Ci­néma & Cie: Ve­nise au jour le jour

1er sep­tembre 2004

Je dé­barque vers 18 heures, le temps de prendre le Va­po­retto jus­qu’au Lido, où des amis m’hé­bergent, et je manque la grande manif des “no glo­bal” qui a été or­ga­ni­sée pour deux rai­sons. D’une part un des spon­sors prin­ci­paux du Fes­ti­val du film, Wella pour ne pas les nom­mer, vient de dé­cré­ter la fer­me­ture de ses usines ita­liennes, qui étaient pour­tant bé­né­fi­ciaires, le li­cen­cie­ment de cen­taines d’em­ployés, et la dé­lo­ca­li­sa­tion (en Tché­quie, si j’ai bien com­pris). Et d’autre part parce que les or­ga­ni­sa­teurs ré­clament contre le fait qu’il y a selon eux une pré­do­mi­nance trop mar­quée des films amé­ri­cains au Fes­ti­val.

Le temps de poser ma va­lise, d’en­four­cher un vélo et de cou­rir après les ma­ni­fes­tants, je n’at­trape plus que quelques-uns des em­ployés li­cen­ciés de Wella qui, dra­peaux syn­di­caux en tête, ré­clament de­vant l’hô­tel luxueux où l’on trouve tous les in­vi­tés de marque et où dis­tri­bu­teurs et pro­duc­teurs ont leurs bu­reaux. Dans un hôtel mé­diocre, la chambre vaut dans les 350 francs par nuit, pen­dant le Fes­ti­val. Je n’ose ima­gi­ner le prix dans cette pro­fu­sion de marbres et de fau­teuils moel­leux, avec plage et dé­bar­ca­dère pri­vés, bref, le luxe est in­so­lent à l’in­té­rieur (et un peu aussi à l’ex­té­rieur) et de­vant la porte il y a ces gens qu’on a pri­vés d’un sa­laire men­suel qui, à l’hô­tel, cou­vri­rait peut-être tout juste 48 heures pour une per­sonne seule.

Ça fait désordre, mais les flics, qui sont là, ne lèvent pas le petit doigt.

“Je ne peux pas in­ter­ve­nir, me dit celui à qui je m’adresse, dé­lo­ca­li­ser Wella alors que c’est même pas né­ces­saire pour le bilan, c’est une sa­lo­pe­rie. La moindre des choses, c’est qu’on leur per­mette de le dire.”

Je ver­rai plus tard qu’il y a eu un im­mense cor­tège de so­li­da­rité avant mon ar­ri­vée. Je suis ar­ri­vée trop tard éga­le­ment pour prendre mon ac­cré­di­ta­tion, aussi la soi­rée se passe non au ci­néma, mais dans une piz­ze­ria avec les co­pains.

2 sep­tembre

Le temps d’al­ler cher­cher ma carte de presse, mon ac­cré­di­ta­tion, et tout le tin­touin, je manque la der­nière pro­jec­tion de “The Ter­mi­nal” le film consa­cré à l’Ira­nien qui campe de­puis quinze ans à l’aé­ro­port de Paris, et que nous avions ren­con­tré, au ha­sard d’un tour­nage sur les lettres qui forment les ins­crip­tions de l’aé­ro­port: elles sont l’œuvre de Adrian Fru­ti­ger, un Suisse, et c’est à son sujet que nous fil­mions les pan­neaux in­di­ca­teurs.

On m’a ra­conté le film, et je me rends compte que si les ci­néastes ont re­pris le prin­cipe (un homme qui entre en France avec un visa qui perd sa va­leur pen­dant son tran­sit à cause d’un coup d’état, qui ne sait plus où aller et qu’on ne peut lé­ga­le­ment pas ren­voyer - mais à qui il faut des an­nées pour lé­ga­li­ser sa si­tua­tion), l’his­toire ra­con­tée est pas­sa­ble­ment ro­man­cée. Mais enfin, tou­jours selon mes col­lègues, c’est tout de même un plai­doyer pour la to­lé­rance à l’im­mi­gra­tion. Quant au vrai ré­fu­gié de l’aé­ro­port, il a main­te­nant de l’ar­gent (les droits de “son” film), la per­mis­sion d’en­trer en France et en An­gle­terre, mais à force, il ne se sent bien que là où il est: le sous-sol de l’aé­ro­port.

