Me voici à une échéance incontournable: dès le 9 octobre, je jouerai à Genève Le Petit Prince de Saint-Exupéry, ce dont je me réjouis.
Je dois dire que mon investissement ici a été important, beaucoup plus grand que pour tous les autres spectacles qu’il m’a été donné de présenter auparavant. Le travail a commencé en février 2005, au moment où je terminais les représentations de « Fables et Contes de Jean de La Fontaine » à Genève. Je mûrissais le projet de raconter Le Petit Prince depuis longtemps et probablement je savais inconsciemment que ce serait un« gros morceau », car j’en repoussais toujours la mise en train. L’occasion de m’y atteler m’a été donnée fortuitement, quand un ami m’a dit « Qu’est-ce que tu nous proposes maintenant? » Pris au dépourvu, j’ai répondu: « Le Petit Prince ». Ravi il a ajouté « J’adore ce livre, mais comment vas-tu faire pour le mettre en scène, je me réjouis de voir ça ».
Dans mon idée, ce serait un spectacle nouveau, avec tout le travail que suppose tout investissement de ce type: j’allais apprendre par cœur et raconter cette histoire. Je pressentais que ce serait rude, mais je n’imaginais pas le degré de difficulté que je devrais affronter.
J’ai donc commencé la première étape, la lecture de l’œuvre, pour fixer le texte définitif à présenter. Je me suis imposé, comme objectif, de ne pas dépasser une heure et un quart, j’avais appris par mon expérience à ne pas aller au-delà de ce temps de représentation.
Mais qu’enlever? À chaque fois que j’imaginais une coupe, je revenais sur ma décision, tant tout passage me semblait essentiel. Il m’a fallu longtemps, mais je suis parvenu à fixer le contenu sur lequel j’allais travailler: enfin j’y étais, je pouvais commencer à apprendre le texte par cœur.
Jusque-là la mémorisation de Baudelaire, Boby Lapointe, Jacques Prévert, La Fontaine, de mes propres chansons et celles des chanteurs mis à mon répertoire, n’avaient posé qu’un problème relatif. Grâce au rythme des poèmes, les rimes, la musique du texte et, bien entendu, avec un travail important, j’atteignais mon objectif, dans des délais raisonnables. En théâtre, on mémorise des répliques toujours en liaison avec des partenaires et le travail du comédien est ainsi facilité.
Avec le Petit Prince la chose a été plus ardue. Je m’attaquais à un texte en prose, qui, sans en avoir l’air, est très littéraire, davantage écrit pour être lu que pour être dit. C’est une grande différence, du moins pour ma mémoire, et j’ai cru à un moment que je n’y parviendrais pas.J’ai dû plancher des mois pour parvenir à mettre bout à bout dans ma tête les trente pages définitivement retenues. Dès le départ du travail, je m’étais imposé une contrainte, j’avais accepté de jouer Le Petit Prince à Romont, un seul soir, au mois d’août 2006, et il fallait que j’honore mon engagement. C’est essentiel de se fixer une échéance, sinon on travaille dans le vide, sans but véritable.
Ainsi, il me fallait insister. J’ai donc passé à la phase suivante: dire le texte, soit le mettre en bouche, le faire mien. Nous étions à ce moment-là aux alentours d’août 2005, j’étais dans un coin perdu de Provence et tous les matins je partais vers neuf heures sur un chemin du GR4, qui m’amenait à une magnifique chapelle un peu abandonnée, objectif de ma promenade studieuse. Et là je peux vous confirmer qu’aussi bien les cigales, les grillons, mouches, abeilles et autres fourmis du chemin n’avaient rien à faire de mon histoire, pourtant lancée à la montagne à voix haute. Seuls les quelques marcheurs que je croisais sur le chemin me regardaient d’un air qui laissait entendre qu’ils me prenaient pour « dérangé ». Je n’en avais que faire, mon problème était de donner un sens à ce magnifique texte. Mais il sortait de ma bouche, plat, sans consistance, sans intérêt. Au moins, la mémoire faisait son œuvre, le texte s’y inscrivait de plus en plus profondément. Et je savais que c’était une étape par laquelle je devais passer.
Septembre 2005 je suis revenu à Genève et j’ai continué à marcher quotidiennement au bord du lac, pour ceux qui connaissent entre La Perle du Lac et le Jardin Botanique, en déclamant mon texte, mais en baissant le ton à chaque fois que je voyais au loin un promeneur venir à ma rencontre. Un jour j’ai été arrêté par l’un deux qui m’a dit: « Je peux vous poser une question? » Je lui ai répondu affirmativement et il a ajouté: « Est-ce que vous êtes un curé? » Face à mon étonnement, il a expliqué: « Je vous demande ça parce que depuis le temps que je vous rencontre, vous marmonnez dans votre barbe des choses d’un air tellement illuminé, que je me demande si vous ne récitez pas votre bréviaire ».
