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Roue à aubes, mou­lin hy­drau­lique, ou com­ment vivre au sprint in­ces­sam­ment

Pré­am­bule: Je ne suis pas psy…quelque chose, et n’ai au­cune pré­ten­tion à ex­pri­mer une in­ter­pré­ta­tion psy­cho­lo­gique de type pro­fes­sion­nel quant au fonc­tion­ne­ment men­tal hu­main. Je ne ferai part que d’ob­ser­va­tions et de ma com­pré­hen­sion de ces phé­no­mènes. Ce billet est une évo­lu­tion, non pré­mé­di­tée, de « Dé­pêche toi » pu­blié il y a 7 ans.

Mes ex­pé­riences pro­fes­sion­nelle et per­son­nelle m’ont per­mis d’exer­cer une des ac­ti­vi­tés que je pré­fère: l’ob­ser­va­tion in­las­sable du com­por­te­ment de mes in­ter­lo­cu­teurs.

Pro­fes­sion­nel­le­ment, la prise en charge longue et pro­lon­gée des pa­tients qui m’ont été confiés, plu­sieurs di­zaines d’an­nées pour cer­tains, m’a per­mis d’ob­ser­ver un com­por­te­ment com­mu­né­ment ré­pandu que je ca­rac­té­ri­se­rai un peu plus loin.

En toute cir­cons­tance, pour tout pa­tient, en es­sayant de m’ad­joindre un in­ter­prète quand c’était pos­sible ou né­ces­saire - j’ai soi­gné beau­coup de Magh­re­bins, d’Afri­cains, des res­sor­tis­sants des DOM-TOM ne par­lant que le créole - j’ai tou­jours tenté de ré­soudre en termes com­pré­hen­sibles les équa­tions dé­cri­vant les ma­la­dies, es­sayé d’ex­pli­quer le pour­quoi du com­ment du dé­rou­le­ment d’un par­cours mé­di­cal, d’un exa­men, ou d’une dé­ci­sion. Es­sayer d’ex­pli­quer à une jeune femme ne par­lant que le so­ninké la né­ces­sité d’un exa­men gy­né­co­lo­gique ne pou­vant, dans la struc­ture de prise en charge lo­cale, être pra­ti­qué que par un homme, … fut-il mé­de­cin m'a valu un: « an tourri dè­bou­goumé »; en clair: « t’es fou pa­tron ».

Mal­gré ces ef­forts, constants, vo­lon­ta­ristes, trop sou­vent, une mau­vaise com­pré­hen­sion do­mi­nait le ta­bleau, brouillant les pistes, et j’ai sou­vent, très sou­vent, ob­servé l’at­ti­tude consis­tant en un énoncé, un ré­sumé, une syn­thèse faite d’un ou de rac­cour­cis sé­man­tiques concep­tuels, abou­tis­sant à une in­ter­pré­ta­tion er­ro­née. Et sur­tout, do­mi­nant le ta­bleau, au delà de l’er­reur, la pré­ci­pi­ta­tion, la ra­pi­dité, la vi­va­cité de la ré­ponse re­la­tive à un concept com­plexe pour la per­sonne, m’a in­cité à pen­ser qu’il y avait un élé­ment ap­pa­renté à de la peur, et à l’in­connu, dans les­quels mes pro­po­si­tions en­trai­naient le pa­tient, sans doute l’as­so­cia­tion des deux.

J’ai aussi ob­servé ce même type de com­por­te­ment dans mes contacts per­son­nels, et, évi­dem­ment je me suis aussi vu tenir la même po­si­tion par­fois.

Ces ob­ser­va­tions que j’en tire ont che­miné long­temps en moi, sans for­ma­li­sa­tion.

J’en étais à ce point, non de ré­flexion, mais de consta­ta­tion, un peu sur une voie de ga­rage quand deux « évé­ne­ments » ont remis en route la ma­chine à es­sayer de com­prendre.

Chro­no­lo­gi­que­ment, en pre­mier lieu, une la n ième émis­sion de radio évo­quant, l’an­tienne: en France, l’école n’ap­porte pas les bases né­ces­saires.

Le se­cond évé­ne­ment est l’at­tri­bu­tion du prix Gon­court à Leila Sli­mani. Je tombe, un peu au ha­sard, à la mai­son, sur son pré­cé­dent, et pre­mier roman - « Dans le jar­din de l’ogre ».