Le 2 sep­tembre, c’est le jour où on at­tend naï­ve­ment d’une mi­nute à l’autre la li­bé­ra­tion des deux jour­na­listes fran­çais pris en otage en Irak, Chris­tian Ches­not et Georges Mal­bru­not; je té­lé­phone à mes amis pen­dant la jour­née. Tou­jours rien. À un mo­ment donné, ils m’an­noncent que 200 en­fants ont été pris en otage dans une école d’Os­sé­tie du Nord. En Ita­lie, cela chasse les deux jour­na­listes fran­çais de la Une des jour­naux.

3 sep­tembre

Tôt le matin, “5x2 (Cinq fois deux)” de Fran­çois Ozon.

Co­mé­diens épa­tants. En soi, l’his­toire est ba­nale: c’est celle d’un couple de la ren­contre à la fin du ma­riage. L’ori­gi­na­lité, qui per­met de créer une ten­sion qui se­rait sans doute nulle sans cela, c’est que l’his­toire com­mence par la fin, et se ter­mine avec la ren­contre. On re­monte dans le temps - et on voit ainsi mieux les er­reurs, les pré­dis­po­si­tions de l’un et de l’autre à faire ce qu’ils fi­ni­ront par faire. Bref, de sur­prise en sur­prise, le film a passé en un ins­tant (et ce n’est pas un mince com­pli­ment que de dire cela; pen­dant ces huit jours, j’ai vu des films de 90 mi­nutes qui sem­blaient durer trois jours).

En­suite, je suis allée prendre un bain de mer parce que j’avais trouvé une plage où il n’était pas né­ces­saire de payer pour en­trer. Il y avait pas mal de monde. Sur le tran­sis­tor d’une mère de cinq en­fants qui était là avec sa smala et qui sou­pi­rait tous les quarts d’heure: heu­reu­se­ment que lundi c’est l’école, nous avons écouté les nou­velles d’Os­sé­tie et avons ap­pris que les otages n’étaient pas deux ou trois cents, mais plus de mille.

À 3 heures, je suis allée voir “A Love Song for Bobby Long”, film hors concours avec un John Tra­volta ma­gni­fique, com­plè­te­ment dif­fé­rent de l’ha­bi­tude: une jeune fille hé­rite de la mai­son de sa mère, qu’elle connaît à peine car elle était chan­teuse et tou­jours en tour­née, puis trop ma­lade pour la voir. Elle y trouve deux hommes so­li­de­ment ins­tal­lés, un d’une ving­taine d’an­nées, et un (Tra­volta) dans la cin­quan­taine. Le film est l’his­toire de cette co­ha­bi­ta­tion. Une jolie fable, bien faite, ori­gi­nale, et splen­di­de­ment jouée.

Mal­heu­reu­se­ment, l’hor­reur des en­fants otages fai­sait conti­nuel­le­ment ir­rup­tion dans les pay­sages bu­co­liques de l’écran, je n’étais pas en­tiè­re­ment dis­po­nible.

4 sep­tembre

Je suis contente d’être allée au ci­néma à 9 heures, avant d’avoir lu les jour­naux ou écouté la radio. J’ai ainsi vu sans trop d’ar­rière-pen­sées l’un des deux films les plus beaux de ce Fes­ti­val en ce qui me concerne (ju­ge­ment pu­re­ment per­son­nel et sub­jec­tif) : “Fin­ding Ne­ver­land”, de Marc Fors­ter.

C’est l’his­toire de com­ment l’écri­vain écos­sais James Bar­rie a in­venté “Peter Pan”, ou plu­tôt de com­ment il a ren­con­tré un petit gar­çon qui lui a, sans le vou­loir, ou­vert la porte du pays en­chanté: Ne­ver­land (Pays de nulle part) - celui où le Ca­pi­taine Cro­chet se bat contre vents, ma­rées et pe­tits gar­çons, où Wendy est à la fois sœur et maman, où Peter Pan vole d’aven­ture en aven­ture, un pays en­chanté, quoi.

