanterne dans une rave (un navet)”, et cela désigne une coutume qui est descendue jusqu’aux frontières de l’Europe francophone et qui se pratique encore dans les pays de langue allemande un peu partout autour du 2e week-end de novembre.
La vedette de cette tradition, la rave (dans certaines régions appelée navet, ou navet à collet rouge; il en existe aussi une variété toute blanche), dont le nom scientifique est Brassica rapa, de la famille des crucifères.
Pour peu que vous viviez dans un village ou une bourgade de Suisse alémanique et que vous tendiez l’oreille, sur le coup de six heures du soir vous entendrez des voix enfantines égrener la vieille comptine:
“Räbeliechtli, Räbeliechtli, wo gaasch hii?
I de tunkli Nacht, oni Stärneschii,
da mues mis Liechtli sii.”
(Lanterne de navet, lanterne de navet, où donc tu vas?
Dans la nuit noire, où les étoiles ne luisent pas
Il faut que ma petite lumière soit.)
Et si vous vous mettiez à la fenêtre, vous pourriez apercevoir une multitude de lumières tremblantes. Des cortèges sillonnent villes et villages, le plus souvent le deuxième samedi, ou le deuxième dimanche, de novembre.
Les raves dévidées, sculptées et pourvues d’une bougie se transformeront en lanternes
Pas de fanfares, pas de flonflons, juste des voix claires, pas de projecteurs, juste le regard émerveillé des petits qui, depuis des jours, se sont préparés en creusant, le sourcil froncé et la langue entre les dents, leur lanterne.
Ne les comparez pas à Halloween. Ils ne sont pas d’accord: ils se réclament explicitement des Celtes. La Räbeliechtli se pratique jusqu’aux frontières de la Romandie (il y en a même une à Morat, où on est déjà un peu bilingue).
Ailleurs, les lampions sont faits avec des courges. Mais pour la Räbeliechtli suisse, on utilise des gros navets-raves blancs et violets (appelés Räbe en dialecte). Il paraît que dans certains coins d’Argovie on se sert de navets entièrement blancs.
La capitale incontestée de la Räbeliechtli est, selon les experts, Richterswil, où l’agglomération tout entière est parée de lumières. Ici aussi, on dédaigne la courge, en usage dans certaines régions allemandes ou aux Etats-Unis, où la coutume a été importée par les immigrants venus d’Europe du Nord.
Richterswil, dans le canton de Zurich: toute une bourgade se met sur son trente-et-un lumineux – c’est la moindre des choses, puisqu’elle passe pour la capitale de la Räbeliechtli
La Räbeliechtli est vécue en deux temps forts: la préparation des lanternes, et le cortège lui-même.
Mercredi dernier, je suis allée participer à la préparation du cortège de Zurich à la maison de paroisse de l’Eglise réformée de la Limmatstrasse, où le dévidage et la sculpture des raves se passait sous l’œil débonnaire du pasteur Werner, figure imposante qui vous recevait en tablier de cuisine, couteau au poing.
«La Bible dans une main, le couteau dans l’autre», dit-il en riant. «Mais en l’occurrence, c’est pour décapiter les navets.» Et en effet, plutôt que d’un conquérant, le pasteur Werner a des allures de très bon père Noël.
Le Pasteur Werner, immense bonhomme dans tous les sens du terme, qui a su donner à la Räbeliechtli une impulsion qui va au-delà de la célébration d’un passé millénaire: il l’a tournée vers l’avenir
Nous sommes en plein quartier populaire, et on a compté qu’ici, des dizaines de nationalités se côtoient – généralement sans histoire; la salle se remplit peu à peu d’enfants, originaires du monde entier, et cela se voit. Ils sont venus seuls ou avec leurs parents et grands-parents. On dévide les navets, on les sculpte, avec assiduité.
Excellent instrument pour dévider les navets-raves: la cuillère à glace.
Le choix de son navet est un moment capital
Artiste à l’œuvre
Il faut avoir du doigté, pour ôter suffisamment de chair pour que le navet soit transparent tout en gardant une épaisseur suffisante pour que ça ne casse pas.
«On ne demande la religion de personne», m’assure le pasteur. «Ici, tout le monde est le bienvenu. La Räbeliechtli est un de ces rites fédérateurs, aux racines universelles; tout le monde a besoin de cette chaleur-là, d’où qu’il vienne, et nous sommes ouverts à tous. Nationalités, croyances, générations. Vous voyez ces enfants-là? Leur mère est venue aussi, avec plaisir. Elle venait déjà préparer ses navets pour le cortège il y a plus de dix ans. Beaucoup de jeunes parents n’ont jamais cessé de participer, depuis leur propre enfance.»