Si ce roman est porté au ci­néma, je sou­haite bien du plai­sir au scé­na­riste de­vant tirer la quin­tes­sence de cette com­plexité, (les odeurs, les états d'âme d'Adèle, les dis­cours men­taux…) , au met­teur en scène qui devra tailler au ra­soir cette his­toire, et aux co­mé­diens - la co­mé­dienne du rôle titre, quelles épaules !! - afin d’en ex­pri­mer la sub­stan­ti­fique moelle.

 

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En quelques mots, l’ac­croche de ce roman narre l’his­toire d’une jeune femme, Adèle, jour­na­liste, ma­riée à un mé­de­cin, mère d'un petit gar­çon, en proie à une ad­dic­tion sexuelle… mais pas que !! mais sur­tout pas que !!

Ainsi, page 2:

« Elle ra­masse sur le siège en face d'elle un jour­nal daté d'hier. Elle tourne les pages. Les titres se mé­langent, elle n'ar­rive pas à fixer son at­ten­tion. Elle le re­pose, ex­cé­dée. Elle ne peut pas res­ter là. Son cœur cogne dans sa poi­trine, elle étouffe. Elle des­serre son écharpe, la fait glis­ser le long de son cou trempé de sueur et la pose sur un siège vide. Elle se lève, ouvre son man­teau. De­bout, la main sur la poi­gnée de la porte, la jambe se­couée de trem­ble­ments, elle est prête à sau­ter. »

Oui, on y voit, dans le contexte, en une pre­mière com­pré­hen­sion qui me pa­rait très su­per­fi­cielle, une ex­pres­sion très pré­gnante de la li­bido.

J’y vois per­son­nel­le­ment quel­qu’un en proie à un stress qui fait dé­fi­ler à haute vi­tesse les idées, les sti­mu­la­tions, les sen­sa­tions, sans lais­ser de place au « vivre ».

Et en­core … Alors que l’hé­roïne re­vient chez elle après avoir eu une re­la­tion sexuelle avec un homme dont rien n’est dit:

« … pour l’ins­tant elle re­pose dans sa crasse, sus­pen­due entre deux mondes, mai­tresse du temps pré­sent. Le dan­ger est passé. Il n’y a plus rien à craindre ».

Maî­tresse du temps pré­sent parce que le dan­ger est passé et qu'elle est un peu ras­su­rée. Rien n'est dit de la na­ture de ce dan­ger, mais l'exis­tence d'un stress in­tense est ici confir­mée sous la forme d'un res­senti ap­pro­prié ou non, de la mai­trise du temps.

Le récit in­dique qu’Adèle se nour­rit trop peu, très mal, fume énor­mé­ment, boit trop, se mord les joues, consomme oc­ca­sion­nel­le­ment de la co­caïne: Elle n'a pas le temps, de se poser suf­fi­sam­ment long­temps, ne se­rait-ce que men­ta­le­ment afin de sub­ve­nir à ses be­soins fon­da­men­taux; au lieu de ça, des sub­sti­tuts et suc­cé­da­nés.

Les pro­po­si­tions de son mari d’ac­qui­si­tion d’une mai­son, de faire vivre leur fils « au bon air » de la cam­pagne, afin de vivre loin des in­con­vé­nients ur­bains, de faire un se­cond en­fant tombent à faux: il n'y a pas de place dans son men­tal parce qu'il n'a pas le temps… en­core une fois. Pour­tant consciente d’in­suf­fi­sances vis-à-vis de son fils de 3 ans, elle ne sait pas ré­agir.

Cette femme est dé­struc­tu­rée, ce qui me pa­rait être le fond de ce per­son­nage de roman - et on verra plus loin: pas qu’Adèle !!.

Autre exemple:

« Adèle a fait un en­fant pour la même rai­son qu'elle s'est ma­riée. Pour ap­par­te­nir au monde et se pro­té­ger de toute dif­fé­rence avec les autres. En de­ve­nant épouse et mère, elle s'est nim­bée d'une aura de res­pec­ta­bi­lité que per­sonne ne peut lui en­le­ver. Elle s'est construit un re­fuge pour les soirs d'an­goisse et un repli confor­table pour les jours de dé­bauche

Elle s'était dit qu'un en­fant la gué­ri­rait. Elle s'était convain­cue que la ma­ter­nité était la seule issue à son mal-être, la seule so­lu­tion pour bri­ser net cette fuite en avant. Elle s'y était jetée comme un pa­tient finit par ac­cep­ter un trai­te­ment in­dis­pen­sable. Elle avait fait cet en­fant ou, plu­tôt, cet en­fant lui avait été fait sans qu'elle y op­pose de ré­sis­tance, dans l'es­poir fou que cela lui se­rait bé­né­fique ».

