Fuite de temps

Ouillouillouille!

Aujourd'hui, je trouve dans ma boîte, parmi 375 mails me proposant d'acquérir une nouvelle compagne voiture à bas prix, de me développer, d'acheter les derniers gadgets geeks, ou pas, dans ma boîte, donc, je trouve le message de François me rappelant à mots couverts, tout en délicatesse, vous le connaissez, que ma chronique n'a pas l'air d'être prête, ou qu'elle est introuvable, bref, qu'il faudrait faire quelque chose, hum hum…

Aussitôt, je bondis sur le calendrier. Ah! Il a raison! B…de b… de m…! Qu'est ce que j'ai bien pu faire de tous ce temps?

Je cherche…

Ca peut bien être de la faute de Jules Renard, qui ne viendra pas, lui, au moins, me désobliger…
J'ai mis le nez dans son Journal. Pas l'intégrale, mais le recueil d'extraits de Claude Barousse, aux éditions Babel (Actes Sud). Renard est prenant. Terriblement. Ses scrupules politiques, son désarroi de petit à petit s'embourgeoiser, son incapacité à se contenter de compromis. Caustique, Renard, mais par surcroît d'intelligence. Un sens du raccourci terrible. Capable de vous expliquer quelqu'un en une phrase, et une situation en trois. Et une droiture, une intransigeance… Admirable!

Jules Renard: le journal

On trouve, dans ce recueil de petits vécus, ce genre de choses:
(3 septembre 1905) Moi, je suis de la vieille école, dit le cantonnier.
Un sourire, et il achève:
- De l'école qui ne sait pas lire.

(27 mars 1908) Après avoir lu un article odieux de Léon Daudet sur Zola, "Le Grand Fécal", irai-je tout de même dîner ce soir chez Goncourt? Est-ce que je ne devrais pas envoyer toute cette Académie à la balançoire? Oui, si j'étais riche.

On pourra le suivre, dans ce Journal, de 1887 à 1910, de confidence sensible en portrait d'époque, ainsi jusqu'à sa mort. Irais-je jusqu'à dire que sa lecture a déclenché en moi une immense tendresse pour le bonhomme? Oui. C'est fait.

Mais ce n'est pas tout…

Renard n’a pas suffià me dévorer le temps ainsi. J’ai aussi eu une descente de la police. Maigret d'abord. Que j'ai regardé opérer dans l'affaire du corps sans tête (Maigret et le corps sans tête, Le Livre de Poche). Un des meilleurs avec l'Affaire Saint Fiacre, qui me rappelle systématiquement le film de Delannoy, pas tellement pour le Gabin gabinisant, mais pour l'interprétation de Michel Auclair et le rôle de gigolo de Robert Hirsch, très crédible. On peut noter qu'on les trouve, les Maigret, en collection de poche avec de très jolies, et pertinentes, couvertures. Ca donne envie de les racheter tous. Ce doit être fait pour çà…

Maigret, dans la dite collection…

Et c'est à ce moment, quand Maigret s'estompe dans mes brumes du canal, qu'Ed Cercueil et Fossoyeur Jones se retrouvent confrontés aux Smoking Muslims, une bande de rigolos embringués dans une histoire sordide de plaisirs blancs Il Pleut Des Coups Durs, de Chester Himes (Ed. Folio). Là, on se retrouve en plein Harlem des années d'apartheid, dans un roman noir, écrit par un noir, qui décrit son quartier et les habitants d'une façon ironique et corrosive. Ce qui n'a pas beaucoup plu à sa communauté, à l'époque, il faut le dire. Et pour cause… Il faut lire Il Pleut des Coups Durs (If Trouble Was Money): un roman noir qui commence par les paroles d'une chanson de Big Joe Turner, ça ne peut que se recommander…

Chester Himes, himself…

On n'y trouvera pourtant pas cette histoire blues que m'a racontée Il Direttore:

"C'est un Black qui descend une rue de la Nouvelle-Orleans avec une chaussure au pied gauche.
Un Blanc , assis sur un banc , l'interpelle et lui dit "Hey, Man, t'as perdu une godasse !"
Et le Black lui répond "Nan, Man, j'ai TROUVÉ une godasse!"

Chester Himes est un peu comme çà: trois répliques et le personnage est fixé. Il faut avoir lu de lui, aussi, Mamie Mason, dont j'ai le souvenir d'une énorme dilatation de rate, et de la recette des Pattes de Poulet au maïs et aux gombos.

Ce n’est pas fini!

Après l'offensive Himes, Chester, il fallait se reposer un peu, et méditer. J'ai donc relu les enquêtes du Juge Ti, de Robert Van Gulik, et particulièrement, l'Énigme du Clou Chinois (en général, on trouve le Juge Ti en Folio), se finissant, comme j'aime, sur une belle histoire d'amour triste.

