Internet, c'est pas que pour les voyants!
Suite à une annonce d'Apple et à une loi fraîchement adoptée en Italie, j'ai eu l'idée d'écrire ce petit article.
Introduction
J'ai la chance d'avoir une famille nombreuse et assez éclectique. Pas étonnant, avec 23 tantes et oncles (oui, oui, y en a encore un qui n'est pas marié), on a tous les profils à disposition. Comme tout le monde, j'ai des préférences pour certains membres parce que certains ne disent jamais "non" à un verre, d'autres sont toujours partants pour découvrir de nouvelles choses et d'autres ne sont jamais contents, même quand on se réunit tous les 10 ans (peut être à cause du bordel que ça génère, je ne sais pas).
Mais par-dessus tout, je porte une admiration sans limites à deux d'entre eux: Salvatore et Strato de Naples et Carpi en Italie. L'histoire de ces deux frères est relativement commune puisqu'elle commence au lendemain de la seconde guerre mondiale, lorsque l'Europe était plongée dans la misère. Tous deux sont issus d'une famille de 9 enfants (2 sont morts avant l'âge de 12 mois), qui n'avait pas les moyens financiers d'assumer un simple contrôle médical afin d'éviter des maladies communes. Strato a été atteint de cécité totale à l'âge de 7 ans et Salvatore, après plus de 20 ans de détérioration progressive de la vue, est devenu totalement aveugle à l'age de 35 ans.
Par ce bref article, je ne souhaite pas que vous vous apitoyiez sur le sort de mes oncles ou présenter la cécité comme le seul problème existant sur cette planète. Que ce soit la malnutrition, la prostitution enfantine, les guerres et j'en passe (et des pires), tout le monde sait que l'être humain doit faire face à beaucoup de défis, tant au niveau social, que médical ou encore économique (mais pas aux vols habités dans l'espace;-)).
Par ces quelques lignes, je souhaite simplement sensibiliser les gens à cet univers "noir", peu ou mal connu.
La cécité aujourd'hui
Selon l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) ou l'Institut National Canadien pour les Aveugles (INCA), il y aurait aujourd'hui environ 45 millions de personnes atteintes de cécité totale et 135 millions de malvoyants. Ces chiffres sont d'autant plus importants qu'aujourd'hui, la médecine permettrait de guérir 80 % de ces cas s'ils étaient détectés à temps.
Et ces chiffres ne peuvent qu'empirer puisque 90 % des personnes atteintes de cécité vivent dans des régions en voies de développement (Asie, Amérique du sud et Afrique). Alors comme dans l'Europe d'après guerre, beaucoup d'enfants naissent et grandissent sans une assistance médicale de base leur permettant d'éviter des troubles de la vue grave.
Souffrir de cécité ou de tout autre handicap grave dans un pays sans aucune infrastructure et sans support médical, c'est être condamné à plus ou moins court terme.
Les maladies entraînant des troubles graves de la vue ou, dans les cas extrêmes, la cécité, sont nombreuses. Une liste non exhaustive de ces maladies est consultable sur le site du Syndicat National des Ophtalmologistes de France (SNOF).
La communication
Un des premiers langages écrit utilisé par les non-voyants a été inventé par Valentin Haüy. Ce langage n'était toutefois pas très adapté puisque c'était une écriture de "voyants" adaptée pour les non-voyants. Il faudra attendre le Braille de Louis Braille pour que les aveugles puissent entrer dans le monde de la communication écrite. Que ce soit de nous à eux, d'eux à nous ou entre eux, ce langage a permis, enfin, de transmettre et partager des connaissances d'une façon beaucoup plus efficace.
Mais malgré toutes ses qualités, le Braille n'a pas que des avantages: d'abord il faut le connaître, puis, de par la taille minimale que chaque lettre doit avoir, on ne peut pas écrire en point 12 ou 14 sur du papier 80 grammes. À titre d'anecdote, je me souviens d'un journal qui était livré chez un de mes oncles, un hebdomadaire tentant de refléter les informations avec 2 semaines de retard, qui faisait 120 pages pour une dizaine de nouvelles et qui pesait 5 kg! Pas très pratique.