En sou­hai­tant se pro­té­ger d'une « agres­sion » sous la forme d'un « je ne suis pas comme les autres », Adèle a choisi de se concen­trer sur un évé­ne­ment de na­ture ul­time et consi­dé­rable: don­ner la vie.

Je rap­proche ce « choix » du tour­ment qui la ra­vage, de la so­lu­tion qu'elle y donne: la plus ul­time et in­tense sen­sa­tion phy­sique qui soit du­rant le­quel elle a pu/peut avoir la sen­sa­tion d'exis­ter, et ce, de ma­nière ré­ité­rée. Mais exis­ter, nous l'avons vu, prend du temps. Comme elle ne sait pas, il lui faut ré­pé­ter in­ces­sam­ment les ren­contres et ce d'au­tant qu'on ne la voit ja­mais jouir.

Ce récit té­moigne d'un état de souf­france ex­trê­me­ment pro­fonde. Le co­rol­laire en est une an­xiété, sé­vère.

Sans que rien ne soit dit de la ge­nèse de l'ad­dic­tion d'Adèle (qui au­jour­d'hui, pour­rait le dire ?), on constate que l’en­vi­ron­ne­ment pa­ren­tal de son en­fance est consti­tué

  • d’une mère « brute de sciage », quasi in­culte, mal­adroite et in­tru­sive: elle dé­couvre le jour­nal in­time de sa fille et le lit pu­bli­que­ment en dé­goi­sant,
  • d’un père qui se tait pour avoir la paix.

À aucun mo­ment, dans ce qui est re­la­tif à l’en­fance et l'ado­les­cence d’Adèle, on la voit sé­cu­ri­sée, se­reine, calme.

Elle vit un stress per­ma­nent, ré­pété, ré­itéré, que bien sûr, elle auto-en­tre­tient: « se­rais-je à la hau­teur des en­jeux im­po­sés par ma mère ». No­tons que ces en­jeux sont tous « ef­froya­ble­ment ma­té­riels ou fon­dés sur une bê­tise crasse » et sont émis par une mère sans édu­ca­tion, ins­truc­tion ou struc­ture men­tale.

Si vous vou­lez en sa­voir plus, lisez cet ex­cellent roman.

Voici ma com­pré­hen­sion de la si­tua­tion des Adèle, des dé­ra­ci­nés d'une so­ciété fa­bri­quant qua­si­ment 20 % d'illet­trés à l'en­trée au col­lège, et de ceux des pa­tients cités; sa­chant que ces 3 ca­té­go­ries ac­com­plissent tous des rac­cour­cis sé­man­tiques.

L'illet­trisme: Notre so­ciété com­porte une part non né­gli­geable, de pauvres, de chô­meurs (par mil­lions en France), d’im­mi­grés (no­tion sou­vent en re­la­tion avec les 2 pré­cé­dentes) ; ma­jo­ri­tai­re­ment cette po­pu­la­tion n’a pas reçu d’ins­truc­tion, de struc­ture. La pau­vreté ne laisse que peu de place à la ré­flexion et l'ac­qui­si­tion de struc­tures, tout à la ges­tion de l'ins­tant. On en­voie les en­fants à l’école, vous savez ce lieu de mixité so­ciale obligé mais im­puis­sant, éma­na­tion de l’édu­ca­tion na­tio­nale, par­don de l’Édu­ca­tion Na­tio­nale. En France, en 1932, la dé­no­mi­na­tion du mi­nis­tère de l’Ins­truc­tion Pu­blique a été chan­gée en mi­nis­tère de l’Édu­ca­tion Na­tio­nale. Ça en dit long sur la confu­sion sé­man­tique entre ins­truc­tion et édu­ca­tion, et par consé­quence di­recte, sur les rôles nor­ma­le­ment res­pec­tifs que la so­ciété en­tend at­tri­buer à la fa­mille et à l’école. Les su­jets qui vivent dans un mi­lieu in­sé­cu­ri­sant (pau­vreté, chô­mage, illet­trisme), ne trans­met­tant pas de va­leurs de ré­fé­rences, gé­né­ra­teur de fré­né­sie men­tale, n'ont pas pu prendre le temps d'écrire leur his­toire avec ses fon­da­tions, ne com­prennent pas le monde - l'école, par exemple - dans le­quel on les fait vivre, etc… in­sé­cu­rité, stress.