Ce qui est re­mar­quable dans cette trans­po­si­tion très libre d’un ins­tant cru­cial de la vie de James Bar­rie, ce n’est pas le côté bio­gra­phique. Si l’on se penche sur la vie de l’écri­vain, on se rend compte que phy­si­que­ment, il n’avait rien de Johnny Depp qui le joue. Mais ce que le film réus­sit à illus­trer, c’est le pro­ces­sus créa­tif: le chef-d’œuvre qui naît d’élé­ments dis­pa­rates que seul l’au­teur est ca­pable de ras­sem­bler pour en faire un tout. C’est bou­le­ver­sant. J’ai vu le film à une pro­jec­tion de presse, et j’ai pu consta­ter en sor­tant que bien des cri­tiques, de ces gens de­ve­nus cy­niques à force de voir trois films par jour dont ils doivent par pro­fes­sion pen­ser quelque chose, avaient les yeux rouges. Et cela a été dit una­ni­me­ment: si le film avait été en concours, il au­rait sans doute gagné un des prix prin­ci­paux.

J’ai acheté les jour­naux en sor­tant: l’ir­ré­pa­rable a eu lieu à Bez­lan. Dans cette école où il y avait plus de mille per­sonnes, on comp­tait 350 morts, 250 dis­pa­rus et près de 600 bles­sés. Si je n’ai rien ou­blié de mon arith­mé­tique, cela si­gni­fie que presque per­sonne ne s’est sorti de là in­demne. Cela me rap­pelle une in­fir­mière de la Croix Rouge, il y a des an­nées, qui était sor­tie vi­vante par mi­racle de la prise d’un hô­pi­tal par des re­belles: “Nous sa­vions que les Russes vou­draient re­prendre le bâ­ti­ment, et qu’ils ne fe­raient ni quar­tier, ni dif­fé­rence.”

Je n’ai pas pu re­tour­ner au ci­néma de la jour­née.

Comme de­puis Ve­nise je ne pou­vais rien faire pour ceux de Bez­lan, j’ai tout sim­ple­ment mar­ché toute la jour­née à tra­vers les ruelles.

Cela m’a donné l’oc­ca­sion de re­pen­ser à Gio­vanni Gio­condo, qu’on a sur­nommé “le père de Ve­nise”, et qui était à la fois ar­chéo­logue, let­tré et ar­chi­tecte. C’est lui qui, vers 1500, a alerté les Vé­ni­tiens, en leur ex­pli­quant que la ri­vière Brenta al­lait peu à peu rem­plir la La­gune s’ils ne fai­saient rien. Il a en­suite mis au point un sys­tème d’ir­ri­ga­tion dont on use à ce jour et qui a fait que Ve­nise est res­tée ce qu’elle est. Il a construit un quar­tier qui existe en­core, le Fon­daco dei Te­des­chi. Il a construit quelques-uns des plus beaux pa­lais de Vé­rone où il ré­si­dait, au couvent des Fran­cis­cains (il était moine). Le roi de France l’a pris à son ser­vice et c’est lui qui a construit le Pont Notre Dame et le Petit Pont, dans leur ver­sion du XVIe siècle, ainsi que la Chambre des Comptes, qui est tou­jours là, et d’autres bâ­ti­ments de la ré­gion pa­ri­sienne. Il a enfin trouvé la ma­nière de faire tenir Saint-Pierre de Rome, dont la cou­pole sem­blait, à l’époque, une belle idée à ja­mais ir­réa­li­sable. Il a in­venté un moyen de ren­for­cer les fon­da­tions, et ma foi, avec un cer­tain suc­cès - Saint-Pierre de Rome tient tou­jours.

5 sep­tembre

Dif­fi­cile de voir “La­vo­rare con len­tezza: Radio Alice 100,6 MHz”, un film sur la ré­volte es­tu­dian­tine à Bo­logne et l’as­sas­si­nat d’un étu­diant. Les évé­ne­ments se sont dé­rou­lés dans les an­nées soixante-dix, mais sur fond de nou­velles ca­tas­tro­phiques ve­nant d’Irak et de Bez­lan, le film était comme la goutte qui fait dé­bor­der le vase: il y a tant de vio­lence dans la réa­lité, que celle de l’écran semble presque de trop.

Je passe sur “Va­nity Fair” de Mira Nair. Joli, sans plus.

6 sep­tembre

La jour­née est mar­quée par deux évé­ne­ments: d’abord la pro­jec­tion de Vera Drake, l’autre film qui est pour moi un chef-d’œuvre ab­solu.