Les mamans prennent autant de plaisir que leurs enfants…
…d’où qu’elles viennent.
Et les papas aussi.
Il s’interrompt pour aller chercher un nouveau cageot de navets. La salle se remplit peu à peu, il faut pourvoir aux besoins des artistes en herbe.
Dans les campagnes zurichoises, la Räbeliechtli est documentée depuis le 19e siècle. Celle de Zurich célèbre cette année son vingtième anniversaire.
Une lanterne presque prête. On passe des ficelles pour la tenir; on dépose sur le fond une petite bougie plate.
«C’est moi qui ai proposé qu’on fête la Räbeliechtli, qu’on en fasse une activité pour les enfants le mercredi après-midi, lorsqu’ils ont congé», précise le pasteur. «Dans les villages, ça date de plusieurs siècles. Novembre est la saison des navets; alors, on faisait de la choucroute pour l’hiver avec la chair, et on donnait l’écorce aux enfants. Ici, en pleine ville, j’avais pensé ne faire cela qu’une fois, mais les enfants s’y sont attachés, et on continue, même si en principe c’est une coutume campagnarde, et non citadine.” Il décapite en silence une quinzaine de navets, que des enfants s’arrachent aussitôt. Et il reprend avec un bon sourire: “Sans compter que chez nous, cela a pris une signification un peu différente. Cela aide les enfants venus d’ailleurs à se sentir chez eux. Ils en ont fait leur chose.»
Une main déjà experte…
Et il est de fait qu’ils creusent à l’unisson, rivalisent d’ardeur, s’interpellent bruyamment.
“C’est aussi une réaction au commerce qu’est devenue Halloween”, me dit une jeune femme venue avec un bébé – en fait, elle fait son lampion pour elle-même, l’enfant serait trop petit pour le porter. “Aller dans un magasin acheter des accessoires, ce n’est pas drôle. Ou on a de l’argent, et alors c’est juste un gadget qu’on jette le lendemain, ou on n’a pas d’argent et alors on est frustrés. Ici, on offre à tout le monde les navets et même les bougies, si on n’a pas de moyens.”
Au moment où je m’en vais, le pasteur me donne rendez-vous pour samedi.
“Nous démarrons à six heures pile, pas une minute avant, pas une minute après. Cela fait partie de la cérémonie, et pour les enfants, c’est un symbole de la parole tenue. On avait dit six heures, il sera six heures.”
Petite lueur, petite lueur, que puis-je espérer?
Que la lumière de l’espoir brille, de toute éternité.
Et le samedi, à six heures pile, enfants grands et petits se sont retrouvés dans la rue, bien emmitouflés, lanterne tremblotante à la main. A Zurich, mais aussi dans des dizaines, peut-être des centaines, de villages à travers toute la Suisse alémanique. Sur le trajet du cortège, la circulation a été détournée un instant. Et dans ce silence paisible aux portes de la nuit, enfants et parents ont sillonné quartiers ou hameaux en chantant une des innombrables comptines qui se rattachent à cette soirée, par exemple:
«Räbeliechtli, Räbeliechtli, quand rentres-tu chez toi?
Quand la bise soufflera et que ma lueur s’éteindra,
Alors, je rentrerai chez moi.»
Photos: Anne Cuneo, Canon G9
(à l’exception des 2 photos de Richterswil, photographe inconnu)
, le 13.11.2007 à 00:20
Très joli! Merci Anne!
Quand j’étais gamin, on creusait aussi des raves, mais on y mettait du sucre candy (très brun, avec sa ficelle). On laissait reposer quelques heures et la rave se remplissait de son jus au contact du sucre. Il en résultait un délicieux sirop contre la toux. Ah, les traditions…
Milsabor!
, le 13.11.2007 à 06:33
Très belles photos, très joli texte, merci.
Caplan, la saison d’hiver venue, le congélateur dans notre cave est toujours surplombé d’une rave avec ce sucre candy qui donne ce sirop brun un peu magique, pour la toux des enfants, ou la nôtre.
C’est une tradition certes, mais c’est extrêmement efficace.
, le 13.11.2007 à 06:46
Adorable tradition et joli reportage.
Au passage, je remarque que tu évoques une coutume des Celtes. C’est intéressant de rappeler que l’origine de ces peuples se situe entre Allemagne et Suisse.
