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Tel qu’en lui-même, Po­peye

Il est né le jour où sa route à croisé celle de quelques membres de la fa­mille de sa fu­ture co­pine, les Oyl. C'était le 17 jan­vier 1929, dans le cadre d'une bande des­si­née quo­ti­dienne qui exis­tait de­puis dix ans, ap­pe­lée "Théâtre du dé à coudre (Thimble Theatre).

Voici son acte de nais­sance:

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- On trouve la pire en­geance sur ce port, choi­sis­sons notre équi­page avec pru­dence.
- Eh là-bas! Vous êtes marin?
- Est-ce que j’ai l’air d’un cow-boy?
- OK, Vous êtes en­gagé.

 

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- Heu­reu­se­ment que j’ai réussi à semer Olive.
- Ouais, je parie qu’elle est tou­jours là-bas à cher­cher deux sous de lon­gi­tude.
- Ça sent la morue.
- Vous m’cau­sez.
- Ouais, à vous. Vous êtes notre équi­page, et que ça saute; ran­gez le ba­teau, fer­mez les écou­tilles, bros­sez le pont, levez l’ancre, his­sez les voiles, et pre­nez la barre.

Et ainsi, Po­peye a mis le cap sur un suc­cès qui a fini par être pla­né­taire. Au dé­part, il ne de­vait être qu’un com­parse dans les aven­tures de la fa­mille Oyl, mais deux évé­ne­ments vont chan­ger son des­tin.

D’une part, un sa­laud lui tire 16 balles dans le corps. Il n’en meurt pas (“Il faut autre chose pour ar­rê­ter Po­peye”), et peut dé­cla­rer le len­de­main: Je me porte comme un charme. Et d'autre part, cet in­des­truc­tible héros (une sorte de Su­per­man des bas quar­tiers en somme) tombe amou­reux de la jeune fille de la fa­mille, Olive Oyl (Huile d’Olive); il a vite changé de sta­tut, et il est de­venu une ve­dette.

Son créa­teur s’ap­pe­lait E.C. Segar, qui se pro­nonce en an­glais “ci­gare”, ce qui fait qu’il a sou­vent signé en des­si­nant un ci­gare.

En 1936, Segar a écrit son au­to­bio­gra­phie. Tra­duite par mes soins, je vous la livre en son in­té­gra­lité:

Né à Ches­ter, Illi­nois, en 1894. À 18 ans, dé­cide de de­ve­nir des­si­na­teur de presse. Cours de BD par cor­res­pon­dance chez W.L. Evans de Cle­ve­land, Ohio. Eco­lage: 100 $. Bos­sais comme peintre en bâ­ti­ments et ta­pis­sier la jour­née, comme pro­jec­tion­niste ou comme bat­teur dans les bals le soir. Al­lu­mais ma lampe à huile vers mi­nuit, et tra­vaillais à mon cours de BD jus­qu’à 3 heures du mat.

À vingt ans, R.F. Out­cault, créa­teur de la BD Bus­ter Brown, m’a trouvé un job au vieux Chi­cago He­rald, qui a fait faillite 2 ans plus tard (pas en­tiè­re­ment par ma faute). Ar­thur Bris­bane est venu à mon se­cours et m’a donné un job au Chi­cago Eve­ning Ame­ri­can. Deux ans plus tard, l’édi­teur res­pon­sable, William Cur­ley a été d’avis que je pou­vais ten­ter de me confron­ter à New York, et il m’a en­voyé au conglo­mé­rat King Fea­tures, où je tra­vaille de­puis.

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Segar, un peu Po­peye…

Ai com­mencé à des­si­ner le “Théâtre du dé à coudre” le jour où je suis ar­rivé dans la grande ville. Les per­son­nages étaient: Olive Oyl (Huile d’Olive), Cas­tor Oyl (Huile de Cas­tor), et Ham Gravy (Jus de Jam­bon). Pen­dant une di­zaine d’an­nées, ils ont été mes ve­dettes. Puis, un jour, il y a en­vi­ron six ans, Cas­tor Oyl a eu be­soin d’un marin pour faire na­vi­guer son ba­teau jus­qu’à L’Ile de Dé. Ré­sul­tat, sur le port, Cas­tor a choisi un drôle d’in­di­vidu: un loup de mer bu­riné qui s’ap­pe­lait Po­peye. Po­peye a aus­si­tôt volé la ve­dette aux autres. J’ai deux en­fants: Marie, 13 ans, et Tom, 9 ans. Ce sont des en­fants gé­niaux qui mangent leurs épi­nards et autres lé­gumes. J’ai aussi une femme sen­sa­tion­nelle: elle s’ap­pelle Myrtle, et je ne men­tion­ne­rai pas son âge. Bien à vous. Segar.”

