Pour les Genevois qui me liront, l'association de ces deux mots, surtout en cette période de l'année, va paraître toute naturelle. Ceux qui sont venus faire un petit tour au bout du lac ces dernières semaines, dans toutes les pâtisseries, confiseries, dans tous les grands magasins, ont trouvé cela, de toutes les grandeurs:
Pour expliquer le mariage de la marmite et de l'escalade, qui ressemble fort à celui de la carpe et du lapin, il nous faut remonter loin, très loin dans le temps et faire un peu d'histoire.
Genève entre dans l'Histoire en 50 avant J.C. lorsque le grand Jules y établit son camp et jette le premier pont sur le Rhône. Et c'est par là qu'il oblige les Helvètes à regagner leurs pénates après la déculottée de Bibracte. Devenue capitale du royaume burgonde, le christianisme et Charlemagne en font une principauté épiscopale qui est d'ailleurs à l'origine des armoiries genevoises : la clé de St Pierre pour l'évêque et l'aigle couronné pour l'empereur. Avec la disparition de l'empire carolingien, Genève entre dans une ère de troubles et de chicanes qui va durer 800 ans. En présence : le prince-évêque à qui a été conférée l'immédiateté impériale, c'est-à-dire qu'il ne dépend que de l'empereur, le comte de Genevois auquel succède très rapidement le comte, puis duc de Savoie et finalement, la Commune et bourgeoisie de Genève qui joue l'un ou l'autre selon ses intérêts du moment. Savoie veut Genève qui est comme le diamant manquant de sa couronne, l'évêque ne veut pas la lâcher et les bourgeois veulent être maîtres chez eux!
Ce "je t'aime, moi non plus" va durer plus de 500 ans : évêque+bourgeois contre duc, évêque+duc contre bourgeois, bourgeois+duc contre évêque : toutes les combinaisons se retrouvent à un moment ou à un autre, avec quelques massacres de part et d'autre à la clé.
Le début du 16e siècle va changer la donne. Dans un premier temps, Genève signe un traité de combourgeoisie avec Berne et Fribourg et ces puissants alliés s'empressent de mettre les terres savoyardes à feu et à sang, s'appropriant au passage les terres vaudoises qui passent de la Savoie à Berne. Exit le duc de Savoie. Puis, en 1535, sous la pression de Berne et les injonctions de Calvin, Genève adopte la Réforme. Exit le prince-évêque et vive la République de Genève.
Mais l'accalmie ne sera que de courte durée. Berne, seul allié de Genève puisque Fribourg, fâchée par l'introduction de la Réforme, s'est retirée de la combourgeoisie, signe un traité de paix avec la Savoie : elle garde le Pays de Vaud, mais rend le pays de Gex, le Chablais et le Faucigny. Coucou, revoilà le duc aux portes de Genève, plus décidé que jamais à s'emparer de cette ville récalcitrante. C'est devenu l'idée fixe de Charles-Emmanuel et pour cela, il fait le mauvais choix : une alliance avec l'Espagne catholique que le rayonnement protestant de Genève irrite au plus haut point. Et, ça, ça ne plaît pas du tout au bon roi Henri IV qui, chacun le sait, a une certaine sympathie pour les protestants. Et lui envoie quelques soudards, histoire de faire le poids face à Charles-Emmanuel.
Arrive l'an 1602. Charles-Emmanuel a décidé d'en finir. Il réunit une troupe de mercenaires surtout espagnols et italiens, car les Savoyards ne sont pas fiables à ses yeux : trop de liens avec Genève. D'ailleurs tous ceux qui peuvent apercevoir la concentration de troupes sont systématiquement arrêtés afin qu'ils ne puissent pas donner l'alerte. La date est fixée : ce sera la nuit du 11 au 12 décembre (selon le calendrier julien), la nuit la plus longue de l'année. La lune sera cachée et les vigiles auront plus tendance à se réchauffer à l'intérieur que sur les murs de la Cité. On ouvrira la porte de Neuve après que l'avant-garde aura escaladé la porte de la Monnaie qui n'est plus gardée, par mesure d'économie. On envoie même un émissaire chargé de négocier la paix, histoire d'endormir les soupçons.
