J’ai pensé faire deux pierres d’un coup. Je venais de lire dans un journal que l’hôtel Schatzalp de Davos allait être rénové, et flanqué d’une tour (j’ai entendu parler de 30 étages, mais même dix suffiraient à tout transformer, à mon avis); à part ça (!) l’esprit du lieu n’en serait pas changé. Tu parles, Charles... Comme si un hôtel de luxe situé à 100 mètres du Schatzalp ne changeait pas tout, même si ce n’était pas une tour.
Il a été construit en 1900, et garde quelque chose
des descriptions de Thomas Mann
Or l’hôtel Schatzalp est un des lieux qui a servi de modèle à Thomas Mann pour créer sa clinique pour tuberculeux de la Montagne magique. L’autre est le sanatorium Valbella, qui n’existe pratiquement plus. Il a été rendu méconnaissable par des rénovations successives, alors qu’au Schatzalp, il reste quelque chose de l’an 1900. Quoi qu’il en soit, le sanatorium de Thomas Mann était un composite. L’écrivain n’a passé à Davos que quelques semaines en 1911.
J’avais une autre raison pour venir à Davos le jour après la fin du forum économique: cela fait en effet plusieurs années que j’ai envie de voir comment c’est lorsque c'est fini: les grandes bastringues qu’on démonte, ça m’a toujours intéressée, et j’avais envie d’écrire une chronique à ce sujet.
Davos un lendemain de Forum: sonné par le passage de tant de chefs d’État. Ce bâtiment n’est pas une église, mais l’hôtel de ville, police comprise.
Bref, je suis venue, non sans avoir loué une chambre avec loggia à l’hôtel Schatzalp, autrefois sanatorium. La loggia, c’était important dans tous les sanatoriums, les malades devaient y passer des heures chaque jour, l’air frais de la montagne était censé leur faire du bien.
Avec la découverte de la pénicilline et de quelques autres médicaments plus efficaces que les cures d’air, tous ces sanatoriums se sont peu à peu transformés en hôtels.
La magie de la Montagne
Le lieu qu’on n’avait plus envie de quitter, une sorte de cocon encore accentué par la nature
La Montagne magique est un livre qui divise les lecteurs en deux camps: il y a les passionnés, qui connaissent le bouquin sinon par cœur du moins à fond, et il y a ceux à qui il tombe des mains après 50 pages. Personnellement, j’ai fait partie de la seconde catégorie aussi longtemps que j’ai essayé de lire ça en français.
Le cadre de La Montagne magique
Le traducteur du Livre de Poche a fait un gros effort, mais dans son souci de respecter l’original il est tellement littéral que ça en devient pesant, ça traîne, il n’y a pas de trace d’un quelconque humour. Bref, c’est lourdingue, du moins à mon goût. Et puis un ami m’a donné un exemplaire du livre en allemand. Or, si mon allemand parlé, ça va tout juste, la lecture, ce n’est pas ça; je suis à même de lire les journaux s’ils sont suffisamment aérés. Mais j’ai lu peu de livres dans cette langue. Un polar par-ci, par là, parce qu’on est pris par l’histoire. Les livres de Leonhard Frank (A gauche où le cœur bat, Karl et Anna. La bande de voleurs), que j’avais lus en italien et que j’ai absolument voulu relire dans leur langue originale (Links wo das Herz ist, Karl und Anna, Die Rauberbande), mais que je savais presque par cœur, tant je les avais aimés.
Eh bien, en allemand, La Montagne magique ça a beaucoup plus de charme qu’en traduction: l’humour est là, généralement dans ces jeux de mots que le traducteur a laborieusement rendus sans rire. J’en suis au tiers, ça va très lentement; je le finirai, mais les descriptions géographiques ont déjà été faites, ce qui m’a permis de constater que si on retrouve certains détails, dans l’ensemble cet hôtel-ci aussi, qui est censé être resté à l’état naturel de l’année de sa construction, a en fait été abîmé par des rénovations mineures. Mais enfin, il y a des coins, des détails. Tenez, l’ascenseur, par exemple.
Ou cette horloge électrique, illuminée, mais mystérieusement arrêtée sur 5 heures. Je vous assure qu’au bout d’un moment, de toujours la voir arrêtée sur la même minute, ça vous donne une drôle de sensation.
“La Marquise sortit à cinq heures”, et il est toujours 5 heures dans ces couloirs 1900 bordés de bibliothèques d’un autre âge
Comme si le temps s’était arrêté - comme si vous étiez un autre Hans Castorp, le héros de la Montagne magique, qui est venu ici trouver un cousin tuberculeux, qui comptait rester quelques semaines, et qui y a passé sept ans. Lorsqu’enfin il est rentré en Allemagne, ç’a été pour être lancé dans le chaudron du suicide collectif européen, commencé en 1914 et, d’étape en étape, terminé en 1945. Thomas Mann avait d’abord conçu La Montagne magique comme un persiflage. Et puis la Première Guerre mondiale avait éclaté, et de fil en aiguille, il a fait de son héros et de ses aventures à Davos un symbole d’une société malade qui rend malades même ceux qui sont sains, et qui préfigure tout ce qui arrivera en Europe par la suite. Le livre a paru avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Récemment, un critique américain a même vu dans un des personnages, appelé Naphta, une préfiguration de Ben Laden!
Tout ça pour dire que ni Valbella vu de l’extérieur, ni Schatzalp, ne m’ont vraiment enthousiasmée. La Montagne magique, c’était couci-couça, et j’aurais au fond été déçue de Davos, n’était-ce que j’ai fait une découverte: le musée Kirchner.
