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La Saint-Mar­tin

Cet ar­ti­cu­let était en at­tente sur l’éta­gère et Le­Boss­Pa­tron­d’Ici, à la suite d’une dé­fec­tion de der­nière mi­nute, vous in­flige, cette se­maine, une in­di­ges­tion de votre gaze hound, ga­zelle hound pré­féré.

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Saint-Mar­tin, pour beau­coup c’est une île, pour d’autres un ali­gne­ment de tentes de SDF du­rant l’hi­ver der­nier.

Pour nous, c’est la fête pa­tro­nale de notre vil­lage, en ré­fé­rence à notre église des XIe, XIVe, XVIe siècles dé­diée à ce saint.

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In­croyable, cette photo en­so­leillée a été prise la veille: le temps change vite !

Mais, de­puis 89 ans, la date du 11 no­vembre est prise par une autre com­mé­mo­ra­tion.
Et pas la peine d’al­ler cher­cher un autre ca­len­drier, hein ? Voire en­core un autre. Quant à celui , j’ai passé l’âge de m’y ré­fé­rer.

A 11 heures, ce jour là, la son­ne­rie du ces­sez-le-feu du pre­mier beau car­nage du siècle der­nier a re­tenti et rendu les sur­vi­vants, tous meur­tris, à l’exis­tence. L’unité de compte étant le mil­lion de morts, et les ci­me­tières qui vont avec, il y a eu quelques sur­faces per­dues pour l’agri­cul­ture dans l’Ar­gonne, l’Ar­denne…

Dans tous les pays mêlés au conflit, la Ca­marde a passé sa faux et chaque vil­lage lui a payé tri­but. Je ne fais ni l’ana­lyse des causes pro­fondes ou im­mé­diates de la guerre, ni ne re­cherche les res­pon­sa­bi­li­tés, les Ho­no­rables Com­men­ta­teurs de cuk sont bien plus éru­dits et com­pé­tents qu’un sa­luki.

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Le Mo­nu­ment aux Morts a été une in­dus­trie flo­ris­sante dans les an­nées 20: chaque ville ou vil­lage vou­lait le/ les sien(s).

Quand sur un tel mo­nu­ment on re­lève dix noms sur la stèle, pour un vil­lage de 250 ha­bi­tants à l’époque, c’est un cal­cul simple: on re­tranche les femmes et les en­fants de ce nombre et c’est 35 à 40% des hommes de vingt à qua­rante ans qui ont dis­paru. Et je n’ai pas compté les gazés, es­tro­piés,…

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Les pom­piers rendent les hon­neurs alors que le Major ap­pelle les dis­pa­rus. Après chaque nom ap­pelé l’un des pom­piers clame: “Mort pour la France”

En­suite le Maire lit la com­mu­ni­ca­tion du Mi­nistre des An­ciens Com­bat­tants, blah-blah, in­ter­chan­geable d’une année sur l’autre fors la date…

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Trente ans de man­dat…

Il y a deux autres tra­di­tions: l’an­nonce de la ma­ni­fes­ta­tion sur le pan­neau d’af­fi­chage mu­ni­ci­pal:

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Pour les mé­nages: je vous ga­ran­tis qu’elle est sé­rieuse.

Et aussi, de­puis 1934, il existe une as­so­cia­tion “Le Bleuet de France”. Jus­qu’à tout à l’heure, j’étais per­suadé, au point de l’avoir ex­pli­qué à des en­fants qui m’en de­man­daient le si­gni­fi­ca­tion, qu’elle en­tre­te­nait les ci­me­tières mi­li­taires… Une col­lecte a lieu à chaque com­mé­mo­ra­tion.

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La col­lecte est ef­fec­tuée par une Conseillère Mu­ni­ci­pale (Ah oui, c’est celle qui manie AUSSI le dé­fi­bril­la­teur…)

J’ai re­cher­ché les sta­tuts de cette As­soc’: en fait elle don­nait du tra­vail aux in­va­lides pour fa­bri­quer des “bleuets” en tis­sus, ven­dus à leur pro­fit. Le 11 no­vembre 1934, 28000 fleurs furent ven­dues. Ils ont vite été rem­pla­cés par des ou­vrières spé­cia­li­sées… Au­jour­d’hui de simples timbres font l’af­faire.