Un co­rol­laire que j'ai sou­vent ob­servé quant à l'ex­pres­sion ver­bale: une sorte de « nou­velle langue » ar­go­tique est em­ployée, mais le dis­cours est pauvre, fait de très peu de mots, consti­tué de phrases ultra courtes, au contenu sé­man­tique …

L'ac­qui­si­tion de fon­da­tions, de sa­voir(s), de sa­voir faire, d'être et de sa­voir être, né­ces­site une ma­tu­ra­tion, des af­fi­nages … qui prennent du temps. Nous avons vu que l'en­vi­ron­ne­ment fa­mi­lial pa­rait trop sou­vent in­ca­pable de l'ap­por­ter. J'y ajoute, les mo­dèles de com­mu­ni­ca­tions ac­tuels, basé sur l'im­mé­dia­teté de la trans­mis­sion d'in­for­ma­tion - si on peut ap­pe­ler ça comme ça - re­layée par les Fa­ce­book, Twee­ter, What'app.

L'ac­qui­si­tion d'un bien - di­sons une chan­son, je clique sur un bout de fe­nêtre d'or­di­na­teur ou tape l'écran d'un smart­phone … et le compte est dé­bité … !! C'est « je veux, je clique ». On est là en­core dans une forme de fré­né­sie d'im­mé­dia­teté com­pul­sive. Le sys­tème s'est moulé dans le monde men­tal hu­main, es­cro­quant lit­té­ra­le­ment des achats pou­vant être qua­li­fiés de com­pul­sifs.

À côté de ces as­pects dans les­quels vivent les « zé­lèves », l'école im­pose un rythme, une pul­sa­tion tel­le­ment dif­fé­rente. Les « zé­lèves » se re­trouvent dans un monde qui n'est pas le leur, dont ils sont des spec­ta­teurs obli­gés. Et après, on s'étonne que l'école rate ses cibles.

Plus tard, les adultes mou­lés dans la fré­né­sie de l'ins­tant, ne sont pas dé­pay­sés par les chaines TV d'in­for­ma­tion où un ou deux pré­sen­ta­teurs ba­vassent, en même tant qu'un ou deux ban­deaux au bas de l'écran dé­filent, voire un troi­sième, ver­ti­cal, à droite pour les in­dis­pen­sables va­ria­tions du CAC40 ou du Dow Jones et que le rythme de dé­fi­le­ment des images est ef­fréné.

Le pré­sen­tisme fait des ra­vages.

Une pe­tite pa­ren­thèse dans le récit sous la forme d'une his­toire vécue, re­la­tive à l'ar­gent, qui montre, dans ce do­maine, que d'autres vi­sions pour­raient pa­raitre in­fi­ni­ment et net­te­ment plus sages.

Je soigne de­puis quelques mois, déjà, Samba, un Sé­né­ga­lais d'une cin­quan­taine d'an­nées.

Un soir, une in­fir­mière S et moi, ba­var­dons avec Samba. Tout à coup, il me dé­vi­sage et éclate de rire, et ça dure, ça dure !! Éton­nés, S et moi lui de­man­dons une ex­pli­ca­tion. Son fou-rire n'en finit pas.

Enfin, en­core par­couru de spasmes de rire, Samba me dit: « Vous, les Blancs, avec l'ar­gent, vous êtes fous »

S lui de­mande pour­quoi. Et le fou-rire re­prend; Samba dans un éclat de rire nous dit enfin: « parce que quand vous avez de l'ar­gent, vous les Blancs, vous le met­tez à la banque ! » et il re­plonge dans son fou-rire.

Je lui de­mande ce qu'il fait de son ar­gent.

« j'achète, une poule, un mou­ton ou une vache »

Je lui de­mande ce qu'il fait s'il lui reste en­core de l'ar­gent. Lisez bien la ré­ponse.

« S'il me reste de l'ar­gent, j'achète une femme !! »

Il aura pris du temps, lui !  si ça se dé­roule réel­le­ment ainsi. Il n'aura pas cli­qué, lui.

Pour ce qui suit, re­pre­nons Adèle en­fant, comme exemple.