À cette au­to­bio­gra­phie, j’ajou­te­rai une triste coda: en 1938, une leu­cé­mie fou­droyante em­por­tait Ségar en pleine gloire. Il avait 44 ans.

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… et Segar, vu par soi-même.

L’ex­tra­or­di­naire sens du rythme et du co­mique de Segar lui viennent peut-être de ce qu’à ses dé­buts, il a trans­posé en bandes des­si­nées quo­ti­diennes les aven­tures de Char­lot. C’était un ci­né­phile pas­sionné, et de voir maintes fois les gags de Char­lie Cha­plin, puis de ré­flé­chir à leur trans­po­si­tion, cela a été pour lui une école fan­tas­tique, dont les en­sei­gne­ments al­laient por­ter leurs fruits lors­qu’il au­rait trouvé le per­son­nage adé­quat.

Ce sera ce marin borgne, d’où son nom de Po­peye - jeu de mots mul­tiple et in­tra­dui­sible qui veut à la fois dire qu’un de ses yeux a ex­plosé, et que l’autre est pro­tu­bé­rant, “to be po­peyed” si­gni­fie écar­quiller les yeux de sur­prise; il est bourru, il ne s’est pas at­tardé sur les bancs de l’école, il a 40 ans, et, tout comme son créa­teur lui-même, il a un ta­touage sur l’avant-bras.

Segar a dit de lui:

“Pour moi, Po­peye est beau­coup plus qu’un per­son­nage co­mique. Il re­pré­sente toutes mes émo­tions, il est leur exu­toire. J’ai­me­rais dire leur fait et ré­gler leur compte à pas mal de gens, mais la rai­son et ma pe­tite taille m’en dis­suadent. Alors, j’use de mon ima­gi­na­tion et je dé­lègue les coups de gueule au marin. La vie de Po­peye a été triste, mais je suis convaincu que le pa­thé­tique est la meilleure base de l’hu­mour. Tra­gé­die et co­mé­die sont si étroi­te­ment ap­pa­ren­tées qu’entre l’une et l’autre, il n’y a qu’un pas.”

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«Je vais t’en­voyer val­ser dans les pois de sen­teur», dit Po­peye à un de ses ad­ver­saires. Bru­ta­lité et poé­sie - ça ré­sume tout Segar.

Et il est de fait que Po­peye n’a ja­mais sa langue dans sa poche. Il ne s’agit pas de l’em­bê­ter - les sou­pi­rants qui cour­tisent Olive Oyl, sa mie, s’en aper­çoivent vite, voyez plu­tôt.

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C’est l’an­ni­ver­saire d’Olive, un sou­pi­rant est à ses pied lorsque le se­cond ar­rive. Et quand Po­peye fait son ap­pa­ri­tion, fleurs à la main, les deux mains de la belle sont prises. On le quitte en ayant l’im­pres­sion qu’il est ré­si­gné.

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Pas du tout, le len­de­main, il leur règle leur compte. Et reste seul et triom­phant sur le champ de ba­taille du cœur.

C’est un des types de si­tua­tion qui font son charme: même lors­qu’il est battu, il est vain­queur. Un exemple. Il se fait ar­rê­ter.

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- Tu es en état d’ar­res­ta­tion. Pas de ré­sis­tance, et en-avant.
- OK, flic.

Mais une fois en pri­son, s’il y reste c’est parce qu’il le veut bien.

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- J’ai passé par pas mal de belles pri­sons dans ma vie, mais au­cune aussi bien que celle-ci une fois que je l’ai amé­na­gée. Hu­mez-moi ces brises ma­rines qui montent de­puis les quais.

Bien­ve­nue, donc, dans le monde de Po­peye tel qu’il était avant que des cor­rec­tions suc­ces­sives par une ri­bam­belle d’“hé­ri­tiers” de Segal n’en fassent le per­son­nage aux as­pé­ri­tés pas­sa­ble­ment ro­gnées qu’il est de­venu au­jour­d’hui.

Vous vous de­man­dez peut-être pour­quoi je vous parle du Po­peye de Segar main­te­nant.