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Il reste en France deux “poi­lus” sur­vi­vants de cette grande bou­che­rie, Mes­sieurs Louis de Ca­ze­nave et La­zare Pon­ti­celli, selon Le Monde : l’un est issu d’une fa­mille de vieille no­blesse pro­vin­ciale ac­cu­lée à la ruine et l’autre est un im­mi­gré ita­lien, dé­bar­qué en ré­gion pa­ri­sienne la faim au ventre, avant de faire for­tune. Ils ont 110 ans.
Lisez ce qu’ils en pensent avec un recul de quatre-vingt neuf ans.

Plus ja­mais ça di­saient-ils, tous ceux qui en ont ré­chappé.

Bon sang, mais ça a bien conti­nué, re­com­mencé, re­surgi et ça nous pend au nez comme une morve lé­tale.
Que faire, que fait-on?

o0O0o

Sur cuk, l’hu­ma­nisme n’est ja­mais loin sous la …pel­li­cule.

Je crois im­por­tant d’al­ler voir le point de vue d’en face, mais avec un biais, l’oeil de l’ar­tiste.

Nous avons la chance d’avoir à Musée Maillol .
Elle re­groupe des ar­tistes al­le­mands qui se sont re­trou­vés dans la tour­mente de la guerre, l’ont dé­crite dans son hor­reur , tels Otto Dix ou en­core Max Be­ck­mann.

Allez voir cette expo, pour ceux qui le peuvent, et même qu’il y a un tarif ré­duit pour les moins de 16 ans, c’est presque moins violent que leurs jeux video.

Ils nous ex­pliquent aussi la mon­tée du na­zisme dans la Ré­pu­blique de Wei­mar.

8 com­men­taires
1)
XXé
, le 21.11.2007 à 01:21

Que faire, que fait-on?

Ré­ponse dans un pro­chain ar­ticle ?…
:-(

Di­dier

PS : er­reur dans le lien Musée Maillol : il y a cpm à la place de com.

2)
Leo_11
, le 21.11.2007 à 07:53

Mais il y a aussi notre Saint Mar­tin in­con­tour­nable en pays d’Ajoie…

3)
Eniotna
, le 21.11.2007 à 08:39

Mais il y a aussi notre Saint Mar­tin in­con­tour­nable en pays d’Ajoie…

Bien sûr, et dans le genre grande bou­che­rie toute com­pa­rai­son avec la Der des Ders se­rait sans doute dé­pla­cée. Quoique…

Sur le vif ça donne ça, quand on laisse la pa­role au héros de la fête.

Danse du ventre

Les brumes au­tom­nales qui étendent chaque année leurs longs doigts soyeux sur l’Ajoie an­noncent l’im­mi­nence de la Saint-Mar­tin, ces tra­di­tion­nelles ri­pailles qui ont fait du co­chon leur ve­dette. En lui, dit-on, tout est bon. Mais qu’en pense le prin­ci­pal in­té­ressé? Se trouve-t-il de taille à sé­duire un gas­tro­nome?