En décembre 2005, le texte enfin intégré dans les grandes lignes, j’ai décidé de passer à la phase « jeu ». Autre embûche, car le récit est complexe dans sa forme d’écriture: le narrateur est en même temps le protagoniste de l’histoire qu’il raconte. Or, au théâtre, si on incarne un personnage, le narrateur est joué de manière « neutre ». Me fallait-il donc jouer les différents personnages évoqués (fleur, habitants des planètes, serpent, renard), ou n’être que conteur, au risque de devenir monotone sur la durée du récit?
Le doute m’a longtemps habité.
Février 2006 j’avais opté pour « jouer » et j’ai répété longuement dans ma chambre dans cette perspective. En avril, j’ai demandé à quelques enseignants proches si je pouvais présenter l’état de mon travail à leurs élèves et recevoir leurs réactions. C’est ainsi que j’ai commencé à dire le texte en public. Les élèves ont, pour la plupart, bien réagi à ma proposition, mais moi je n’étais pas satisfait, sans comprendre la raison de mon mécontentement.
J’ai continué à répéter jusqu’en juillet 2006, moment auquel j’ai présenté mon travail aux habitants du petit hameau de Provence où je passais mes vacances. Si leurs réactions ont été favorables, je sentais bien que je ne « tenais » pas ce spectacle comme je le voulais, toujours sans en saisir les raisons profondes. Des quelques critiques qui m’ont été adressées, l’une d’elles revenait souvent: « c’est un peu long ». Mais je m’entêtais à vouloir garder la structure telle quelle, j’étais trop près de mon engagement à Romont pour prendre le risque de modifier ma proposition.
Là, encore, à cette avant-première en public, les réserves entendues ne concernaient que la longueur du spectacle, le texte commençait à produire sa magie. Mais au fond de moi, je savais qu’il me fallait faire quelque chose. J’ai décidé de pratiquer, dès le lendemain de cette tentative, une autre coupe. J’ai été surpris de voir combien ce qui au début du travail me paraissait impossible, devenait ici une évidence: en enlevant le chapitre sur la naissance de la fleur (par ailleurs magnifique), je n’ôtais rien à la cohérence du récit, tout en gardant vive l’écoute du spectateur d’un bout à l’autre de la représentation.
Riche de ce constat, septembre 2006, j’ai proposé à un autre groupe d’amis mon travail dans sa nouvelle construction et là j’ai eu enfin la sensation de m’approcher du but. J’ai senti que je commençais à communiquer l’épaisseur du texte et que je parvenais au bout d’un long cheminement: je pouvais désormais imaginer aller à la rencontre du public.
Dès lors, il me fallait chercher un théâtre à Genève. J’ai retenu une très jolie salle au centre-ville, à la Maison de Quartier de Plainpalais, qui n’était libre pour moi qu’en octobre 2007. En accord avec les animateurs du théâtre, nous avons décidé de n’accepter qu’une soixantaine de personnes par soir, de manière à favoriser le côté intimiste du récit. L’appareillage technique de la salle permet de jouer avec les lumières comme d’un décor et d’évoquer les planètes, le désert le jour, la nuit, bref, les climats qui soulignent la beauté du texte.
Depuis là, septembre 2006 donc, il me fallait travailler sur deux tableaux: continuer mon travail artistique et constituer des dossiers pour tenter d’obtenir une aide de la part des Services Culturels concernés.
Car l’organisation d’un spectacle coûte relativement cher: engager les collaborateurs indispensables (éclairagiste, « secrétaire administrateur comptable » et diverses autres aides), créer, imprimer et diffuser la publicité, assumer les droits d’auteur, les frais divers et, si possible, payer un minimum le comédien que je suis pour ce long investissement.
Je ne vous raconte pas la difficulté des démarches administratives, le nombre de documents à présenter en des dizaines d’exemplaires, la paperasse à remplir. Mais je me suis plié aux exigences de l’Administration, au prix d’efforts encore plus difficiles pour moi que le temps passé à travailler le texte. En définitive, j’ai bénéficié d’une toute petite aide, moins du quart du montant demandé, mais d’autres comédiens amis m’ont dit que j’avais eu beaucoup de chance.