C’est l’his­toire d’une pe­tite femme tran­quille qui croit tran­quille­ment que chaque femme a le droit de choi­sir le mo­ment où elle sera mère, et qui “donne un coup de main” aux jeunes femmes en dif­fi­culté en pro­vo­quant chez elles l’avor­te­ment. Elle fait cela ha­bi­le­ment, pro­pre­ment et bé­né­vo­le­ment, comme un apos­to­lat, sans en par­ler à per­sonne. Nous sommes dans les an­nées ‘50, et c’est en­core un crime. Le film montre aussi, sans avoir l’air d’y tou­cher, qu’on est là face à une double mo­rale: celles qui ont de quoi se payer un psy­chiatre qui cer­ti­fiera leurs dif­fi­cul­tés, et de quoi s’of­frir une cli­nique peuvent faire cela sans pro­blème. Un jour, après des cen­taines de “coups de main” réus­sis, une des jeunes femmes que Vera a ai­dées est vic­time de com­pli­ca­tions. Vera est ar­rê­tée, jugée, et condam­née à deux ans de pri­son. Le film se ter­mine au mo­ment où elle ar­rive à la mai­son d’ar­rêt et ren­contre un cer­tain nombre de femmes qui ont fait comme elle, et qui ont comme elle fini par tom­ber sur une jeune femme qui a fait une com­pli­ca­tion.

Deux choses sont par­ti­cu­liè­re­ment re­mar­quables dans ce film. Le réa­li­sa­teur Mike Leigh ne porte à aucun mo­ment de ju­ge­ment moral, il se contente d’ex­po­ser des faits. “Au­jour­d’hui, dans le monde sur­peu­plé, l’avor­te­ment est de­venu un enjeu fon­da­men­tal. … Mon rôle est de poser des ques­tions, non de tirer des conclu­sions hâ­tives. Ce pro­blème de­meure dé­li­cat et dif­fi­cile.” A nous de ré­flé­chir. Et par ailleurs, il y a la co­mé­dienne Imelda Staun­ton: sa per­for­mance est, pour em­prun­ter le mot à un jour­na­liste ita­lien, mo­nu­men­tale. Johnny Depp est tou­chant en James Barry, mais elle est bou­le­ver­sante en Vera Drake. Le film vau­drait d’être vu rien que pour étu­dier son jeu.

7 sep­tembre

Le jour du film suisse: “Tout un hiver sans feu”, de Greg Zglinski, sur un scé­na­rio de Pierre-Pas­cal Rossi.

C’est un film très suisse à plu­sieurs ni­veaux, en dépit du fait que le réa­li­sa­teur est un Suisse de Po­logne, pour ainsi dire: né en Po­logne, ayant ap­pris son mé­tier de ci­néaste en Po­logne. Mais il a grandi en Ar­go­vie. Le film est Suisse dans ce sens que l’équipe est prise dans toutes les ré­gions (scé­na­riste ge­ne­vois, réa­li­sa­teur ar­go­vien, par exemple). Il est suisse par la thé­ma­tique: des sen­ti­ments qu’on a de la peine à ex­pri­mer, et du coup cette sorte d’im­puis­sance que res­sentent des pa­rents qui ont perdu une pe­tite fille dans un in­cen­die à dire leur cha­grin, à faire leur deuil. Cela les mine, les dé­truit, les éloigne l’un de l’autre. Et le “salut” qui vient (peut-être, la fin du film est ou­verte) de l’ex­té­rieur, de ces ré­fu­giés ko­so­vars qui ont aussi subi un in­cen­die, dans le­quel ils ont tout perdu, de l’éloi­gne­ment qui mène au rap­pro­che­ment, à tous les ni­veaux. Le film est par ailleurs suisse par sa per­fec­tion es­thé­tique: les pay­sages hi­ver­naux du Jura sont uti­li­sés avec maes­tria, les images sont par­faites, le jeu des co­mé­diens abouti.

J’au­rais voulu res­sen­tir de l’en­thou­siasme pour cette œuvre qui est sans doute la plus abou­tie du ci­néma suisse de­puis pas mal de temps. Mal­heu­reu­se­ment cette froi­deur qu’il dé­gage m’a, si je puis dire, tenue à dis­tance. Le pu­blic était d’ailleurs par­tagé: il y avait ceux qui étaient en­trés dans le film, et ceux qui, comme moi, n’avait pas trouvé la porte.