«Mais c’est de la meeeeeerde!», bava Jean-Pierre Coffe en se ré­veillant, le manche de la four­chette gravé en creux entre les poils ar­gen­tés de sa maigre barbe. De lourds re­mugles lui re­mon­taient de l’es­to­mac. La peau flasque d’un reste de bou­din gri­sâtre fi­nis­sait de re­froi­dir au bord de son as­siette. «Menu tra­di­tion­nel, qu’ils di­saient. Ouais…» Il avait ré­pondu à l’in­vi­ta­tion du pré­sident du Gou­ver­ne­ment ju­ras­sien, qui avait cru bon de ra­meu­ter à De­lé­mont le ban et l’ar­rière-ban de la po­li­tique fé­dé­rale et can­to­nale ainsi qu’une bro­chette de cé­lé­bri­tés, à l’oc­ca­sion de l’ou­ver­ture du nou­veau tron­çon de l’A16, la fa­meuse Trans­ju­rane que des gé­né­ra­tions d’au­to­mo­bi­listes ju­ras­siens at­ten­daient de­puis l’époque ber­noise. Et de faire ser­vir à ses hôtes un si­mu­lacre du menu ty­pique de sai­son, sans craindre l’hé­ré­sie de ma­rier un pauvre bou­din in­dus­triel avec d’im­pro­bables pâtes et ca­rottes trop cuites, ap­pe­lées à faire des gorges chaudes sur les «vraies» terres d’ori­gine de la fête. Le mé­dia­tique gas­tro­nome, las d’at­tendre le plat sui­vant, avait pré­féré re­mon­ter en rêve sept ans plus tôt, à l’ou­ver­ture du pre­mier tron­çon de l’au­to­route, quand il s’en était mis de fa­meuses der­rière la cra­vate dans ce petit bis­trot cam­pa­gnard. «Où était-ce, déjà? Euh… Ah oui, Ro… Ro­court, je crois. Chez la Mar­gue­rite.» Il re­ferma les yeux en des­ser­rant sa cein­ture, les joues ro­sies. «Aaaah, la Mar­gue­rite…»

Ouiiiiiiiik! Voilà qu’il me tire à nou­veau par l’oreille, m’écar­tant sans mé­na­ge­ment de l’agréable tié­deur du flanc de mes congé­nères. Mais qu’a-t-il donc à me tour­ner au­tour, avec son œil de ma­qui­gnon gour­mand? Il me lâche enfin, comme convaincu, non sans une tape quasi ami­cale sur le jam­bon et une bras­sée d’éplu­chures fraîches jetée à por­tée de mon groin. Ça fait bien une quin­zaine de repas qu’il est aux pe­tits soins avec moi. Il se trame quelque chose, je le sens – mais allez sa­voir quoi…

La fête va être belle. En­core plus belle que l’an­née der­nière. Le Syn­di­cat d’ini­tia­tive ré­gio­nal d’Ajoie (SIR) a battu le rap­pel des res­tau­ra­teurs du dis­trict, qui ont dé­sor­mais suc­combé tous ou presque à la fré­né­sie de la Saint-Mar­tin. Plus aucun n’a de scru­pules à se ré­cla­mer d’une tra­di­tion qui n’avait ja­mais es­saimé aussi loin de sa terre haut-ajou­lote d’ori­gine. La fête est dé­sor­mais connue loin à la ronde, des res­tau­rants ex­té­rieurs au can­ton com­mencent même à pro­po­ser le repas tra­di­tion­nel. Il a donc été dé­cidé de créer une Charte de la Saint-Mar­tin. «Seuls les éta­blis­se­ments s’en­ga­geant à la res­pec­ter sont men­tion­nés dans le guide pu­blié pour l’oc­ca­sion. Ils doivent en l’oc­cur­rence of­frir trois des plats tra­di­tion­nels au moins, dont un au mi­ni­mum de fa­bri­ca­tion «mai­son» et à base de pro­duits du ter­roir», ex­plique le pré­sident du SIR, Hugues Plomb.

C’est un matin en­core plus froid que de cou­tume. Ils ont laissé en­trou­vert le ber­lat de la por­che­rie, et j’en­tends un balai ap­pli­qué grif­fer le pavé de la cour. Des gens af­fai­rés, que je n’avais ja­mais vus, sont venus se pen­cher par-des­sus la bor­dure de mon bolat, ho­chant la tête d’un air en­tendu. Le fer­mier et son fils sont pas­sés dans l’al­lée, char­gés d’un étrange bac de bois dé­ga­geant des odeurs fa­mi­lières. Ça ne me dit rien de bon.