Et les 2000 hommes se mettent en branle. 2000 hommes pour une ville de 12'000 habitants et une garnison d'une petite centaine d'hommes, c'est plus que suffisant, n'est-ce pas? Et le plan semble se dérouler à merveille. Les fascines comblent le fossé, les échelles sont dressées, plus de deux cents "Savoyards" sont déjà dans la place, les chefs parcourent les rues désertes de la Cité. D'Albigny envoie même un message à Charles-Emmanuel disant simplement : "C'est fait", qui dépêche immédiatement des messagers dans toute l'Europe.
Mais chacun sait qu'il ne faut pas vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué. Entendant un bruit bizarre, deux sentinelles sortent sur le rempart de la Monnaie et tombent nez à nez avec l'avant-garde savoyarde. Le premier est rapidement estourbi, mais le second a le temps de lâcher un coup d'arquebuse. L'alarme est donnée, la Clémence sonne le tocsin relayée par toutes les cloches des églises, les citoyens se lèvent, saisissent des armes et, en chemise de nuit, viennent prêter main forte aux milices bourgeoises. Même les femmes s'en mêlent et on en a vu manipulant lance et hallebarde comme de vieux briscards. La bataille fait rage dans tous les coins de la ville, mais les Savoyards peuvent encore l'emporter s'ils arrivent à ouvrir la porte de Neuve. Ils ont réussi à s'en emparer et s'apprêtent à en faire sauter les gongs quand Isaac Mercier, un Lorrain, fait tomber la grande herse qui résistera à tous les assauts. Le gros des troupes restera hors les murs alors que ceux qui avaient réussi à les franchir seront massacrés ou refoulés. Les rares prisonniers, et parmi eux la fine fleur de la noblesse d'épée savoyarde, seront confiés dès le lendemain aux bons soins du bourreau Tabazan et les soixante-sept têtes, sur des piques, orneront jusqu'en juillet les murs du rempart de l'Oie. Genève, quant à elle, pleure la mort de dix-sept de ses citoyens.
De retour auprès de Charles-Emmanuel, d'Albigny s'entendit dire : "De cette escalade, Monsieur, vous avez fait une belle cacade" et c'est ce mot que l'histoire retiendra. On dit qu'Henri IV, en recevant le premier message de Charles-Emmanuel, murmura entre ses dents : "Savoie a pris Genève, il ne la gardera pas très longtemps" et que le lendemain, au reçu du second message envoyé par Genève, il partit d'un éclat de rire homérique qui résonna longtemps dans les couloirs du Louvre.
Mais, direz-vous, et la marmite dans tout cela ? On y vient.
Dans tout récit de bataille, l'Histoire retient surtout les faits d'armes des grands. La petite histoire, elle, s'intéresse plutôt aux anecdotes populaires. Le récit de l'Escalade n'échappe pas à la règle et deux anecdotes particulières sont restées dans la tradition. Celle de Dame Piaget, tout d'abord, qui entendant les Savoyards monter vers son logis pour l'utiliser comme passage, parvint à pousser contre sa porte une armoire extrêmement lourde, puis, ouvrant la fenêtre, appela des secours et leur lança les clefs de l'allée. Le lendemain, elle fut incapable de déplacer ce meuble et il fallut pas moins de trois hommes pour le remettre en place.
La deuxième est toutefois celle qui a le plus frappé l'imagination : celle de Catherine Cheynel, épouse de Pierre Royaume que le bon peuple a rapidement baptisée la Mère Royaume. Installée dans l'hôtel de la Monnaie où son mari était graveur et apercevant les Savoyards sur la petite place faisant face à son logis, elle leur balança par la fenêtre tout ce qui lui tombait sous la main : pierres, outils, fond de tonneau,... pour finir par la grande marmite contenant la soupe brûlante du lendemain. Les Savoyards n'ont certainement pas beaucoup apprécié ce repas qui leur tombait du ciel, mais les Genevois en ont fait le symbole de la résistance populaire et de leur volonté d'indépendance. C'est pourquoi, chaque année, tout foyer genevois se doit d'avoir sa marmite qui trônera au milieu de la table de fête. Cette marmite sera brisée à la fin du repas par les poings réunis de l'aîné et du benjamin de l'assemblée, en prononçant la phrase rituelle : "Ainsi périrent les ennemis de la République".