Bref, bien que le braille soit un moyen de communication essentiel, il est un peu dépassé à l'heure où l'information voyage à la vitesse de la lumière et dans des volumes jamais vus par le passé. Heureusement, l'association BrailleNet a son propre portail avec beaucoup de liens utiles et d'informations de base.
Ce qu'Internet a changé
Jusqu'à récemment, certains pays offraient une infrastructure législative et sociale minimale. Au travers de quelques exemples simples, je souhaite montrer la difficulté que certains aveugles peuvent avoir quand ils essaient d'être autonome dans une société qui leur appartient autant qu'aux autres:
- On compte jusqu'à 4 poteaux aux intersections pour nos amis automobilistes, mais aucun n'indique les rues en braille. Tout comme les 8 écriteaux aux carrefours indiquant les rues à 3 ou 4 mètres du sol.
- Les journaux télévisés sont toujours plus "visuels". Les informations ne sont plus ou peu commentées, elles sont simplement illustrées visuellement avec un simple complément verbal qui fausse la compréhension des faits (essayer de regarder les infos du 20 heures de TFT ou France 2 avec les yeux fermés, c'est intenable).
- Les bâtiments administratifs, les différents services ou tout simplement les ascenseurs n'indiquent pas, la plupart du temps, où l'on se trouve et où l'on va.
- Les magasins n'indiquent tout simplement pas en braille quelle famille d'article se trouve sur les étalages. Ils n'indiquent pas non plus quel est l'article sous ou sur l'étiquette du prix qui est tout simplement illisible pour eux. Mais pourquoi écrire en braille? Les aveugles n'ont qu'à regarder la TV pour voir les produits qu'ils veulent... Évidemment.
- La plupart des bus n'indiquent pas leur parcours en braille ou via un haut-parleur, mais via des menus qui défilent sur le mur (sauf pour le métro Parisien)...
- Et puis nos 30 millions d'amis qui baladent leur compagnon préféré et qui les laissent poser un souvenir le long des murs... C'est toujours sympa pour celui qui ne voit pas, qui longe les murs pour se repérer et qui fini par mettre les pieds dedans (dans le pire des cas, il s'en rend compte sur place, mais parfois, c'est une fois arrivé à la maison grâce à l'odeur).
- Etc, etc.
Bien évidemment, Internet ne rendra pas la vue aux aveugles ou aux malvoyants et ne résoudra pas tous les problèmes que je viens de citer. Ce média a toutefois permis de réduire d'une façon très importante le gouffre qui existait entre certains handicapés et le monde des "biens portants", y compris le partage et le transfert d'informations.
Ce dernier point est certainement le plus important. En effet, comment parler de réhabilitation ou tout simplement d'intégration si le monde qui vous entoure vous est "étranger" et vice versa?
Grâce à Internet, mes deux oncles qui sont tous deux physiothérapeutes ont créé une publication (newsletter) trimestrielle sur la réhabilitation et l'information à l'intention des physiothérapeutes d'Italie. Salvatore est également le porte-parole syndical dans son hôpital et Strato est le représentant de l'Institut pour la Recherche, la Formation et la Réhabilitation (IRiFoR) auprès de cette publication.
Tout cela a été rendu possible grâce à des logiciels comme Windows-Eyes, JAWS ou encore Hal Screen Reader et une petite paire d'enceintes. Une fois équipé, l'ensemble permet de naviguer sur la toile et "lire" (lecteur d'écran) les textes qui vous intéressent, cliquer sur les liens essentiels, participer à des forums ou à des discussions en tout genre. Ces logiciels ont également le mérite de lire les "menus" du système et les messages d'alertes, ce qui permet de piloter l'ordinateur assez facilement. Mais malheureusement, ces logiciels ne fonctionnent que sur les systèmes Microsoft car depuis l'été 2003, ALVA Access Group a annoncé l'abandon de la plateforme Mac pour son logiciel phare outSPOKEN.