Al­ler­giques au porc s’abs­te­nir! Le vé­ri­table menu de Saint-Mar­tin n’au­rait pas dé­paré la table de Gar­gan­tua – on re­com­mande même aux es­to­macs dé­li­cats de «gar­der de la place» les quelques jours qui pré­cèdent… Mais jugez plu­tôt. Tout d’abord mise en go­sier avec un bouillon léger, ac­com­pa­gné d’une tranche de bouilli et de pe­tits lé­gumes. Suit une as­siette de viande froide en gelée. Les convives sont alors prêts à ac­cueillir le plat roi, la quin­tes­sence de la fête, en un mot le bou­din, que l’on sert ac­com­pa­gné à choix de com­pote de pommes ou de sa­lade de ra­cines rouges. Ou des deux! Sur cette lan­cée, on at­taque en­suite les grillades et les atriaux avant de pas­ser au bouilli. Il est alors temps de s’oc­troyer le «coup du mi­lieu», de pré­fé­rence une lam­pée de da­mas­sine, l’eau-de-vie du ter­roir. De quoi tas­ser les pre­mières strates avant de re­par­tir à l’as­saut d’une chou­croute ri­che­ment gar­nie de pommes de terre, de jam­bon, de lard et de sau­cisses fu­mées. Rien de tel enfin qu’un so­lide rôti pour cou­ron­ner le tout. Et on s’en vou­drait d’ou­blier le des­sert: crème brû­lée et tot­ché, le fa­meux gâ­teau à la crème salé. Vous en re­pren­drez bien un mor­ceau avec votre café?

Un grand type aux mains cal­leuses me pousse sou­dain sans mé­na­ge­ment, me for­çant à trot­ti­ner dans l’al­lée. Je sens qu’un drame se pré­pare. Une sourde ap­pré­hen­sion me fouaille les abats, je n’ai sou­dain plus envie d’avan­cer. Grouiiiii, grouiiiiiik! On me tire main­te­nant vers la lu­mière. Un gamin en bottes de ca­ou­tchouc se bouche les oreilles pour ne plus en­tendre ma longue plainte aiguë. Un étrange objet mé­tal­lique et froid est pla­qué entre mes deux yeux, je vois un lourd maillet fondre sur mon crâne. Un choc sourd, puis plus rien.

A quelques jours de la fête, les cui­sines ajou­lotes bruissent de mille et une ac­ti­vi­tés. Ici une mé­na­gère cuit puis désosse soi­gneu­se­ment pieds, groin, queue et oreilles de porc, qui vont ser­vir à la confec­tion de la gelée de mé­nage. La viande sera pres­sée une nuit du­rant entre deux plan­chettes sur­mon­tées d’un lourd caillou. On pourra en­suite la dé­cou­per en de longues tranches fines, à noyer dans la gelée pro­duite à par­tir du jus de cuis­son. Une voi­sine est venue em­prun­ter le ha­choir à sau­cisse, non sans ap­por­ter en échange quelques poi­reaux qui ser­vi­ront, de­main, à la pré­pa­ra­tion du bou­din. «Ah, vi­ve­ment que ce soit passé! Vos jeunes rentrent? Nous, on sera trente-deux à table!»

J’ai l’im­pres­sion de flot­ter à deux mètres du sol. Cet amas de chair rose, là en des­sous, ce se­rait moi? Je ne contrôle plus mes mou­ve­ments. Mes pattes se mettent à dan­ser une gigue en­dia­blée, je m’en vais buter contre une haie de jambes. On me ren­verse sur le dos et quatre so­lides poignes me hissent sur la claie gros­sière du traté. Une longue lame s’ap­proche de mon cou et s’en­fonce d’un geste pré­cis, li­bé­rant un im­pé­tueux flot rou­geâtre. La fille de la mai­son, en­gon­cée dans un lourd ta­blier, a promp­te­ment poussé une seille sous le jet fu­mant, tout en re­muant d’une pou­te­ratte vi­gou­reuse le sang qui peu à peu monte dans le ré­ci­pient. Le jet se fait sac­cadé, on me se­coue pour ré­cu­pé­rer les der­nières pintes.