Le soir, les pro­duc­teurs (Cab, la TV suisse, le Centre suisse du ci­néma Swiss­films) ont of­fert une ré­cep­tion au Consu­lat de Suisse à Ve­nise, ça donne sur un canal, c’est gran­diose, ça vaut le dé­tour.

Mal­heu­reu­se­ment, la fin de la soi­rée a été en­deuillée par la nou­velle de l’en­lè­ve­ment de deux tra­vailleuses hu­ma­ni­taires ita­liennes et de deux tra­vailleurs hu­ma­ni­taires ira­kiens qui tra­vaillaient avec elles à Bag­dad. L’Ita­lie est bou­le­ver­sée, les bul­le­tins spé­ciaux de nou­velles se suc­cèdent. Un petit cor­tège de pro­tes­ta­tion aux flam­beaux par­court le quai de­vant la Place St-Marc.

8 sep­tembre

Mon der­nier jour à Ve­nise, je ne vais pas au ci­néma. Par contre, je vais me ba­la­der dans les quar­tiers der­rière la gare, je vais me re­cueillir dans le ghetto, aux murs du­quel des plaques rap­pellent les vic­times de conflits suc­ces­sifs: 1848, 1914-18, l’Ho­lo­causte, d’autres évé­ne­ments, dont je n’avais ja­mais en­tendu par­ler.

Ac­tuel­le­ment, sur la grande place du ghetto, il y a constam­ment des po­li­ciers de garde. Ce ghetto (le mot, du dia­lecte vé­ni­tien, vient d’ici) est le plus an­cien du monde. Les condi­tions dans les­quelles vi­vaient au­tre­fois les Juifs sont bien illus­trées par un des films du fes­ti­val, “Le Mar­chand de Ve­nise”, avec un Al Pa­cino ex­cep­tion­nel en Shy­lock.

Ils étaient in­dis­pen­sables à la pros­pé­rité de la Ré­pu­blique parce que les Chré­tiens avaient l’in­ter­dic­tion de faire tra­vailler l’ar­gent. Mais du simple fait que les Juifs, à qui il ne res­tait pra­ti­que­ment que cela, tant de choses leur étaient in­ter­dites, prê­taient ce qu’il fal­lait aux mar­chands pour pros­pé­rer, ils étaient mé­pri­sés. J’ai trouvé une plaque da­tant de 1780 en­vi­ron à l’en­trée du ghetto, par la­quelle il était in­ter­dit sous peine de mort à tout Juif qui s’était fait chré­tien de ja­mais re­mettre les pieds au ghetto. Comme on voit, l’os­tra­cisme vé­ni­tien n’était pas du ra­cisme, et ce à quoi ils as­pi­raient, c’était à la dis­pa­ri­tion du ju­daïsme par la conver­sion (un thème qui, soit dit en pas­sant, est aussi pré­sent dans “Le Mar­chand de Ve­nise”).

Tur­ner à Ve­nise

       

Pour cou­ron­ner le tout, je suis allée voir l’ex­po­si­tion “Tur­ner à Ve­nise”. Ce type-là avait, en 1840, fait de Ve­nise des des­sins en ra­fale comme nous fai­sons, avec nos ap­pa­reils à mo­teur, des pho­tos en ra­fale. C’est assez ex­cep­tion­nel. Le jour, la nuit, en quinze jours, Tur­ner a fait des cen­taines de des­sins, d’aqua­relles, à par­tir des­quels il al­lait par la suite peindre de splen­dides ta­bleaux. J’ai tou­jours eu beau­coup d’af­fec­tion pour Tur­ner parce que, après avoir été un en­fant pro­dige, riche à vingt ans, pro­mis à une exis­tence fa­cile, il n’a cessé, toute sa vie, de se poser des pro­blèmes et des ques­tions, pei­gnant d’une ma­nière que nous consi­dé­rons gé­niale mais que ses contem­po­rains trou­vaient folle. À la fin de sa vie, il re­fu­sait d’ex­po­ser. Et lors­qu’il est mort sa fa­mille a été cer­taine qu’il était fou à lier: il a légué ses ta­bleaux à l’État et sa for­tune à une ins­ti­tu­tion qui s’oc­cu­pait d’ar­tistes dé­mu­nis.