Elle vit au sein d’une fa­mille sans co­hé­rence, avec une mère ex­trê­me­ment né­ga­tive, un père ab­sent; elle consti­tue un en­semble de ré­ponses à cet en­vi­ron­ne­ment in­sé­cu­risé, et de fait c’est la ré­ponse qui me pa­rait uni­ver­selle: men­ta­le­ment, elle ne par­vient pas à se poser, elle fait tour­ner les af­fects-concepts au gré des sti­mu­la­tions.

J'ai été très frappé par cette phrase tirée d'un livre de Boris Cy­rul­nik: « On peut vivre au sprint, on ne peut donc alors créer sa propre his­toire, on n'écrit pas le passé et la ville est vide de sens ».

Une mé­ta­phore de cette si­tua­tion men­tale me pa­rait pou­voir être re­pré­sen­tée par la roue à aubes d’un mo­teur hy­drau­lique mu par le tor­rent des sol­li­ci­ta­tions in­ces­santes - les émo­tions - gé­né­rées par les in­ces­sants af­fects.

  • in­ces­sants puisque non ou mal gérés: on ne sait pas com­ment le gérer en rai­son du manque de struc­ture et donc, ils re­viennent puisque non ré­so­lus
  • on passe donc au sui­vant qu'on peut ne pas gérer mieux, faute de temps
  • aug­men­ta­tion de l'an­xiété: le temps est té­les­copé et on vit au sprint (cf B. Cy­rul­nik plus haut)
  • On ne se pose pas pour ten­ter de « ca­na­li­ser », on n’a pas le temps, on passe à une autre aube parce que le tor­rent des af­fects conti­nue à faire mou­voir la roue du mou­lin.
  • … et pen­dant ce temps là, l'eau coule tou­jours

 

Une ex­cel­lente illus­tra­tion gra­phique de cette si­tua­tion a été des­si­née par Mau­rits Cor­ne­lis Es­cher dans son ta­bleau Wa­ter­fall

 

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Es­cher: Wa­ter­fall

Vous avez évi­dem­ment re­mar­qué l'illu­sion op­tique… comme chez Adèle et ses frères et soeurs: L’eau qui ali­mente le mou­lin est au même ni­veau que la chute. Mais le sys­tème est en équi­libre: suf­fi­sam­ment d’eau pour que ça fonc­tionne sans dé­bor­der tout en étant struc­tu­rel­le­ment in­vrai­sem­blable: ex­cel­lente re­pré­sen­ta­tion né­vro­tique, non ?

Le mou­ve­ment est auto-en­tre­tenu, sans fin, tout en com­por­tant une rup­ture lo­gique, une sorte de « so­phisme gra­phique ».

Un bé­né­fice peut néan­moins être trouvé et ar­ti­fi­ciel­le­ment ras­su­rer le sujet: il lui donne la sen­sa­tion de mai­tri­ser … tant que la si­tua­tion est stable: le ni­veau reste à peu près constant, ce qui en réa­lité est faux: Ajou­ter, ne se­rait-ce qu’un élé­ment aug­mente le débit du pa­ckage à gérer et le cir­cuit dé­borde. Le mou­lin est en désordre struc­tu­rel lo­gique, la construc­tion est in­co­hé­rente, ajou­tant en­core du stress au sujet et le mou­lin à idées tourne plus vite.

Ce mou­lin hy­drau­lique est très sou­vent sus­cep­tible de de­ve­nir un mode de fonc­tion­ne­ment per­ma­nent. Je l'ai très fré­quem­ment ob­servé chez des per­sonnes ma­lades de longue date. Mais … oui, aussi … elles donnent le change par­fois par une conver­sa­tion ba­nale, sans en­ga­ge­ment, su­per­fi­cielle, comme la mère d’Adèle qui ba­vasse in­ces­sa­me­ment: « ainsi, je mai­trise tout en me ras­su­rant ». J'ai aussi ob­servé que si la porte s’ouvre par­fois un peu, une sorte de « je ne m’aime pas »  se fait sou­vent jour.

Je n’ai au­cune pré­ten­tion à ex­pli­quer l’ad­dic­tion d'Adèle - d’ailleurs un psy­chiatre qui l’aide, qui se dit in­com­pé­tent, mais qu’elle a im­posé pré­tex­tant son in­ca­pa­cité à in­té­grer un groupe de pa­roles, sou­vent l’une des bonnes so­lu­tions ( je mai­trise !! en­core !!) - n’y par­vient pas du tout, mais je ne peux vous en dire plus sans dé­voi­ler la chute du roman.