A Che­ve­nez, un gros bourg au­to­pro­clamé «ca­pi­tale mon­diale de la Saint-Mar­tin», Pierre-Alain Riat est sur les dents. A trois jours du début des fes­ti­vi­tés, le res­pon­sable du co­mité d’or­ga­ni­sa­tion est par­tout à la fois, su­per­vi­sant l’érec­tion d’un arbre dé­coré d’une nuée de co­chons roses sur la place du vil­lage, don­nant un coup de main pour ins­tal­ler des chaises et des tables dans la halle po­ly­va­lente, ré­pon­dant à un énième coup de fil énervé d’Ajou­lot émi­gré n’ayant pas pu ob­te­nir de places pour le dî­ner-concert du sa­medi soir. «In­croyable!», glisse-t-il en re­pre­nant son souffle. «A part une an­nonce sur la radio lo­cale, nous n’avons pas fait la moindre pu­bli­cité cette année. Et pour­tant, toutes les places étaient prises une demi-heure à peine après l’ou­ver­ture des ré­ser­va­tions! Les Ju­ras­siens de l’ex­té­rieur nous amènent beau­coup de groupes, et le bouche-à-oreille fonc­tionne d’an­née en année. Sa­medi nous au­rons des convives de toute la Suisse ro­mande, et même des Alé­ma­niques.»

Je me sens sou­dain bas­culé dans la grande maie de bois. On m’inonde d’eau bouillante et aus­si­tôt une es­couade de cor­nets fraî­che­ment ai­gui­sés s’ac­tivent à ra­cler chaque cen­ti­mètre carré de ma peau rose pour en raser de près les longues soies. En­core un bref rin­çage à grands seaux et me voilà frais comme au pre­mier jour. Des voi­sins, at­ti­rés par mes cris et par le nuage de va­peur qui s’étire vers le ciel gris, sont venus jau­ger la bête, sup­pu­tant du re­gard les guir­landes de sau­cisses et les en­fi­lades de cô­te­lettes à venir.

Un vi­sage pou­pin en­ca­dré de mèches blondes s’ins­crit entre les quar­tiers de viande. Le bou­cher de cam­pagne Jean-Paul Vie­nat est sur la brèche de­puis quatre heures ce matin. Déjà trois porcs bou­choyés, dé­cou­pés et condi­tion­nés en moins de six heures. «Il n’y a plus beau­coup d’éle­veurs qui bou­choient eux-mêmes. On m’amène les ani­maux et je m’oc­cupe du reste avec mon aide. C’est plus ra­pide et plus ra­tion­nel. Nous au­rons eu près de soixante co­chons les cinq à six se­maines qui ont pré­cédé Saint-Mar­tin.» Il s’in­ter­rompt pour ser­vir une jeune femme, qui re­part bien­tôt avec deux litres de sang, quelques mètres de boyaux et un ap­pé­tis­sant jam­bon. «Tiens, ça c’est aussi une clien­tèle spé­ci­fique de Saint-Mar­tin. Par chez nous les tra­di­tions sont en­core vi­vaces, on se trans­met la re­cette du bou­din de mère en fille. Les gens viennent cher­cher du sang et des boyaux. Com­bien de sang je vends? At­tends voir… Ça doit bien ap­pro­cher les 250 litres cette année, et ne me de­mande pas de comp­ter les ki­lo­mètres de boyaux! Je vends même des boyaux de bœuf quand ceux de porc viennent à man­quer.»

Je trouve presque in­dé­cent d’of­frir ainsi mes formes roses, les quatre fers en l’air, à la vue de l’as­sis­tance. On m’a noué les pattes ar­rière de rudes cordes à lier le foin. Je me sens sou­dain hissé à une grosse poutre, la tête en bas, panse of­ferte. D’un geste pré­cis, le fer­mier ins­crit un sillon rec­ti­ligne d’un bout à l’autre de mon aca­dé­mie ren­ver­sée. La couenne ra­mol­lie crisse un peu sous le fil acéré. Le chien de la mai­son s’est ap­pro­ché, va­gue­ment at­tiré par des ef­fluves pro­met­teurs. Une se­conde es­ta­fi­lade me trans­perce les chairs, lais­sant un pa­quet d’en­trailles fu­mantes jaillir de mes pro­fon­deurs. Une odeur âcre en­ve­loppe l’as­sis­tance. La fer­mière s’est dé­tour­née, po­sant une main pro­tec­trice sur le re­gard de son cadet qui jouait à proxi­mité. La grande lame fend en­core l’air à quatre ou cinq re­prises, cœur et foie sont pro­pre­ment dé­ga­gés, aus­si­tôt pris en charge. Quel­qu’un s’ap­proche, fouille les abats de sa main nue pour dé­ga­ger quelques cou­dées de boyaux propres. On est peu de chose…