Les répétitions en salle, sur les lieux du spectacle, ont commencé début septembre, avec Jésus Moreno, mon collaborateur artistique, homme-orchestre, décorateur, éclairagiste, regard extérieur et ami. Grâce à son aide, mon travail s’enrichit encore de sa recherche subtile sur les éclairages: moment important, qui permet au texte de passer dans toute sa magie.
Ce sont maintenant les derniers centimètres d’un long parcours, qui restent à parcourir d’ici au 9 octobre, jour de première. Le public sera-t-il au rendez-vous? J’espère que les journalistes répondront à mon appel et passeront l’information, que les affiches posées ne seront pas trop vite arrachées, que ceux qui ont reçu chez eux l’information ne l’ont pas immédiatement jetée et que le bouche à oreille fonctionnera: moi j’ai tout fait pour.
L’important, c’est qu’aujourd’hui je sais que mon long travail de maturation a opéré: j’ai trouvé une réponse satisfaisante à mon questionnement. Oui, j’ai façonné enfin ma clé pour « bien » transmettre ce magnifique texte. Le résultat? Il est si fragile que ça ne se raconte pas, ça se partage, ça se vit comme on goûte à un rêve dans la douceur d’un ciel étoilé.
Il me reste encore à vivre de merveilleux moments d’échange, en serez-vous?
, le 02.10.2007 à 00:19
Nous avions eu l’immense plaisir de vous entendre à la cukday et croyez nous Monsieur Cuneo, nous serons ma compagne et moi-même, de tout coeur avec vous ce soir là, malheureusement pas physiquement présent, près de 700 km de distance, cela fait beaucoup.
, le 02.10.2007 à 00:33
Très beau texte, très bon choix, très difficile aussi j’imagine au vu de votre humeur.
Reste que je suis sûr que le succès sera au rendez-vous car le Petit Prince parle à tous et sa renommée devrait vous être bénéfique pour attirer les spectateurs, petits et grands.
Bonnes représentations.
, le 02.10.2007 à 02:42
Break your leg…
, le 02.10.2007 à 07:01
Merdre!
z ;-)
, le 02.10.2007 à 07:32
Pour avoir assisté à tous tes autres spectacles, je ne me fais pas trop de souci pour ce Petit Prince!
Tu viendras le (re)dire dans mon école?
En tout cas, comme le dit si bien Zit: Merdre!!!
Milsabor!
, le 02.10.2007 à 09:13
… pas plus pas moins que Saluki, Zit et Caplan ! Nous attendons la tournée parisienne avec impatience, même si ce dernier aura eu la primeur genèvoise.
, le 02.10.2007 à 13:12
C’est un des textes qui m’a nourri petit, que je relis régulièrement et que je lis à mes enfants. J’en ai plusieurs volumes à la maison, ainsi que la version audio de Gérard Philipe (malheureusement tronquée) et le CD-rom de Gallimard, dont les jeux sont sans grand intérêt mais j’aime beaucoup la narration de Sami Frey (intégrale celle-ci) et les animations légères des dessins de Saint-Ex. Tout cela pour dire que ce n’est pas correct de nous mettre l’eau à la bouche en habitant si loin. Peut-on espérer un jour une vidéo, même si elle ne saurait se substituer au spectacle ?
, le 02.10.2007 à 19:58
Le Petit prince, c’est une chance de pouvoir le retrouver sur une scène. Le donner seul est un tour de force.
Il sera intéressant de voir qui des enfants ou des adultes sera majoritaire dans la salle. Sans doute les adultes qui se poseront là pour te voir et t’écouter seront-ils de ceux qui savent que l’on n’a pas l’âge de ses artères mais tous les âges que l’on a eus, tous, à la fois. C’est pour cela que les sages sont vieux (les vieux qui ne le sont pas devenus ont oublié leurs âges), c’est à eux qu’il manque le moins.
Et quelle leçon de sagesse et de sentiments humains que l’aventure du petit prince et de l’aviateur ! Source d’émerveillement pour les enfants, de réflexion pour les adultes. La poésie côtoyant la philosophie, c’était possible et Saint-Exupéry a su construire le pont pour les relier.
Merci, Roger, pour ce témoignage de l’homme au travail. Le théâtre, ce n’est pas de la comédie ! Réflexion, sensibilité, choix, une infinité d’hésitations, je suppose, de voies abandonnées, parfois reprises. On ne travaille pas dans la certitude. De la genèse à l’accouchement il faut développer, faire mûrir. Le comédien ne construit pas son rôle comme le maçon son mur. On ne trace pas son parcours sur la scène comme on tracerait un trait à la règle. Le comédien déambule, choisit de s’arrêter ici plutôt que là, entre mille attitudes possibles, entre mille façons de dire il en choisira une et renoncera aux autres. Le plat qu’il nous sert il est le seul à pouvoir le servir. Il signe et assume.