Tout se passe comme si, l'es­sen­tiel du men­tal de ces per­sonnes n'était que cette re­pré­sen­ta­tion pré­gnante, il y a une in­va­sion to­tale de l'es­pace men­tal. J'ai très sou­vent ob­servé ça chez les pa­tients chro­ni­que­ment ma­lades. Si j'en re­viens une der­nière fois à Adèle, son es­pace men­tal est in­té­gra­le­ment di­rigé par le stress qui l'ha­bite et ce qu'elle en fait … mais je sais, elle n'est pas aux com­mandes.

Un début d'ex­pli­ca­tion phy­sio­lo­gique peut être trouvé: dans un  livre de Sta­nis­las De­haene

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La bosse des maths, il est écrit:

« Le po­ten­tiel de pré­pa­ra­tion mo­trice com­mence à émer­ger dés 250 mil­li­se­condes après que le si­gnal est ap­paru sur l'écran, et il culmine vers 330 mil­li­se­condes.»

Je vous fais une tra­duc­tion. Quand on étu­die le temps d'in­té­gra­tion par le cer­veau, d'un évé­ne­ment perçu, on peut me­su­rer le délai entre l'ap­pa­ri­tion du sti­mu­lant et sa per­cep­tion. Ça si­gni­fie qu'il faut au moins entre 250 et 330 mil­li­se­condes au cer­veau pour per­ce­voir une sti­mu­la­tion. Si « ça ra­fale dur », l'in­té­gra­tion est al­té­rée. Be­soin de plus d'ex­pli­ca­tions ?

Je re­ven­dique le droit de m'être to­ta­le­ment trompé. Peut-être qu'un com­men­taire vien­dra tout re­mettre en ques­tion. Je suis prêt.

Je n'ai à aucun mo­ment pré­tendu ex­pli­quer la ge­nèse de l'ad­dic­tion d'Adèle, non plus que le stress psy­cho­lo­gique. J'ai été le spec­ta­teur des souf­frances, de même, que ce que j'ob­serve de l'in­croyable grand écart aux­quels sont sou­mis les éco­liers/élèves me pa­rait, dans la so­lu­tion pro­po­sée par notre so­ciété, d'une déses­pé­rance ab­so­lue dans l'er­reur concep­tuelle im­po­sée.

Pour ter­mi­ner, à la ma­nière de Ma­dame Pop­pins: Et vous, com­ment va votre mou­lin ?

10 com­men­taires
1)
jd­muys
, le 29.11.2016 à 05:55

Wow! quel texte! Moi qui suis pris dans le pré­sen­tisme en per­ma­nence, j’ai pris le temps de le lire len­te­ment, en cher­chant à bien com­prendre.

Pour ma part, je soigne mon mou­lin par la voile. Quand la vi­tesse du ba­teau at­teint 8 noeuds et qu’on consi­dère qu’il va vite, alors le pré­sen­tisme s’éloigne un peu. Quand une na­vi­ga­tion de nuit per­met de contem­pler un peu notre place dans l’uni­vers, entre ciel et mer, alors le pré­sen­tisme s’éloigne en­core un peu plus.

Evi­dem­ment, la voile ce n’est pas si sou­vent, et c’est un pri­vi­lège.

Au quo­ti­dien, je soigne mon mou­lin avec Bach, Mon­te­verdi ou Per­go­lèse. Eux aussi ont le pou­voir d’ar­rê­ter le temps.

2)
my­vista
, le 29.11.2016 à 08:23

Si bien écrit et écrit ! Merci. Ta­bleau mère « ignare » et a-af­fec­tive, père en po­si­tion « fron­tale » de sé­cu­rité car ayant « ab­di­qué  » de­vant l’agres­sion per­ma­nente que ce conjoint en­tre­tient : ta­bleau clas­sique. Ques­tion N°1 : n’est ce pas le degré aux­quels ces com­por­te­ments s’exercent qui font ou non le ca­rac­tere pa­tho­lo­gique et des­truc­tif pour cet en­fant et « à par­tir de quand » est-ce des­truc­tif … ? Ques­tion N°2 : quid d’une mère « abu­sive », re­la­ti­ve­ment culti­vée, mé­de­cin, agis­sant dans le mythe de l’hy­per puis­sance et « ra­ti­boi­sant » tout, dont les « af­fects » de ses en­fants et de son conjoint, qui de ce fait, se re­plie pour évi­ter tout conflit (qui s’il ne se pro­duit pas de son fait, est si­mulé, pro­vo­qué), de ma­nière à ré­pé­ter cette autre an­tienne la George W Bush, « ou vous êtes avec moi, ou vous êtes contre moi », dou­blé du « j’ai le pou­voir éco­no­mique et peux selon votre ad­dic­tion à moi vous cou­vrir d’or ( mais à quel prix !) ou de honte (en se vic­ti­mi­sant). C’est a réa­lité, qu’au­cune construc­tion ro­ma­nesque n’ex­cède. Ma « so­lu­tion » : ai pris la fuite et me suis « or­phe­li­nisé ». C’était un choix cor­né­lien. Ai créé ma cel­lule fa­mi­liale sans re­pro­duire, ce qui n’est pas rien, ce lait pa­tho­lo­gique bu du­rant … 20 ans.