Por­ren­truy, mardi à dix heures qua­rante-cinq. Des pan­neaux de bois et des amon­cel­le­ments de ma­té­riel jonchent la rue des Mal­voi­sins fer­mée pour quelques jours à la cir­cu­la­tion. Une es­couade en cirés jaunes et amples cha­peaux de feutre s’af­faire sous la pluie bat­tante. Quelques ca­banes ont déjà pris forme. «Un peu plus à gauche, là! Oui, c’est bon!» La sil­houette mas­sive en­cou­rage de grands gestes l’équipe af­fec­tée au mon­tage des stands du dé­sor­mais tra­di­tion­nel mar­ché de Saint-Mar­tin. Mau­rice Ste­bler, chef de groupe au Ser­vice des tra­vaux pu­blics, es­père bien que les foules ve­nues faire bom­bance s’ar­rê­te­ront à Por­ren­truy sa­medi et di­manche: «Les pro­duits du ter­roir et les ob­jets d’ar­ti­sa­nat tra­di­tion­nel pré­sen­tés dans nos ca­banes avaient déjà rem­porté un grand suc­cès l’an der­nier; alors j’es­père que l’ou­ver­ture du pre­mier tron­çon de l’au­to­route Trans­ju­rane, qui tombe sa­medi, nous amè­nera en­core plus de monde!» Les gars des tra­vaux pu­blics n’au­ront pas chômé ces temps: outre le mon­tage et le dé­mon­tage des ca­banes, ils as­surent éga­le­ment la mise à dis­po­si­tion d’une cin­quan­taine de stands de foire au vil­lage de Che­ve­nez, qui va lui aussi or­ga­ni­ser son propre mar­ché lundi 16 no­vembre.

On m’a enfin dé­lesté de ce poids nau­séa­bond qui pen­dait hors de moi. Ma car­casse est de­ve­nue presque belle. Une scie à mé­taux s’échine sur ma co­lonne ver­té­brale, sé­pa­rant peu à peu mon grand corps en­core chaud en deux quar­tiers par­fai­te­ment égaux, qui bien­tôt se font face comme dans un mi­roir. On dé­tache l’une de mes moi­tiés, l’ac­croche briè­ve­ment à une ba­lance. Qua­rante-six kilos. L’un des hommes ploie les épaules sous la charge, se di­rige vers la cui­sine d’un pas pré­ci­pité et se dé­livre d’un coup de reins sur la grande table fraî­che­ment es­suyée. Tous font cercle au­tour de la maî­tresse de mai­son, qui a dis­posé un ar­se­nal de cou­teaux à sa por­tée. Et ça taille, ça tranche, ça dé­coupe. Une grande fiose de lard aux mar­brures fi­ne­ment al­ter­nées est pres­te­ment dé­ga­gée, bien­tôt re­jointe par une co­horte de mèches, de pâles, d’épe­naies, de trains de côtes et autres jam­bons. La che­mi­née du fu­moir est déjà coif­fée d’un long ruban gris. Au moins j’au­rai servi à quelque chose.

Trois sil­houettes ri­go­lardes se fau­filent entre les voi­tures qui ont en­vahi la grande cour du Res­tau­rant du Rai­sin, à Ro­court, l’un des temples les plus ré­pu­tés pour qui veut sa­cri­fier au dieu Co­chon en no­vembre. Des flon­flons en­joués s’im­miscent par la porte en­trou­verte. Une bouf­fée de cha­leur char­gée de lourds ef­fluves ac­cueille les ar­ri­vants. De-ci, de-là, cou­teaux et four­chettes valsent au-des­sus des as­siettes. «Mon­sieur Coffe, en­core un peu de bou­din?» Mar­gue­rite Ni­cou­lin tend un plat en­ga­geant par-des­sus l’épaule d’un convive, qui fi­na­le­ment se laisse ten­ter par un sup­plé­ment de chair noire et ve­lou­tée. Elle in­ter­rompt un ins­tant sa tour­née. «Ah oui, ces temps même en se­maine nous ser­vons une ving­taine de repas en moyenne chaque soir. Bien sûr tout le monde ne prend pas le menu com­plet, mais cha­cun peut choi­sir deux ou trois plats à sa conve­nance. Nous af­fi­chons com­plet de­puis long­temps pour ce week-end: le res­tau­rant sera oc­cupé quasi en per­ma­nence jus­qu’à la der­nière de ses cent chaises!»