Pour ce personnage, Van Gulik, sinologue, s'est inspiré d’archives du VII° siècle. Point commun avec Maigret: le Juge Ti vieillit, et sa carrière évolue.

Alors, François, comprends-tu, c'est là que c'est arrivé: ils ont tous déboulé, de tous les pays, de toutes les époques, de toutes les cultures.

D'abord le mandarin Tan, des sœurs Tran-Nhut. Le mandarin Tan est un enquêteur vietnamien du XVII°. Dans ses histoires, on trouve les traditions, de la politique, de la castagne, du rire… Et la cuisine traditionnelle viet. Et on réalise que chez les vietnamiens TOUT se mange. Le ton est léger et vif, cela peut se lire en feuilleton. Très chronophage, donc, à 350 pages le feuilleton…

Puis, les Gallois m'ont envoyé le Frère Cadfaël, Cadfael ap Meilyr ap Dafydd, ex-croisé devenu herboriste au monastère de Schewsbury. C'est fou comme il se passe de choses dans ce coin de l'Angleterre puisqu’il existe au moins vingt opus différents des aventures de ce moine. L'écriture n'est pas forcément au top, mais on finit par se prendre d'amitié pour ce frère Cadfaël, et à apprendre quelques petites choses sur le moyen âge. C'est vrai que pour cela, rien ne vaut le Nom De La Rose, d'Umberto Ecco, que j'ai revu par hasard dans la version de Jean Jacques Annaud, ou son autre roman, Baudolino. Mais ce Cadfaël bien campé nous incite à nous plonger dans l'époque.

Et Sherlock Homes, me direz-vous?

J'y arrive… Mais pas celui de l'Étude En Rouge ou du Chien Des Baskerville? Non non non… Trop facile… Non. Celui qui m'est arrivé est celui de Jô Soares, qui nous transporte le Sherlock au Brésil, lors de la tournée triomphale de Sarah Bernhardt, coïncidant avec les oeuvres d'un tueur en série violoniste, vraisemblablement. Cela s'appelle "Elementaire, ma chère Sarah!", et c'est LE roman où Sherlock Holmes tombe amoureux, et où il troque sa cocaïne contre une plante aux vertus relaxantes. Sarah Bernardt y est une diva qui ne parle qu'en alexandrins. Cocasse, picaresque et jubilatoire… Indispensable.

Pendant que vous y êtes, à propos de vision décalée de Sherlock Holmes, lisez donc La Solution à 7 % de Nicholas Meyer, un des disciples de Sir Arthur, où Sherlock se fait traîner à Vienne pour rencontrer le jeune docteur Freud…

La solution à 7 %

Mais retournons à nos moutons…

... Le manque de temps… Car, dernier mais pas le plus mauvais, j’ai fini par tomber sur l'histoire d'un enquêteur chinois, au Tibet, sorti de force d'un camp de travail, pour faire achever une route qu'un cadavre trouvé empêche, selon la tradition tibétaine, de terminer. Comme ce sont les tibétains qui travaillent, et qu'on ne peut quand même pas tous les tuer…

Je l'avoue: c'est lui, le coupable, François, si je n'ai pas pu faire ma chronique. Dans La Gorge Du Dragon. Ce bouquin est un chef-d’œuvre.

Un magnifique roman

D'abord pour la description du Tibet moderne, et de ce qui s'y passe. Tristesse et désespérance. Et surtout que l'écriture est, dans ce roman, tellement prégnante que vous n'êtes d'un seul coup plus qu'une âme sur les chemins étroits de l'Himalaya, dans les cimes, là où le manque d'oxygène fait croire, mais jamais espérer.

Vous connaîtrez tout du Tibet, des Tibétains, de l'impermanence, en vous inscrivant dans un monde où la seule liberté est celle de l'esprit, et où la mort et la souffrance ne sont qu'un instant écrit. Stupéfiant! D'autant que lire ce premier ouvrage d'Eliot Pattison vous poussera à lire les autres où l'on trouve la même immense beauté. Aidez Xiao Shan, le Han! Aidez les Tibétains! Lisez Dans la Gorge Du Dragon! Et faites quelque chose pour le Tibet! Oui… Faites!...

Là…

... François, il faut que tu me pardonnes, mais je suis passé à une enquête de l'inspecteur Chen: Le Très Corruptible Mandarin, de QIU Xiaolong. Ce coup-ci, l'enquête est menée par un poète-commissaire, et l'histoire navigue dans les hautes sphères dirigeantes chinoises, à notre époque. L'écriture est plaisante, mais surtout, il y a des vrais bouts de poésie traditionnelle chinoise dedans. Je le prouve?

"Sur mille montagnes, aucun vol d'oiseau.
Sur dix mille sentiers, nulle trace d'homme.
Barque solitaire: sous son manteau de paille
Un vieillard pêche, du fleuve figé, de la neige."

Donc… Désolé… Pas de chronique ce mois-ci. Je te promets de faire mieux le mois prochain. J'y retourne…