Dans la neige, un lieu magique qui donne envie de revenir
J’avais vaguement entendu parler d’Ernst Ludwig Kirchner, j’avais vu quelques reproductions de ses tableaux, je savais même qu’il était mort à Davos - tuberculeux, avais-je pensé, c’est comme ça qu’on mourait ici. Mais mon ignorance était au fond complète. Je n’avais pas enregistré l’existence de ce musée Kirchner, qui présente une série de tableaux originaux, et beaucoup de paysages de Davos où le peintre a passé de nombreuses années, au début parce qu’il était malade, puis parce que la situation politique de son pays lui a ôté le choix. Pour les nazis, il était un des symboles de “l’art dégénéré”. En 1938, à 58 ans, désespéré sur tous les plans, sans perspective de jamais revoir son pays, il s’est suicidé.
Il y a quelques années, on a construit au pied d’un des hôtels de Davos un musée moderne, où ses œuvres sont exposées. C’est assez étrange de voir par les baies vitrées de ce musée les sapins enneigés de Davos. On trouve ici des tableaux, des gravures, et des sculptures sur bois tout à fait étonnantes.
Vue de Davos en été. En amorce, la tête d’un lit que
Kirchner a sculpté pour sa compagne.
Je ne vais pas faire une longue critique, les quelques images prises à la sauvette vous inciteront, j’espère, si jamais vous vous trouvez dans la région, à aller voir ça.
Ce qui m’a le plus frappé, dans ces tableaux, c’est que Kirchner a fait en quelque sorte un parcours parallèle à celui de Picasso, mais alors que je trouve les œuvres du Picasso de l’entre-deux-guerres de plus en plus dures, comme si elles exprimaient la méchanceté, la mesquinerie, le trop grand sentiment de sa propre importance que je reproche à Picasso (si on peut parler de reproche, disons qu’il ne m’est pas spécialement sympathique), il y a dans les œuvres de Kirchner une douceur, une tendresse qui ne se démentent pas. Dans ce nu, par exemple.
Un certain flou, j’ai pris cette photo à la sauvette…
Avec tout ça, j’ai oublié de parler du Davos des lendemains de forum: il y avait beaucoup de soldats, beaucoup de barrières qu’on démontait, beaucoup de lits vides dans les hôtels, on aurait dit que Davos se réveillait comme sonnée après une monstre cuite. Je m’en tiens là pour aujourd’hui. Juste un petit coucou en partant, regardez bien, je vous fais signe…
, le 15.02.2005 à 00:29
Merci, Anne!
J’ai une édition de la Montagne Magique de la Guilde du Livre sur papier bible (collection de l’Arbre-Lyre).
Je crois bien que j’attends d’être à la retraite pour m’y mettre…
, le 15.02.2005 à 09:15
Je savais bien que Davos n’était pas pour tous allègre !
Bon je sors !
ha si ! « Mort à Venise »… et j’avoue que « la Montagne magique » m’est aussi tombée des mains il y a qq années, mais grâce à toi Anne je vais me replonger dans sa lecture.
Malheureusement se sera en français als meine deustche Sprache weg ist. Schade, nicht war ?
Alexis… de bonne humeur se matin
, le 15.02.2005 à 09:16
… ou un porno allègre
très mauvais…
je suis déjà sorti !
Alexis… de bonne humeur se matin
, le 15.02.2005 à 10:24
Les fins de « bastringue », moi, ça m’a toujours donné le cafard, c’est invariablement d’une tristesse d’autant plus grande que la fête a été joyeuse. J’essaie de me débrouiller pour partir avant les premiers signes de fin, comme ça je reste sur une bonne impression. Vous me direz que ce forum de Davos, ça ne doit pas être spécialement folichon quand on sait de quoi il s’agit (je préfèrerais Porto Alegre ;-), mais bon, ce n’est pas moi qui aurait fait le petit pélerinage d’Anne, de toutes façons !
Thomas Mann : jamais lu, encore une lacune…
, le 15.02.2005 à 11:32
La prochaine fois, je ferai quelque chose depuis le forum;-)…
Heu, dans un autre registre, Thomas Mann avec son « La mort à Venise » a failli me tuer d’ennui. Premier et dernier bouquin lu de ce gars et en plus, y en aurait des choses à dire (d’après mes vieux souvenirs) sur l’auteur de ce truc… Mais bon, on va pas polémiquer.
Bon, je retourne à la mine.
T
, le 16.02.2005 à 10:18
Du même auteur, la saga « Joseph et ses frères » m’a beaucoup plu, les 100 premières pages, faut s’accrocher grave, mais après, c’est exellent et là (aussi), très drôle (dans la chouette collection de l’imaginaire chez gallimard). C’est un tout petit passage de l’ancien testament raconté par un narateur « qui y était ». Ca se lit comme un formidable roman d’aventure avec du sang, du sexe et de l’action (comme la bible d’ailleurs, hormis quelques lourdeurs et répétitions;-).
, le 17.02.2005 à 20:39
Quel choc, de voir ces photos!
J’avais — pour une raison que j’ignore encore aujourd’hui — lu la Montagne Magique d’un seul trait, sans dormir, en 20 heures environ, vers l’âge de dix-sept ans.
Thomas Mann ne fait pas partie des auteurs qui m’ont marqué, et ce livre n’est pas véritablement haletant. Pourtant, on s’y glisse comme dans un habit familier. On vit avec ce monde exsangue des bourgeois toussotant dans des sanatoriums. On entrevoit, étrangement, ce qui va suivre. Le livre ne m’avait pas captivé à cause de son récit, mais à cause des perspectives qu’il ouvrait sur le monde. Sur un monde qu’il n’évoque même pas, à vrai dire.
Les grands écrivains sont des pythonisses.