Voilà... Il a fait son temps... Le Boléro de Ravel vient de tomber dans le domaine public. C'est à dire qu'on a maintenant le droit de l'utiliser comme vecteur sonore d'émotions dans films, publicités, diaporamas, sans avoir à débourser un kopeck.
Cette pièce flamboyante occupe la première place du classement mondial des droits versés par la Sacem (Société des Auteurs, Compositeurs et Editeurs de Musique) jusqu’en 1993, et figure toujours en bonne place aujourd’hui. On a pu l'entendre dans un grand, grand nombre de films. En voici quelques uns :
Si vous en connaissez d'autres, lancez vous : je suis preneur. C'est un jeu... Il paraît que le Bolero est joué, quel que soit le moyen, toutes les 17 minutes...
On ne s'en souvient pas forcément, mais à l'origine, c'est une musique de ballet. Commandée par Ida Rubinstein, qui venait de monter sa propre troupe. La première eu lieu à l'Opéra de Paris, le 22 novembre 1928.
Maurice Ravel faisait volontiers référence à l’Espagne dans ses oeuvres. On en retrouve des traces dans sa Rhapsodie espagnole, composée en 1907 et dans l’Heure espagnole, composée en 1907. Au moment de la commande, Ravel pensa d'abord arranger six pièces d'Albeniz, les pièces d’Ibéria, mais ce ne fut pas possible, à cause des droits relatifs aux œuvres. Ravel entreprit donc la construction d'un long crescendo sur deux thèmes, composition qu'il qualifia de simple "expérience", et dont il dira plus tard : « Mon chef-d'œuvre ? Le Boléro, bien sûr ! Malheureusement, il est vide de musique ».
Le Bolero... Ni le rythme, ni la pulsation ne changent, du début à la fin.
La première phrase est jouée à la flûte, reprise à la clarinette. La 2e mélodie est jouée au basson, que la clarinette reprend juste après. Les deux phrases sont progressivement reprises par un nombre toujours plus grand d'instruments, aux interprétations de plus en plus chaudes. Tellement chaudes, d'ailleurs, que ce Bolero est le troisième morceau conseillé pour les entrevues discrètes et autres conversations sur l'oreiller, en compagnie de Barry White et du Sexual Healing de Marvin Gaye.
« Je voudrais surtout qu'il n'y ait pas de malentendu sur ce travail. Il s'agit d'une expérience d'un type très particulier. Avant sa première représentation, j'avais prévenu que ce morceau de dix-sept minutes n'était constitué que d'un unique et long crescendo ininterrompu. L’écriture orchestrale est simple et directe du début à la fin, sans la moindre recherche de virtuosité ».
Ce qui est intéressant, c'est que, rare, c'est la caisse claire qui lance le morceau; caisse claire qui est à la délicatesse, dit-on, ce que le Kuign Aman est à la gastronomie berbère, un lourd machin, le percussionniste partant là sur un marathon de 169 répétitions de deux mesures identiques, en léger crescendo, tout en toucher, délicatesse, rigueur et souplesse, ce qui équivaut à traverser le Grand Canyon du Colorado sur une corde, sur pointes, et en tutu.
D'ailleurs... Il se raconte... Je ne nommerai personne, puisque la personne qui m'a raconté l'anecdote est une mauvaise langue de première, tu penses, un chanteuse... Un grand chef d'orchestre frisotté avait pavoisé demandant qu'on lui mette un caisse claire au pupitre, qu'il puisse jouer, et quasiment diriger l'oeuvre à la caisse claire. Devant le manque de résultat, cette caisse claire n'est resté qu'une partie de répétition avant de disparaître furtivement, le maître regardant brusquement ailleurs...
Le Bolero... Ravel, qui mourut lentement d'un accident de taxi, n'avait pas d'enfant. Son frère fût son unique légataire, et devint l'ayant-droit du plus rentable des tubes, protégé par un réseau dense et tortueux de copyrights variés. Puis les droits furent transmis à d'autres, au hasard des donations et héritages. Et des procès.
Les ayants-droit actuels appartiennent à un consortium "conçu par un directeur juridique de la SACEM", dit-on.
Si les droits d’auteur de Ravel, comme sa musique, font le tour du monde, c’est par des canaux aussi complexes que secrets : le pactole du Boléro transite par des comptes anonymes, au moyen de multiples sociétés offshore dont on retrouve la trace à Monaco, à Gibraltar, à Amsterdam, aux Antilles néerlandaises et aux îles Vierges britanniques.