3)
ysen­grain
, le 29.11.2016 à 08:46

Ques­tion N°1 : n’est ce pas le degré aux­quels ces com­por­te­ments s’exercent qui font ou non le ca­rac­tere pa­tho­lo­gique et des­truc­tif pour cet en­fant et « à par­tir de quand » est-ce des­truc­tif … ?

En­core une fois, je ne suis pas un pro de la psy, mais je crois que bien malin qui pour­rait ré­pondre. Je di­rais, que le dé­clen­che­ment du dom­mage est af­faire de sen­si­bi­lité et de contexte in­di­vi­duelSSS

Ques­tion N°2 : quid d’une mère « abu­sive », re­la­ti­ve­ment culti­vée, mé­de­cin, agis­sant dans le mythe de l’hy­per puis­sance et « ra­ti­boi­sant » tout, dont les « af­fects » de ses en­fants et de son conjoint…

Je di­rais que cette mère n’est pas, n’a pas été, sé­cu­ri­sée non plus étant en­fant et sa seule issue est de se ras­su­rer en contrô­lant tout quel qu’en soit le prix.

4)
my­vista
, le 29.11.2016 à 08:55

Que de sa­gesse et de sa­ga­cité dans ces ré­ponses. Ef­fec­ti­ve­ment, et même si je n’en dou­tais pas un ins­tant ayant suivi les contri­bu­tions ré­gu­lières et éclai­rées d’Ysen­grain, de sa di­lec­tion pour l’écoute dans ses fonc­tions, écoute qui n’a pas du s’ar­rê­ter à la porte de son of­fice mé­di­cal, c’est un vé­ri­table plai­sir de lire ses lignes qui donnent le sen­ti­ment d’être un peu moins ignare, d’avoir un peu mieux com­pris quelques uns des com­por­te­ments qui nous guident et aux­quels il ar­rive, sur des du­rées va­riables, consciem­ment ou non, d’être « sou­mis », voire d’im­po­ser à d’autres. MERCI YSEN­GRAIN, je tâ­che­rai d’être à mon tour un Re­nart face aux autres Ysen­grin »s ».

5)
Sa­luki
, le 29.11.2016 à 10:25

Lu vers 01h15, relu à l’ins­tant pour es­sayer de ne rien omettre.
Ça change du track-pad trop petit…

Merci, M’sieur Y. !

6)
Pierre A Cor­dier
, le 29.11.2016 à 12:10

Rien que lire cette hu­meur est déjà un début de trai­te­ment contre cer­taines pa­tho­lo­gies liées à la fuite en avant du pré­sent due ou non au passé.

Merci tou­bib et vous pour­rez ré­pé­ter, quand vous vou­drez, l’or­don­nance sur ce site afin que les lec­teurs (trices), com­men­ta­teurs (trices), ré­dac­teurs (trices) puissent s’en im­pré­gner du­ra­ble­ment.

Au vu de l’am­biance dé­lé­tère qui règne, ce ne sera pas de la sur-mé­di­ca­tion.

7)
Jean-Yves
, le 29.11.2016 à 14:13

Suite à la lec­ture de ce pas­sion­nant billet, j’ai cli­qué, aprés avoir tourné 7 fois mon doigt dans ma bouche, sur le lien me­nant au site of­fi­ciel de M.C. Es­cher.

Bien que le for­mat des images pré­sen­tées ne vaille pas une belle édi­tion pa­pier, ac­ces­sible pour quelques euros ou ré­ser­vée aux ama­teurs éclai­rés, on peut y suivre l’évo­lu­tion de ce gra­phiste hors pair, pour ne pas dire gé­nial.

J’ai aussi noté sur un petit post-it : Re­lire Sa­raka Bô, de Tobie Na­than …
Merci Ysen­grain.