10 sep­tembre

J’ai tra­versé en­core une fois Ve­nise en Va­po­retto, j’ai passé huit heures en train, et me voici re­ve­nue. Vers trois heures de l’après-midi, j’ap­prends que Vera Drake a gagné le Lion d’Or, qu’Imelda Staun­ton a été consa­cré meilleure ac­trice. Jus­tice est faite. “Tout un hiver sans feu” a gagné le prix du meilleur pre­mier long-mé­trage. Et “Fin­ding Ne­ver­land” a tout de même re­porté une ré­com­pense: le prix Lan­terna Ma­gica - ça lui convient, je trouve.

11 com­men­taires
1)
Fran­çois Cuneo
, le 13.09.2004 à 00:10

Anne, j’adore cette hu­meur qui nous fait vivre en pa­ral­lèle ton ac­tua­lité ci­né­ma­to­gra­phique et l’ac­tua­lité tout court, tel­le­ment triste au même mo­ment.

Cette chro­nique a jus­te­ment un côté mon­tage ci­néma que j’ap­pré­cie beau­coup.

2)
dra­zam
, le 13.09.2004 à 00:50

Tout est dit. Merci Anne (et bon­jour au pas­sage).
;o)

3)
Ca­plan
, le 13.09.2004 à 08:04

Très joli re­por­tage! Merci, Anne!

A pro­pos du film suisse « Tout un hiver sans feu », je me pose la ques­tion de sa­voir si un jour on verra un film suisse qui n’est pas un film suisse! Est-ce qu’on est ca­pable, dans ce pays, de fil­mer plus loin que notre nom­bril? Est-ce qu’on est ca­pable de faire des films qui peuvent in­té­res­ser des spec­ta­teurs nor­maux de n’im­porte quel autre pays que la Suisse?

Est-ce que les au­teurs de films suisses ne fe­raient pas mieux de se poser la ques­tion « Quel sujet don­ner à mon film pour in­té­res­ser beau­coup de monde? » au lieu de se poser la ques­tion « Com­ment vais-je trou­ver des sub­ven­tions pour fi­nan­cer un film au sujet ardu, certes, mais teeeeel­le­ment grâââve… »?

4)
Roger Bau­det
, le 13.09.2004 à 08:27

Et une men­tion spe­ciale à Anne pour sa photo de la rade de Ve­nise et sur­tout pour celle de « la table au pa­ra­sol ».

Su­perbe.

5)
In­connu
, le 13.09.2004 à 10:44

Où est la réa­lité, où est la fic­tion dans cette his­toire ? Des films qui parlent de la réa­lité (enfin, qua­si­ment tous), des réa­li­tés qu’on di­rait être des scé­na­rii de fic­tion. Le mé­lange de la beauté, de la mi­sère, de la ri­chesse et de l’hor­reur. Il y a vrai­ment de quoi être un peu désem­paré.

^. .^ Ger­Faut
=U= http://​gerfaut.​com
Ger­Faut c’est frais, mais c’est pas grave.

6)
Anne Cuneo
, le 13.09.2004 à 10:59

Ca­plan:
« A pro­pos du film suisse « Tout un hiver sans feu », je me pose la ques­tion de sa­voir si un jour on verra un film suisse qui n’est pas un film suisse! Est-ce qu’on est ca­pable, dans ce pays, de fil­mer plus loin que notre nom­bril? Est-ce qu’on est ca­pable de faire des films qui peuvent in­té­res­ser des spec­ta­teurs nor­maux de n’im­porte quel autre pays que la Suisse?”

Pour être hon­nête, je dois dire qu’il y a plein d’Ita­liens qui ont vu et aimé ce film comme UN FILM, tout court, et n’ont pas pensé “ci­néma suisse”. Et il faut que je le ré­pète: le pu­blic était assez par­tagé. Il y a des gens (et pas né­ces­sai­re­ment des Suisses) qui ont beau­coup aimé “Tout un hiver sans feu”.
C’est moi qui n’ai pas réussi à y en­trer et qui ne peux donc pas faire preuve d’un en­thou­siasme que je n’éprouve pas, tout en étant ca­pable de voir, avec ma tête ra­tion­nelle, que c’est un film beau et bien fait. C’est le dé­clic pas­sion­nel, qui ne s’est pas fait chez moi – mais il a eu lieu pour d’autres.