Le comédien, le passeur de la force cachée des mots que l’écrivain révèle, le recréateur.
Ëtre à la fois prince et aviateur, renard et fleur, allumeur de réverbères ! L’imagination nécessaire pour faire vivre cette troupe, sous nos yeux, en direct, nous qui sommes posés là et que tu dois captiver, fasciner, emporter vers un ailleurs i-ni-ma-gi-na-ble !
Beau métier, vraiment.
Lorsque tout sera bien rodé peut-être François glissera-t-il entre les pendrillons le museau de son appareil photo et nous relatera-t-il, à nous qui sommes loin, le spectacle ?
On te dit « Merde ! », bien sûr, mais si les passants t’appellent « Mon père » et que Jésus est ta lumière, alors tout ira bien.
—
Selon Saint-Ex et le Petit prince, un autre monde est possible.
, le 03.10.2007 à 09:42
Ton commentaire est très juste, Okazou. Accoucher d’un spectacle, c’est accepter de traverser le chaos, avec l’espoir d’arriver à le dompter.
Bravo Roger.
Et merde, ô combien, merde !
, le 03.10.2007 à 10:09
Le Petit Prince… le premier livre que j’ai lu… que de souvenirs…
Représentations du 9 au 21… je vais essayer avec Booboo de venir pour 2 raisons…
La première ça a déjà été dit… c’est un texte merveilleux, une histoiore magique qui berce encore tous les petits (et le moins petits aussi)
La deuxième… c’est le plaisir que j’ai eu lors des 2 dernières Cuk Day’s à vivre le spectacle “improvisé” qui y était attaché…
Un travail pareil vaut bien la peine de parcourir les quelques 110 km (fois 2) qui nous séparent…
, le 03.10.2007 à 14:53
Amis bonjour et merci pour vos encouragements. Je n’ai pas répondu avant , car je suis en plein boum, en pleine recherche, maintenant dans le domaine de la mise en place du comédien dans l’éclairage. C’est passionnant, mais épuisant. C’est vrai que aller à la première d’un spectacle, c’est un peu comme mettre un enfant au monde. A la fois merveilleux et douloureux: disons que je suis aujourd’hui aux premières contractions. Oui, ça bouge, ça bouge bien fort. Ce Petit Prince est pressé de sortir. Calme-toi, petit, c’est pour la semaine prochaine.
, le 03.10.2007 à 17:17
Papa, si jamais, si tu veux faire des paragraphes, c’est deux retours de chariot. Sinon, tout est assemblé.
je te dis ça juste au cas où!
Cela dit, je me réjouis de venir. Si j’ai bien compris, on viendra avec Fabien et Sabrina.
, le 04.10.2007 à 02:23
Superbe, excellent !
Donner une épaisseur à un texte, lui donner une âme, le faire résonner, l’accoucher en parole, lui donner vie, quelle belle ambition.
Je regrette d’être vraiment trop loin pour l’entendre, l’écouter, l’assimiler, m’en imprégné…
Je vous souhaite beaucoup de satisfaction.
@mitiés
, le 07.10.2007 à 00:09
Ahh la mémoire. Chaque fois que je dois apprendre mon texte, j’ai une peine folle, quand bien même c’est mon propre texte que j’apprends.
En ce qui me concerne, la première sera en Janvier. J’ai déjà fait le rêve récurent où je suis sur scène et rien n’est prêt, mais il faut tenir, se débrouiller. Monter un spectacle est un travail de fou. Si en plus on y ajoute de la technologie de pointe (intelligence artificielle, reconnaissance de mouvement), ça devient vite l’enfer ou alors il faut des budgets de ministres (en temps ou en argent), ce que je n’ai pas.
Dans le petit prince, le serpent, c’est le public, non ? Lui seul, d’un coup peut renvoyer quiconque d’où il vient. Mais c’est aussi le renard, qu’il faut apprivoiser et qui nous ramène, chaque jour un peu plus près. Ou la fleur, qu’il faut désirer.
Un spectacle, c’est aussi un beau voyage. J’espère que celui-ci sera astronomique, même si…
, le 15.10.2007 à 09:19
Voilà, vu le spectacle hier soir.
Quel plaisir de retrouver l’histoire du petit prince si bien interprété. Chaque personnage avec une touche, une couleur différente.
Merci beaucoup Roger pour le spectacle mais également pour le repas qui a suivi!