8)
my­vista
, le 29.11.2016 à 14:27

UN POINT SUR CES DER­NIERS JOURS POUR UN LEC­TEUR « STAN­DARD » DE CUK

Afin de prendre en compte tant les chi­ca­ne­ries de ces der­niers jours sur les nou­veaux Mac et les com­men­taires di­vers en qua­lité, en es­time de soi et des autres contri­bu­teurs d’une part, et ce que CUK a ap­porté avec sa li­vrai­son de ce matin, qui à titre perso, me ré­con­ci­lie avec bien excès, des pen­sées qui ont dé­passé des mots ou l’in­verse, du moins je le sou­haite vi­ve­ment, ce blog est à l’image de la vie, il hé­berge le meilleur comme le moins bon. Ce se­rait en­fon­cer une porte ou­verte que d’in­sis­ter sur le lien « Qua­lité du blog/qua­lité de ses contri­bu­teurs » mais on en a ici et à quelques heures d’in­ter­valle une dé­mons­tra­tion fla­grante. Qua­lité, écoute, ni­veau, ca­pa­cité de chaque lec­teur à y trou­ver s’il le sou­haite ma­tière à lec­ture, ré­flexion et pour­quoi pas plai­sir, c’est ce que CUK ap­porte de­puis bien long­temps, et cer­tai­ne­ment pas TROP long­temps. J’avais pro­posé de contri­buer il y a quelques an­nées puis m’étais ré­tracté par manque de temps. La qua­lité au­rait pu faire dé­faut quand on lit ce qui est par­fois pro­duit ici. En ré­sumé, !! keep going on, keep going up !! Ayant mes propres blogs pro­fes­sion­nels, je com­prends bien le dé­cou­ra­ge­ment, au moins la las­si­tude que Fran­çois peut par­fois éprou­ver mais de­mande, et sais que nous sommes fort nom­breux à ce que l’Aven­ture CUK se pour­suive avec ses plaies, ses bosses, ses plai­sirs de grand gosse, ses en­gueu­lades tant cer­tain(e)s prennent du plai­sir à jouer le rôle du « bad guy », ceux d’adultes, et sur­tout l’ou­ver­ture et la di­ver­sité des contri­bu­teurs, des su­jets, et le plus sou­vent des ré­ac­tions. Je ne par­le­rai pas de to­lé­rance, de convi­via­lité qui, mis à toutes les sauces, gal­vau­dés, usés jus­qu’à la trame, sont de­ve­nus des « non mots ». MERCI FRAN­COIS.

9)
ysen­grain
, le 29.11.2016 à 14:43

Pour faire suite au pré­cé­dent com­men­taire N°9 de my­vista, j’ajou­te­rai, sans vou­loir au­cu­ne­ment jouer au don­neur de leçon, qu’il faut tou­jours avoir à l’es­prit la dis­tinc­tion exis­tant entre les convic­tions et les cer­ti­tudes.
Je vous as­sure qu’en ma­tière d’exer­cice mé­di­cal, ça aide et c’est in­dis­pen­sable. Sans aucun jeu de mot gri­vois, la de­vise de notre ser­vice était: « Le doute m’ha­bite ».

10)
Ma­dame Pop­pins
, le 29.11.2016 à 16:51

« pour avoir de la pa­tience, il faut avoir du temps »

J’ai pris le temps de re­lire d’abord ton an­cien billet et suis tom­bée sur cette phrase, elle m’a plu, je l’ai lais­sée tour­ner dans ma tête et me suis pro­mis que ce soir, tant pis pour la douche, les en­fants au­raient le temps….

J’ai conti­nué pour dé­cou­vrir comme pre­mier com­men­taire celui d’Oka­zou et ça aussi, ça a été comme un ra­len­tis­se­ment du temps, j’ai pensé à Anne, deux ans bien­tôt…

Le temps sur cuk a sou­vent une sa­veur par­ti­cu­lière, au­jour­d’hui aussi puisque j’ai cli­qué… pour ache­ter « dans le jar­din de l’ogre » : lire a pour moi tou­jours ra­lenti le temps et j’ai re­pensé à mon amie, morte du can­cer du sein il y a cinq ans.

Son mari avait adressé une photo d’elle avec cette pe­tite phrase : lors­qu’on ne peut ra­jou­ter des jours à la vie, on se doit de ra­jou­ter de la vie aux jours ».

Tu l’as fait, Ysen­grain, avec ton billet, merci !