Anne

7)
marc­su­blet
, le 13.09.2004 à 11:14

Très beau re­por­tage! Merci Anne de nous avoir em­me­ner avec toi à Ve­nise!

shub

8)
Blues
, le 13.09.2004 à 13:01

je me pose la ques­tion de sa­voir si un jour on verra un film suisse qui n’est pas un film suisse! Est-ce qu’on est ca­pable, dans ce pays, de fil­mer plus loin que notre nom­bril? Est-ce qu’on est ca­pable de faire des films qui peuvent in­té­res­ser des spec­ta­teurs nor­maux de n’im­porte quel autre pays que la Suisse?

Tout de même, faut pas exa­gé­rer Ca­plan (tu n’as com­plé­te­ment tort…ok, mais): Go­dard, Go­retta (même si on n’aime pas) et d’autres (en cher­chant bien) ont prouvé le contraire !

——–
Merci Anne pour ce super re­por­tage … Ah, le Va­po­retto.. quelle ville !!!

« John Tra­volta ma­gni­fique, com­plè­te­ment dif­fé­rent de l’ha­bi­tude »
ben tiens, j’me ré­jouis de voir ça

« 5×2” de Fran­çois Ozon. En soi, l’his­toire est ba­nale »
c’est vrai que ses films « au pre­mier ni­veau » sou­vent donnent cette im­pres­sion, mais une fois qu’on est im­pré­gné, c’est autre chose

9)
In­connu
, le 13.09.2004 à 14:41

Merci Anne, pour cet ar­ticle tel­le­ment vi­vant, on se se­rait cru au Fes­ti­val. Tu m’as donné envie de voir Vera Drake et Fin­ding Ne­ver­land. Reste plus qu’à es­pé­rer qu’ils soient dif­fusé pas loin de chez moi car, comme la plu­part des films « un peu in­tel­li­gent » (c’est-à-dire les films qui cherchent à faire ré­flé­chir les spec­ta­teurs, en plus de les dis­traire), ils ont peu de vi­si­bi­lité sur nos écrans, mo­no­po­li­sés par les dé­bi­li­tés amé­ri­caines (qu’il m’ar­rive d’al­ler voir au de­meu­rant, quand j’ai seule­ment envie de me dis­traire sans trop me tor­tiller les neu­rones).

Avec le haut débit, à quand le paie­ment à la séance pour ces films, qui ne bé­né­fi­cient pas tou­jours d’une dis­tri­bu­tion digne de ce nom? En­core que, nous l’avons vu avec Cannes et Fah­ren­heit 911, les ré­com­penses aident à dé­blo­quer les ca­naux de dis­tri­bu­tion.

10)
Anne Cuneo
, le 14.09.2004 à 11:24

Cher Re­naud,
“Tu m’as donné envie de voir Vera Drake et Fin­ding Ne­ver­land. Reste plus qu’à es­pé­rer qu’ils soient dif­fusé pas loin de chez moi car, comme la plu­part des films « un peu in­tel­li­gent » (c’est-à-dire les films qui cherchent à faire ré­flé­chir les spec­ta­teurs, en plus de les dis­traire), ils ont peu de vi­si­bi­lité sur nos écrans”

Eh bien, l’avan­tage d’avoir passé dans un fes­ti­val, c’est qu’on sait ces choses-là: tant Vera Drake que Fin­ding Ne­ver­land se­ront dis­tri­bués pro­chai­ne­ment en Suisse par Fre­ne­tic Films de Zu­rich. Eux aussi ont adoré… Il est vrai que je ne sais pas si “pas trop loin de chez moi”, c’est en Suisse ou ailleurs. Et si c’est ailleurs, je ne peux te dire que: bon vent.

Anne

11)
Iris
, le 16.09.2004 à 19:04

Zut, je lis cette hu­meur 3 jours après sa pa­ru­tion et tout a déjà été dit…
Mais je tiens à dire que moi aussi je le trouve épa­tant cet ar­ticle. Je suis par­ti­cu­liè­re­ment d’ac­cord avec Fran­çois (1) et Ger­Faut (5)
On sou­hai­te­rait que cette triste réa­lité ne soit qu’un mau­vais sce­na­rio.