Mains basse sur la musique
Dans les procès à répétition visant à faire main basse sur le tas d'or, on retrouvera, en vrac, la masseuse d'Édouard Ravel, Jeanne Taverne, son mari chauffeur et factotum, Alexandre, des petits-neveux du compositeur mais aussi le directeur juridique de la Sacem dont nous parlions out à l'heure.
Devant le pactole des droits, arrivant au terme de la période légale de protection, il n'était pas exclus que les ayants-droit se réclament de la loi Lang, prorogeant la période de droits de quelques années, pour raison de manque à gagner des auteurs pendant les différentes guerres qui ont tant égayé le joli siècle dernier. On peut les comprendre : sur la totalité des œuvres, vingt ans de droits en plus, cela fait quand même un joli tas de sucettes à l'anis!
Mais cela avait déjà été fait, de justesse, en 1985. Alors ils ont trouvé mieux : considérer que l’œuvre est plus un ballet qu'une pièce musicale, et s'associer avec les ayants-droit héritiers du décorateur et du chorégraphe, ce qui changerait la donne, et le cadre juridique. La fin des droits d'auteurs serait alors calculée sur la date du décès des co-auteurs, une occasion de reprendre un peu de cash pendant quelques années. C'est qu'il ne s'agirait quand même pas de manquer!
Affaire à suivre, donc, car au moment où les œuvres tombent dans le domaine public, c'est la guerre ouverte entre la Sacem et les ayants-droit privés de leur coup de chance. Je n'aimerais pas être préposé aux lettres recommandées...
On ne pourra que sourire en se rappelant les mots de Ravel, confronté aux premiers soucis l'ayant empêché d'adapter les œuvres d'Albeniz : “Ces lois sont idiotes”.
Idiotes, mais sévèrement gardées et difficilement réformables, comme toutes les sources d'argent et de fortunes faciles. Imaginez un peu que quelqu'un propose que les droits d'auteurs ne soient plus transmissibles, mais réservés aux seuls auteurs, et que les droits générés après la mort de l'Artiste soient affectés à l'enseignement de la musique dans les provinces et les quartiers populaires... Vous imaginez la taille du pal qu'on lui réserverait?
En attendant, comme on dit sur ce site :
"En entrant dans le domaine public, la musique de Maurice Ravel peut être librement copiée et jouée en public. Les musiciens amateurs ou professionnels peuvent également concevoir des adaptions ou des remix (de la même manière que le Boléro est né initialement d’un remix impossible d’Albeniz). Les mélomanes pourront enfin entendre les enregistrements réalisés par Ravel lui-même et, plus largement, tous ceux dont les droits voisins ont expirés."
Et ça, je vais vous dire, c'est bien... Et comme c'est bien, et que la vie est belle, que ça me met de bonne humeur, permettez moi maintenant de vous faire un petit cadeau :
ce (très) beau lérot, des Ravelles.
, le 04.05.2016 à 05:59
Cet article assez ancien donne une idée de la complexité de cette histoire.
, le 04.05.2016 à 07:47
Pom-popopopom-pom-pom-popopopom-popopopompopopompopopom…
Libre de droits :-)
, le 04.05.2016 à 07:53
Un rappel chorégraphique: la version réalisée par Maurice Béjart avec Jorge Donn en danseur étoile … éblouissant …ici
, le 04.05.2016 à 08:46
Heu, oui mais non :
il y a toujours possibilité de véto de la part des héritiers
droit moral et patrimonial
, le 04.05.2016 à 08:54
Toujours impressionnantes ces histoires d’argent, de musique et d’héritiers… merci à Renaud pour pointer l’enquête du Point, elle montre à la perfection le bordel que c’est et les conflits d’intérêts flagrants que ce genre d’organisation (SACEM) peut représenter.
Dans le même genre, la justice a fait ouvrir le coffre de Prince où serait déposé des centaines de titres jamais commercialisés… quelques avocats vont pouvoir financer leurs véhicules et maisons avec cette histoire!
T
, le 04.05.2016 à 09:12
Petite erreur, dans Femme Fatale, ce n’est pas le boléro de Ravel. C’est une version complètement remaniée de Ryūichi Sakamoto. En gros c’est un Boléro inversé. A écouter absolument.
, le 04.05.2016 à 10:09
Et voilà! Les orchestres vont encore nous gonfler des années avec ce truc… En plus des sempiternels Carmen et Carmina Burana! Rantanplan et pataplan et pataplan…
, le 04.05.2016 à 11:04
>Renaud : merci pour le lien. Cette histoire est épouvantable!
> Roger : Je trouve que le Bolero va très bien avec la voile. Non?
>Ysengrain & Corbeau : tout à fait vrai!