Si vos pas vous amènent à Genève ce prochain week-end, vous serez rapidement plongés dans l'ambiance. Le samedi et dimanche matin, à tous les coins de rues de la vieille ville, vous tomberez sur des patrouilles d'hallebardiers, de mousquetaires ou d'arquebusiers qui s'entraînent au maniement de leurs armes. Les bonnes dames de Genève vous serviront soupe et vin chaud, vous assisterez à des démonstrations de combats à l'épée. Et samedi soir, vous pourrez vous défouler dans les nombreux bals et mascarades organisés aux quatre coins de la ville. Car, curieusement, le temps a aussi transformé cette célébration patriotique en véritable carnaval genevois. Enfants et adultes déguisés parcourent les rues de la Cité. Les premiers vous accosteront pour vous chanter le "Cé qué l'ainô", chant composé pour l'occasion et qui est devenu l'hymne "national" genevois entonné lors de chaque cérémonie officielle. Rassurez-vous, il y a peu de chance qu'on vous débite ses 68 couplets, mais cela ne vous empêchera pas de récompenser leur prestation par quelques piècettes (avant, c'était des bonbons, mais ils n'ont plus la cote!).
Mais le clou des festivités se déroule le dimanche soir. Partant de la Promenade St Victor et à la lumière des torches et flambeaux, un grand cortège historique parcourt les rues de la Cité. Le héraut de la République, entouré de la cavalerie de la milice bourgeoise, ouvre le cortège pour proclamer la délivrance de la ville. Passant par le Bourg-du-Four, les rues basses, St Gervais et finalement la place St Pierre, il est suivi par les corps de la garnison (les hallebardiers et porteurs de pique ont toujours beaucoup de succès), puis les autorités civiles, syndics en tête, suivies de la très noble compagnie des pasteurs emmenée par un Théodore de Bèze qui, dit-on n'apprit la chose que le lendemain matin, sa surdité l'ayant complètement isolé dans le sommeil. Vient ensuite la haute silhouette de Tabazan, l'exécuteur des hautes oeuvres qui, la hache sur l'épaule, précède le char des trophées enlevés aux agresseurs : drapeaux, armes et armures. Et enfin, tous les représentants du petit peuple de Genève : paysans avec poules, lapins et cochons, artisans et bourgeois avec en tête, bien sûr, Dame Piaget et la mère Royaume portant fièrement sa marmite. En tout, plus de 2000 participants, tous en costumes d'époque fidèlement reconstitués par la Compagnie de 1602. Les festivités prennent fin devant la cathédrale, où résonne toujours la Clémence, par un grand feu de joie et un "Cé qué l'ainô" entonné par toute l'assistance. En voici les première, deuxième et dernière strophes qui sont celles qui sont généralement chantées.
1. | Cé qué l'ainô, le Maître dé bataillé | Celui qui est là en haut, le Maître des batailles. |
Qui se moqué et se ri dé canaillé, | qui se moque et se rit des canailles, | |
A bin fai vi, pé on desande nai, | a bien fait voir, par un samedi nuit | |
Qu'il étivé patron de Genevoié. | qu'il était patron des Genevois | |
2. | I son venou le douze de dessambro, | Ils sont venus le douze de décembre |
Pè onna nai asse naire que d'ancro; | par une nuit aussi noire que d'encre | |
Y etive l'an mil si san et dou, | c'était l'an mil six cent et deux. | |
Qu'i veniron parla on pou troi tou. | qu'ils vinrent parler un peu trop tôt | |
68. | Dedian sa main il y tin la victoire, | Dans sa main, il y tient la victoire, |
A lui solet en démure la gloire. | à lui seul en demeure la gloire. | |
A to zamai son Sain non sai begni! | A tout jamais son Saint Nom est béni ! | |
Amen, amen, ainsi soit-y ! | Amen, amen, ainsi soit-il ! |
A ce propos, on peut s'amuser à remarquer que le chant est écrit .... en patois savoyard!
Quelles furent les conséquences de cette escalade ratée. Incalculables pour Genève.
Devenu la risée de toute l'Europe et sous la pression du roi de France, Charles-Emmanuel est contraint de signer le traité de St Julien qui assure la sécurité et l'indépendance de la ville, indépendance qui ne sera plus remise en question que par un certain général Buonaparte. Le traité de St Julien consolide la position de la ville en tant que "Rome protestante" et marque le début de son rayonnement international qui aboutira à la Genève de la SDN et de l'ONU.