Le navet est aussi un légume qui se mange et je préfère les petits navets plats que l’on trouve en botte au printemps sur les marchés.
Une de mes préparations préférées est le navet glacé, que j’associe avec bonheur à la carotte. C’est très simple, joli et délicieux.
Si les navets sont vraiment petits, laissez-les entiers sans les peler, enlevez seulement les fanes d’un côté et la radicelle de l’autre. Les carottes seront coupées en petits tronçons et elles peuvent être « tournées », c’est-à-dire mises en forme de fuseau court arrondi à chaque extrémité.
On jette les légumes dans une casserole en les couvrant d’eau. On ajoute du sucre en poudre (deux ou trois cuillérées), une pincée de sel et une belle noix de beurre avant de les laisser cuire à couvert en les remuant de temps en temps.
Il faut que les légumes soient cuits dans l’eau qui va s’évaporer et qu’ils caramélisent avec le sucre tandis que le beurre les empêchera de brûler tout en leur conférant sa saveur. Il faut correctement doser le volume d’eau car si l’eau n’a pas disparu, la caramélisation n’aura pas lieu.
À la fin de la cuisson, carottes et navets sont glacés, ils sont brillants et caramélisés. Cette préparation peut accompagner toute viande blanche.
—
Un autre monde est possible. Gourmand.
, le 13.11.2007 à 07:22
Super article, c’est agréable d’entendre parler de l’autre partie de la Suisse. Avec vos articles je découvre toujours plus de la Suisse.
Bravo et merci.
G:
, le 13.11.2007 à 08:36
Très sympa cet article, et bravo pour l’initiative de réunir des gens de tous horizons pour passer ce moment convivial.
Je propose à François de faire un concours de prononciation pour la prochaine Cukday, alors commencez l’entraînement dès maintenant… Räbeliechtli, Chäschüchli, Chuchichäschtli, …
, le 13.11.2007 à 09:14
super! c’est un peu du reciclage, mais ici on a les photos en plus! chouette! merci pour l’article que j’avais dejà apprecié dans 24heures, et que j’apprecie encore plus avec les photos
:-)
bonne journée ciao, n
, le 13.11.2007 à 09:47
Cela frise le sadisme, moi qui déjà ne parle le flamand que et uniquement sous la torture…
Merci Anne de nous faire connaitre ces traditions séculaires et de nous les faire vivre de l’intérieur.
P.S Iris en plus tu es sûre de l’orthographe. smiley parti suivre un cour d’allemand.
, le 13.11.2007 à 11:37
NON NIC, ce n’est pas du recyclage. J’accepte “c’est du défoulement”, mais pas recyclage. Pour écrire mes 3150 signes (précisément) dans 24 heures, un coup de fil, ou à la rigueur un court passage sur les lieux aurait suffi. A part les recherches historiques, bien sûr, qui ont servi aux deux choses.
Mais parce que je me suis dit d’avance que les lecteurs de Cuk s’intéresseraient, j’ai passé l’après-midi là-bas, j’ai emmené mon appareil de photo (pas automatique, chez moi), j’ai retravaillé les photos ensuite, j’ai discuté avec trois fois plus de gens que nécessaire pour 24 heures. J’ai ensuite écrit un texte pour Cuk, cela a pris du temps, et il y a des ressemblances parce que c’est sur le même sujet. En un mot comme en cent, je vous ai donné la version complète de ce que j’avais vécu, au lieu du résumé auquel on est obligé de se tenir dans la presse quotidienne.
Sans parler du fait que Okazou & Co ne lisent pas ce quotidien très local qu’est 24 Heures.
PS. Il se pourrait que vous lisiez à nouveau des compte-rendus complets de découvertes dont je ne peux rendre compte que trop brièvement dans mes chroniques publiées. Ne me parlez plus de recyclage, svp, si je vous les écris, c’est pour vous faire plaisir, pas pour gagner du temps…
, le 13.11.2007 à 11:52
Je pensais bien que tu n’allais pas trop apprécier la remarque:-)
Ce d’autant plus que comme tu le dis, ce n’en était pas (du recyclage j’entends!)
, le 13.11.2007 à 13:40
Merci pour cette “Rave Party” potagère et bien sympathique, ma foi ! :-D
, le 13.11.2007 à 14:10
Super Anne, merci … perso j’adore tout ce qui est navet et rave creusées ou non (party aussi), quel sympathique rite fédérateur et ouvert à tous… Certains partis politiques devraient en prendre de la graine ;-)
, le 13.11.2007 à 14:43
Pour les amateurs de navets, il y a aussi nanarland.com…
Milsabor!