>TTE : J’ai découvert cette histoire de droits en écrivant l’article. Je suis scié que le conflit d’intérêt interdit aux petites mains de la Sacem n’ait pas été dénoncé dans ce cas. C’est proprement hallucinant?!
> Borak : J’y vais de ce pas!
>Tristan : Alors? On n’aime pas les tubes? :)
, le 04.05.2016 à 11:11
Robert : extra! Le lien…
, le 04.05.2016 à 11:24
Arf!… Splendide!
, le 04.05.2016 à 14:57
Bon. Manifestemnt, l’essentiel semble échapper à ceux qui se sont exprimés jusqu’ici. Je me dois donc de rétablir la vérité:
En fait, cette oeuvre est une commande de Pierre Dac et Francis Blanche qui voulaient une musique pour l’hymne de leur parti. En voici l’enregistrement original.
, le 04.05.2016 à 18:35
Pour corroborer les infos de Modane et le lien de Renaud, France Musique en retrace finement l’histoire (Pour en savoir plus …) et Libération confirmait hier la démarche des ayants-droit.
Et ces mêmes ayants-droit ne percevraient rien sur les produits dérivés ?
Scandale !!!
>Dom’ Python : Il fallait le trouver cet extrait ;o
Bravo, et merci de rappeler cette mine d’information audiovisuelle.
, le 04.05.2016 à 18:41
C’est scandaleux. Il faudrait les prévenir qu’ils ratent une affaire! Mais qui, exactement? Nous voilà bien embêtés…
, le 04.05.2016 à 18:42
>Dom : Merci pour ces sources irréfutables!
, le 04.05.2016 à 20:22
Oui, bravo à Dom’ pour le lien vers l’INA. 1959, il fallait le trouver ;-)
Le site de l’INA est en effet une mine d’informations audiovisuelles. J’y ai retrouvé le fameux discours qu’avait prononcé le Général de Gaulle sur la place Protêt (actuelle place de l’Indépendance), à Dakar le 26 août 1958. J’y étais. Il était très fâché.
Très beau montage sur un document audio, avec un éclairage sur le contexte et retranscription de l’intégralité du discours :
Discours à Dakar.
Une déception et une réserve qui touche l’authenticité des documents proposés par l’INA : la “ Radioscopie » du Roi Hassan II par Jacques Chancel disponible sur le site (et payante) a été manipulée, censurée et édulcorée.
Je le sais parce que j’avais écouté l’originale lors de sa diffusion. Document réellement étonnant, dans lequel Hassan II s’était vraiment lâché.
Cette censure est d’autant plus dommage qu’elle enlève du caractère au Roi, qui n’en manquait pas…
, le 04.05.2016 à 21:05
Le saviez vous? les lois sur les droits d’auteur diffèrent d’un pays à l’autre. C’est ainsi que nos pauvres ayants droits on vu le Boléro tomber dans le domaine public au Canada et au Japon en 1988.
Aujourd’hui heureusement ces mêmes ayants droit bénéficieront de la largesse des lois américaines et toucheront leur obole sur chaque représentation ou diffusion sur ce territoire jusqu’en 2024. Ouf!
, le 04.05.2016 à 22:22
On respire!
, le 05.05.2016 à 09:43
Quel ennui, ce Bolero. Jamais compris qu’on pouvait l’aimer, voire l’aduler.
, le 06.05.2016 à 08:48
Et quand il n’a pas de voile, le cas Ravel est un cas Noé.
, le 06.05.2016 à 09:02
…et s’il a des ailes, c’est un cas Nadair.
, le 06.05.2016 à 17:21
Houlà! On se lâche, les gars? :)
Et pas un pour parler de son célèbre Bonnet Rose? Le fameux bonnet rose de Ravel?
, le 06.05.2016 à 18:43
> PhB
Bravo pour cette trouvaille ! Je me suis régalé.
Une joyeuse adaptation particulièrement libre (version “Justaucorps” du boléro) qui devrait réunir même les plus retors à cette musique dite répétitive.
> Modane
Merci pour le Bonnet Rose.
J’en ai profité pour calibrer proprement les couleurs de mon écran ;o
, le 06.05.2016 à 22:38
Juste super, cette version de Zappa! Pataphysique!
, le 07.05.2016 à 15:58
Peut-être vous souvenez -vous de l’album « Trilogy » d’Emerson, Lake and Palmer ?
A époque de l’enregistrement de cet album Carl Palmer, le batteur, s’entraînait sur la partie caisse claire du Boléro de Ravel. Cela donna l’idée à Keith Emerson de composer une nouvelle mélodie sur ce rythme et cela donna ceci (qu’on appréciera ou pas) :
Abandon’s boléro
Vos avis ???