On ne pou­vait rêver fin plus glo­rieuse, n’est-ce pas? Vois-tu, petit, j’ai en­core eu la chance de vivre cette époque bien­heu­reuse où l’on res­pec­tait la viande. Mais quand de­puis là-haut je vois toutes ces fa­rines sus­pectes dont ils vous gavent pour que vous gros­sis­siez en­core plus vite, et la ma­nière dont ils vous traitent, en­tas­sés par cen­taines dans les étroits com­par­ti­ments de leurs usines à bi­doche, un fris­son me re­dresse la queue et je ne peux m’em­pê­cher de te plaindre… Grand-père Co­chon qui m’était ap­paru en rêve cette nuit m’avait brus­que­ment rap­pelé à mon triste sort. Hier au soir l’un des em­ployés en blouse blanche avait tracé une grande croix à la craie bleue sur mon dos. Mon voi­sin de gauche, qui le te­nait lui-même d’un de nos congé­nères placé en bor­dure de com­par­ti­ment, vient de m’ex­pli­quer que dès l’aube un grand tapis rou­lant me hap­pe­rait pour m’em­por­ter vers l’abat­toir, là-bas, au fond de la grande halle. Ah, j’en­tends quelque chose. La lu­mière froide des néons nous inonde sou­dain. Adieu!

11 no­vembre 1998 et 5 juin 2007

4)
je­je31
, le 21.11.2007 à 09:08

Merci pour cet ar­ticle. Il se dit (di­sait?) que pas une fa­mille fran­çaise n’avait été épar­gnée. En tout cas, en Pi­car­die, le trau­ma­tisme était en­core vi­vace et il y a 20 ans, les vieux m’en par­laient en­core les larmes aux yeux …

Sur l’après-guerre, la re­cherche des morts et la course aux mo­nu­ments aux morts, il y a le su­perbe film de B. Ta­ver­nier “La Vie et rien d’autres”, avec le re­gretté P. Noi­ret.

5)
Ca­plan
, le 21.11.2007 à 09:22

«Mais c’est de la meeeeeerde!», bava Jean-Pierre Coffe en se ré­veillant

Coffe? Ce­lui-là, quand il mange du co­chon, c’est du can­ni­ba­lisme!

Mil­sa­bor!

6)
Fran­çois Cuneo
, le 21.11.2007 à 09:23

Merci pour l’ar­ticle, et pour le com­men­taire in­croyable d’Eniotna.

C’est de toi tout ça Eniotna? C’est su­perbe. J’adore le mon­tage entre 98 et 2007.

Merci!

7)
Eniotna
, le 21.11.2007 à 09:32

Ben oui, mon es­to­mac conva­les­cent peut en­core en té­moi­gner (ne lui dites pas qu’il y aura be­lote et re­be­lote de­main soir et la se­maine pro­chaine, avec ces f… repas an­nuels de co­mi­tés comme par ha­sard fixés en no­vembre!). Et pour Coffe rien d’in­venté non plus (enfin si peu…), il est ef­fec­ti­ve­ment venu caler sa be­daine der­rière une table du Res­tau­rant du Rai­sin à Ro­court il y a bien quelques co­chons de cela.

8)
Sa­luki
, le 21.11.2007 à 09:57

Eniotna

Cha­peau bas ! Quel coup de­plume ! <
Par chez nous aussi on fête la “Saint Co­chon” et le meilleur bou­din que j’aie mangé est celui d’An­toi­nette.

ce­pen­dant, même si cer­tains conti­nuent à éle­ver un co­chon pour eux, les ali­ments com­po­sés qu’ils leur donnent au moins en par­tie ne sont guère in­ci­ta­tifs à lever la four­chette…