Conscient du problème et ne voulant pas laisser dans la panade ses clients qui "See Different" (Voit Différemment), Apple a présenté lors de la 19e édition du "Technology & Persons with Disabilities Conference" du 15 au 20 mars dernier à Los Angeles, une technologie appelée "Spoken Interface" (Interface Parlante). Grâce à un set d'API, Apple propose aux développeurs d'intégrer cette nouvelle technologie aux logiciels afin de rendre votre Mac "parlant". De l'avis même des personnes présentes et qui utilisent ce type de technologies, Apple a créé un excellent produit!
Les problèmes
Alors que pour une fois tout semble aller dans la bonne direction, il y a quand même quelque chose qui cloche.
Dans un souci de rendre toujours plus attractive la navigation sur Internet, les développeurs créent des sites toujours plus complexes. Ils sont de plus en plus dépendants de nouvelles technologies qui sont toujours plus récentes et diverses (plugin, script, etc.).
Le premier problème réside dans les animations Flash ou Java. Ces animations sont bien souvent essentielles pour la compréhension d'un sujet. Toutefois, lorsque ces plugins sont utilisés dans un but de navigation, les choses deviennent très compliquées pour une personne qui souffre de déficiences visuelles graves. Même combat pour les logiciels "lecteur d'écran" qui ne peuvent pas lire des scripts ou des animations Flash. Mais heureusement, un bon nombre de sites proposent dès la première page le choix entre une navigation HTML (pleinement navigable y compris pour non-voyant) ou Flash (incompréhensible pour un non-voyant sauf si guidé par des sons/voix).
Le second problème réside dans les mises à jour incessantes que les systèmes demandent (ok, moins sur Mac) au niveau système ou des applications. Si pour la plupart d'entre nous c'est facile de suivre les indications à l'écran pour mettre à jour un ou des logiciels, pour quelqu'un qui doit à chaque fois chercher des liens et installer la "bonne" version, c'est beaucoup plus long et surtout, très difficile! Imaginez les mises à jour qui se font avec des softs qui vous promènent sur tout le site de l'éditeur avant de vous proposer 3 versions différentes (OS9, OSX et MS), depuis 8 points de téléchargement différent et qui finissent par ouvrir une fenêtre qui dit: "Si le téléchargement ne démarre pas, cliquez ici". J'ai vu une fois le bureau d'un PC appartenant à mon oncle... Comment dépeindre la scène? On aurait dit un tableau expressionniste tellement il y avait d'icône les unes sur les autres! Et je ne parle même pas des virus qui sont un vrai cauchemar.
Bref, je ne peux qu'encourager les développeurs et les curieux à se rendre sur le site officiel du World Wide Web Consortium (W3C) et d'aller dans une section qui leur est probablement inconnue: Web Accessibility Initiative (WAI). Sur ces pages en Anglais, vous trouverez des informations bien plus complètes et exhaustives que ce petit article sur le thème: "Comment rendre la toile plus accessible aux personnes qui souffrent d'un handicap".
Conclusions
Malgré les petits problèmes évoqués, je ne peux que m'incliner devant les progrès qui ont été réalisés ces dernières années et la prise de conscience de certains gouvernements vis-à-vis de leurs citoyens et concitoyens qui souffrent d'un handicap plus ou moins grave. Mais je reste aussi conscient et vigilant sur le fait qu'il reste beaucoup à faire et que l'État n'est souvent pas prêt à faire des efforts lorsqu'il s'agit d'engager de l'argent. Je garde, en effet, un souvenir amer du rejet de l'initiative "Droits égaux pour les personnes handicapées" par le gouvernement Suisse puis par le peuple le 18 mai 2003.
Mais il y a de l'espoir, car l'Italie a récemment voté une loi qui oblige les sites Internet à faciliter leur lecture à toutes et tous, quel que soit le handicap. Pareil pour la France qui d'ici peut doit se pencher sur le rapport de la mission Perben sur l’accessibilité des sites Internet/Intranet aux personnes handicapées.
En guise de conclusion, et afin d'exprimer au mieux mon sentiment sur ce sujet, j'aimerais citer la phrase d'un homme qui a fait beaucoup pour Internet; M. Tim Berners-Lee: "Le pouvoir du web réside dans son universalité. L'accès pour tous quel que soit son handicap est un aspect essentiel".