, le 13.11.2007 à 17:17
Merci Anne :)
Je ne connaissais pas cette tradition
, le 13.11.2007 à 19:45
Hello,
Je me permets de faire une petite digression culinaire concernant les navets. En tant qu’Alsacien vivant en Suisse, j’ai déjà entendu parler de cette coutume Suisse. En Alsace à la même période dans les vrais restos alsaciens, on mange des “Süri Rüewe” (Navets Salés). Encore un bon exemple ou l’Alsacien est très proche du suisse allemand (surtout celui de Bâle). Le principe du süri rüewe est le même que celui de la choucroute, on remplace le choux à choucroute par des navets coupé comme des spaghettis. C’est excellent, mais on ne le mange qu’à cette période de l’année.
, le 13.11.2007 à 23:46
Merci Anne… Sais-tu que dans notre quartier nous avons décidé depuis quelques années déjà de fêter le jour le plus court, soit le 21 décembre généralement en invitant les voisins et amis (n’est-ce pas Saluki ?) à venir boire un vin chaud éclairé aux bougies, tous les participants étant invités à allumer chez eux des lampions pareillement.
Un de mes voisin scientifique nous donne l’heure exacte du solstice d’hiver soit le moment de l’année où l’inclinaison de la terre sur le plan de l’écliptique (23°~) donne à l’hémisphère sud ses journées les plus longues et l’inverse pour ce qui concerne la face boréale de notre planète.
Une fête païenne des lumières de plus !
, le 14.11.2007 à 08:39
desolé anne, je ne voulais pas te vexer, loin de là. je me suis mal exprimé, j’etais trés content de lire ton article dans 24heures, et encore plus de voir la suite complete ici. j’ai voulu utiliser le mot “reciclage” dans son coté positif et ecologique! je cite wikipedia :
et encore:
je trouve que ça reflete en partie ton travail, tu as fait un voyage de recherche, avec interview, photos, temoignages, et tu en a produit 2 articles, qui se completent! voilà j’espere que ce que je voulais exprimer soit plus clair maintenant (je ne suis pas de langue maternelle francaise…) et au plaisir de te relire, ici ET ailleurs ;-)
ciao, n
, le 14.11.2007 à 10:07
Caplan… excellent Nanarland ! j’ai le StarWars turc en VO si cela t’intéresse (ou qq d’autre bien sûr), un petit 1/4 d’heure par semaine et c’est la bonne humeur assurée !
, le 14.11.2007 à 14:07
Nic, t’as juste pas compris que ce que tu as vu c’était pas du recyclage (avec y stp), mais l’original d’un reportage illustré fait tout exprès pour un cercle de lecteurs connus, dont je savais d’avance qu’il s’intéressait à ce sujet. Cuk donc.
Ce que tu as lu dans 24Heures, c’était l’original d’une chronique de 3’150 signes faite tout exprès pour un public que je connais peu, qu’il s’agissait d’intéresser en peu de mots, et sans illustrations.
Je ne suis pas vexée, c’est une question de précision. Lorsqu’on écrit deux versions d’une même histoire dans des buts différents, l’une n’est pas faite avec les “déchets” de l’autre, il s’agit de deux ORIGINAUX. Les définitions de Wikipedia ne s’appliquent pas à ce que j’ai fait là,
, le 14.11.2007 à 15:11
on est d’accord! peut etre il y aura occasion de continuer la discussion personnellement, si j’ose te dire bonjour quand je te rencontre. c’est dejà arrivé et je n’ai pas osé… par exemple plusieurs fois au festival de locarno.
à une prochaine ciao, n
, le 09.12.2007 à 11:00
Pourtant, il me semble que la fête la plus celtique, c’est bien Halloween. Si je m’en souviens bien, Halloween est le “nouvel an” pour les celtes. Dans nos régions, ce nouvel an était appelé “Samonios”. Il est toujours fêté sous son nom d’origine en Irland: “Samhain”. Lorsque le christianisme a voulu supplanté la religion païenne, il lui était impossible d’interdire ces fêtes qui étaient souvent pratiquées en secret. Alors, pour arriver à sa fin, l’Eglise a assimilé cette fête; ainsi la populace ne pouvait plus célébrer la fête païenne, mais celle chrétienne. Cette fête se nomme la Toussaint!
Yannik – un bon Nantuate ou Tigurin, je sais plus…
oups… j’ai oublié de préciser comme quoi c’est un très bon article! Jamais entendu parler du Chäschüchli, euh non, du … de la rave partyli!