Pour ceux qui seraient intéressés par un récit complet de cette fameuse nuit, je leur conseille l'ouvrage : "La nuit de l'Escalade" - texte d'Alexandre Guillot - dessins de Elzingre. L'édition originale date de 1915 et est bien sûr introuvable, mais les Editions Slatkine en ont sorti une réédition dans son habit original en 1998.
, le 08.12.2005 à 02:20
Un enchantement, ce récit… Quel moment de bonheur ! Vive la démocratie populaire – la vraie, bien sûr.
La marmite de la mère Royaume devrait devenir un symbole international.
La création d’un prix Marmite, avec envoi d’une marmite de soupe au politicien le plus « m&ritant » s’impose.
Seule difficulté : le nombre élevé de lauréats potentiels.
Old Mac River
et son rare P.B. bibop
, le 08.12.2005 à 05:23
Quelle bonne idée de nous faire profiter des traditions de votre beau pays !
PS.
, le 08.12.2005 à 06:03
Merci pour cette belle histoire.
Ce que je trouve assez rigolo, c’est qu’habitant entre 60 et 100 km de Genève depuis 46 ans, je n’avais jamais vu de marmite genevoise, ni chez qqn, ni dans un magasin.
La tradition n’est vraiment pas sortie de la ville ou du canton, peut-être parce que les vieux antagonismes Vaud/Genève ont empêché cela.
, le 08.12.2005 à 06:10
En fait ce n’est pas délibéré! Il se trouve que 6ix et Hervé ont eu envie en même temps de vous raconter l’histoire d’une tradition dans laquelle ils vivent depuis toujours.
C’est vrai que c’est sympa.
, le 08.12.2005 à 08:45
Et après, comme dirait mon papa : « Et dire qu’on veut faire l’Europe…. »
;-)
, le 08.12.2005 à 09:01
Tiens, les Genevois n’ont pas honte de leurs victoires…
Qui a dit « Austerlitz » n’est qu’un pont à Paris?
, le 08.12.2005 à 09:07
Et après on critique encore les Genevois qui ne connaissent pas ce qui se passe au-delà de Versoix ;-)
, le 08.12.2005 à 09:13
Oui !!! Merci Hervé !
ça c’est une belle histoire et pour une fois je ne partirai pas en digressions polémistes…
(Saluki s’en charge !)
Alexis
, le 08.12.2005 à 09:23
Comme j’ai fait mes études universitaires à Lausanne, on a tout de même exporté la tradition là-bas et on cassait la marmite à l’uni. On a même accepté une savoyarde dans nos rangs ;-)
Merci Hervé!
, le 08.12.2005 à 09:28
NON????
, le 08.12.2005 à 09:30
J’ai bien dit que je n’avais pas VU la marmite de ma vie.
L’histoire, je la connaissais par coeur, évidemment.
Heu…:-)
, le 08.12.2005 à 09:33
Et oui! Et comme la tradition veut que ce soit la personne la plus jeune et la plus vieille qui casse la marmite et que c’était son cas (la plus jeune), elle avait même ce privilège!
, le 08.12.2005 à 10:08
Hraaaaah, les belles histoires de l’oncle Hervé, super, on croierait que t’y étais!
Merci Cuk.
, le 08.12.2005 à 10:57
Une marmite de l’escalade, avant et après le passage de mes enfants…
(Images extraites d’une vidéo, d’où leur basse qualité)
Yves
, le 08.12.2005 à 15:29
HoooooH c’est une marmite en chocolat, suisse bien sûr, je me disais aussi, casser une marmite avec les poings……….
le belge sors, par là——->
, le 08.12.2005 à 17:23
Merci Hervé,
Très intéressant!
Je me disais » C’est étrange, je comprend le suisse ancien »
C@naille, né à Aix les Bains (73)
, le 08.12.2005 à 18:39
Yves, je l’affirme, tes photos sont truquées.
1) Il est en effet presque impossible de ramener une marmite entière à la maison (il y en a toujours un bout qui se casse en route).
2) Le temps de sortir l’appareil photo et de réaliser la mise au point pour l’image 2, il ne reste en principe, du moins dans une famille normalement constituée, plus un seul légume en massepain qui traine.
C’est que j’ai fait mes écoles à Genève, moi, et question marmite, je m’y connaît non de dzou !!!