C’est parce qu’en ce mo­ment com­mencent à pa­raître les six tomes de son Po­peye in­té­gral. Et il faut bien 6 vo­lumes pour tout pu­blier. Entre la pre­mière ap­pa­ri­tion de Po­peye et la mort sou­daine de Segar, il s’est écoulé neuf ans et deux mois. Cela fait 3345 jours. Pen­dant ce temps, Segar a pro­duit 3’103 “strips” (his­toires en 3 ou quatre vi­gnettes comme on en trouve dans les jour­naux, à côté des mots croi­sés). Cha­cune de ces “strips” pou­vait être lue in­dé­pen­dam­ment, mais en­semble, entre 12 (L’édu­ca­tion de Papa) et 198 (La Grande Guerre du mé­nage) d’entre elles for­maient une des aven­tures du marin borgne. Rares ont été, par consé­quent, les jours où Segar n’a pas pu­blié sa ra­tion de Po­peye.

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Pour les sé­ries de bandes des­si­nées qui existent de­puis long­temps, cela vaut tou­jours la peine de se re­plon­ger de temps à autre dans la BD qui a vu naître leurs héros: Lucky Luke, Tin­tin, As­te­rix, Mi­ckey Mouse… - et Po­peye, dont, à force, on au­rait qua­si­ment ou­blié l’ori­gi­nal. On y re­dé­couvre ces “héros” dans leur fraî­cheur pri­mi­tive. Ils ne sont pas “mieux” ou “moins bien” que ce qu’ils de­vien­dront par la suite. Ils sont dif­fé­rents.

Je sens qu’ar­ri­vés ici, une ques­tion brûle au coin de tous les cer­veaux et au bord de toutes les lèvres...

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Et les épi­nards, alors?

Dé­so­lée, pas trace d’épi­nards dans ce pre­mier tome, qui va de 1928 à fin 1930. Il va fal­loir at­tendre la fin du deuxième ou le début du troi­sième tome, car les épi­nards ont surgi plus tard, par ha­sard, à la suite d’une co­quille dans le jour­nal où Segar tra­vaillait. Un jour, un ar­ticle y par­lait des bien­faits des lé­gumes verts, et on ana­ly­sait la com­po­si­tion de cer­tains d’entre eux. Pour les épi­nards, l’au­teur a eu la main lourde sur les zéros en vou­lant en don­ner la te­neur en fer. Segar l’a vu, et pour se mo­quer de cette co­quille, le len­de­main il a fait dire à Po­peye que ce jour-là il se sen­tait vrai­ment fort - ça ne l’éton­nait pas, s’il pen­sait à la quan­tité de fer qu’il avait in­gur­gi­tée en man­geant ses épi­nards. L’ima­gi­na­tion col­lec­tive s’est aus­si­tôt em­pa­rée de ce qui n’était qu’un per­si­flage, l’a trans­formé en af­fir­ma­tion avé­rée (même les nu­tri­tion­nistes l’ont col­por­tée pen­dant des dé­cen­nies), et les épi­nards ont fait for­tune - ça en dit long, en tout cas, sur la po­pu­la­rité de Po­peye.

La de­vise de Po­peye est, de­puis ses dé­buts: “J’es­suis comme j’es­suis, et rien que ce que j’es­suis”. Cette série de six vo­lumes nous le fait connaître comme il était réel­le­ment au dé­part, et rien que comme il était - l’al­ter ego rêvé d’un des­si­na­teur ti­mide et gé­nial ap­pelé Segar.

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E.C. Segar: “Po­peye, I Yam what I Yam”, tome 1, édi­tions Fan­ta­gra­phics Books, Seat­tle, USA, 29.90$. On le trouve pour moins cher sur in­ter­net.

17 com­men­taires
1)
Fran­çois Cuneo
, le 13.12.2006 à 09:54

Oh­lala!

C’est bien ma veine.

Après deux jours sans ar­ri­ver à dor­mir, je mets en ligne l’ar­ticle d’Anne hier, et je vais me cou­cher. Je dors d’un bloc, je vois que j’avais ou­blié de don­ner la date de sor­tie ce matin: je me rue pour cor­ri­ger ça. pas d’In­ter­net.

Merci à Mme Ca­plan Iris d’avoir réussi à me sau­ver la mise.

Entre temps, In­ter­net est re­venu chez moi.

Pro­fi­tez bien, c’est sympa cette his­toire de Po­peye. J’ai ap­pris plein de trucs sur ce per­son­nage qui a mar­qué toute notre en­fance de qua­dra.

2)
Stil­gar
, le 13.12.2006 à 10:32

Comme tou­jours, cela touche l’ex­cel­lence.

J’adore ce genre d’ar­ticle qui re­cadre les mythes.

3)
alec6
, le 13.12.2006 à 10:34

Merci Anne de nous éclai­rer sur l’his­toire de Po­peye et de son au­teur dont je ne connais­sais sommes toutes que le héros des des­sins ani­més.

4)
Mitch
, le 13.12.2006 à 11:24

Tiens, j’au­rai men­tionné “PO­PEYE” la chouette adap­ta­tion ci­né­ma­tho­gra­phique de Ro­bert Alt­man, où l’ado­rable Shel­ley DU­VALL campe une Olive OYL aux p’tits oi­gnons.

5)
Anne Cuneo
, le 13.12.2006 à 11:41

Tiens, j’au­rai men­tionné “PO­PEYE” la chouette adap­ta­tion ci­né­ma­tho­gra­phique de Ro­bert Alt­man, où l’ado­rable Shel­ley DU­VALL campe une Olive OYL aux p’tits oi­gnons.

Euh… N’avais-tu pas re­mar­qué que c’était un ar­ticle uni­que­ment cen­tré sur le CREA­TEUR ORI­GI­NAL de Po­peye (qui n’a pas vécu assez long­temps pour voir son héros trans­posé à l’écran par Alt­man)?

6)
In­connu
, le 13.12.2006 à 11:46

A pro­pos du film d’Alt­man, grande idée d’avoir pris Robin Williams dans le rôle clé.

7)
Ca­plan
, le 13.12.2006 à 11:56

Merci beau­coup Anne pour cet édi­fiant ar­ticle! On en re­de­mande!

Fran­çois: Ma­dame Ca­plan a un nom bien connu sur ce site : IRIS

En prime: la chan­son de Po­peye (où on no­tera qu’il n’a pas la même voix que dans la BD…)

9)
Iris
, le 13.12.2006 à 16:15

Plein de sou­ve­nirs re­montent à la sur­face grâce à cet ar­ticle, merci.

10)
Sa­luki
, le 13.12.2006 à 16:29

Que du bon­heur !

Merci Anne j’ai ra­jeuni d’un sacré coup. Sa­medi, re­tour en Cham­pagne, c’est dé­cidé, je monte au gre­nier re­muer les malles…

11)
Anne Cuneo
, le 13.12.2006 à 17:01

je monte au gre­nier re­muer les malles…

Tu nous diras si tu re­trouves des ori­gi­naux, j’es­père…

12)
Sa­luki
, le 13.12.2006 à 17:29

J’ai­me­rais avoir des ori­gi­naux, mais je crois avoir des al­bums des an­nées ‘50.

13)
zi­touna
, le 13.12.2006 à 18:08

Merci Anne, pour ce dé­pous­sié­rage d’icône. On en ap­prends tous les jours sur Cuk!
z (qui n’en conti­nuera pas moins à man­ger des épi­nards plu­sieur fois par se­maine, à la IRIS, par exemple ;-)

14)
GAT­TACA
, le 13.12.2006 à 18:38

En prime: la chan­son de Po­peye (où on no­tera qu’il n’a pas la même voix que dans la BD…)

D’un autre côté, dans les BD, les per­son­nages ont la voix qu’on veut bien leur prê­ter. Dii­fé­rente pour chaque lec­teur et fonc­tion de l’hu­meur de cha­cun.

15)
Oka­zou
, le 13.12.2006 à 18:56

Je de­vais sen­tir la sor­tie pro­chaine de ce pa­pier car hier soir j’ai mangé des épi­nards (frais, bien sûr, avec de la crème et de l’ail, mioum !) pour ac­com­pa­gner deux jolis fi­lets de mer­lan (levés par mes soins, bien sûr). Il va fal­loir que j’ouvre un res­tau­rant, un de ces quatre !

Anne, le dé à coudre, c’est « thimble ». Manque l’h !

Le monde n’est pas une mar­chan­dise.

16)
Anne Cuneo
, le 13.12.2006 à 19:10

le dé à coudre, c’est « thimble »

Merci Oka­zou. Je le sais, je le pense et le dis juste, dans ma tête, mais je l’ai écrit faux. Il faut ad­mettre que c’était tard dans la nuit… Passé l’heure des épi­nards, en somme. Oui, ouvre un res­tau­rant, et donne-moi l’adresse, je viens en Bre­tagne rien que pour ça – ou alors pour ça et pour prendre des va­cances.

PS. Le jour où je viens, j’es­père qu’il y aura des épi­nards au menu.

17)
fx­prod
, le 13.12.2006 à 23:14

chez nous dans notre pe­tite bel­gique les édi­teurs ont res­sorti les bd de tin­tin en demi-for­mat et j’ai pu ainsi re­lire tin­tin au pays des so­viets, bd mal­heu­reu­se­ment dis­pa­rue de ma bi­blio­thèque, rien que du bon­heur, SPI­NASH…