Mes pérégrinations musicales baroqueuses ont croisé, outre des musiques… des interprètes…, mais aussi des instruments… très séduisants.
Sans ordre particulier, voici une petite liste:
le clavecin, pas seulement pour les musiques, mais aussi en raison du son à la fois si particulier et si changeant selon les modèles:
• un français ne sonne pas comme un italien, lui même très différent d’un flamand
• leur place centrale tenue dans les ensembles
• mais aussi, leur esthétique subjuguante pour certains: un exemple
clavecin Faby, fait à Bologne en 1677
la viole de gambe, dont je vous ai déjà parlé.
mais aussi le traverso.
Le traverso ou flûte traversière baroque
Copie d'un traverso de Thomas Lot ≈ 1740
a précédé la flûte traversière de Boehm, la flûte traversière actuelle, que vous connaissez.
Vous remarquez ? 6 trous, un autre pour l'embouchure, une clef.
Une flûte Boehm
les trous sont recouverts de plateaux, et plusieurs clefs sont ajoutés. L'embouchure comporte un repose lèvre.
NB: ce billet comporte des extraits musicaux, en lien.
Il seront toujours accessibles via "][" (une sorte de lointain souvenir pour les plus anciens)
Avant 1965, en dehors d’un petit cercle très fermé, pratiquement personne ne connaissait le traverso. La flûte, c’était Boehm, point.
Mon intérêt pour la musique baroque dans les années 65–67 tournait autour de quelques compositeurs. Les deux plus connus étaient Johann Sebastian Bach et Antonio Vivaldi.
Dans leurs catalogues respectifs, j’avais remarqué, entre autres oeuvres, la Partita pour flûte seule BWV 1013 de JS Bach qui m'apparaissait comme un Everest instrumental, et les concerti pour flûte et orchestre de l’opus X de Vivaldi, plus spécifiquement le n°4 en Sol Majeur RV 435, par simple inclination personnelle.
Seulement, les quelques concerts auxquels j’avais assisté avec Jean Pierre Rampal, Maxence Larrieu, ou Roger Bourdin, généraient en moi un désintérêt total de même en ce qui concernait leurs enregistrements: Je n’aimais pas l’instrument (rien n’a changé), le son uniforme, plat comme les Pays Bas … quant à l’interprétation, « zerde mut », combien je la trouvais dépourvue totalement de relief (évidemment, cette manie de savonner les passages rapides !! ça fait joli et séduit les minettes), émettre des sons répétitifs à l’infini, tous émis bien également (ne rien laiser dépasser), et, surtout, surtout ne pas laisser deviner qu’on respire….Alors que musique est, respiration !!
Mais il n’y avait rien d’autre. Pendant plusieurs années, je reste à distance de la flûte Boehm.
En 1972 parait
Je vous montre cette pochette, parce qu’on y voit 2 générations qui vont asseoir le traverso: le vieux maitre Frans Vester et son élève, qui lui a succédé au Conservatoire de La Haye: Frans Bruggen va devenir l’idole d’une génération de baroqueux.
Révélation à mes oreilles !! Il existe donc bien une flûte traversière dont le son me plait … beaucoup…, jouée par des interprètes qui modulent le texte, qui le transcendent en nous racontant une très belle histoire. De plus, la construction assez rustique de l’instrument laisse entendre ses faiblesses: puissance inégale des notes, accord impliquant le port d’un baudrier de sécurité, mais, je m’en moque, ça me ravit. Enfin, last, but not least, cet inégalable mélange du son et du souffle de l’interprète, confère à l’instrument une « empreinte vitale » quasi charnelle.
La renommée de Frans Bruggen est aussi assise sur ses performances d’interprétation à la flûte à bec: En 1974, il stupéfie le monde avec une transcription à la flûte à bec des suites 1 à 3 BWV 1007 à 1009, pour violoncelle seul de JS Bach.
Écoutez ][ …
Peu après, Frans enregistre une intégrale des sonates pour instruments à vent de GF Haendel où le traverso a une place importante.
Et puis… et puis … 1977…
Dédicace au Margrave des Brandebourg des …
On trouve dans cet enregistrement le gratin du baroque de l’époque: Gustav Leonhardt, Frans Brüggen, Anner Bylsma, Lucy Van Dael, Paul Dombrecht, Sigiswald Kuijken, Wieland Kuijken.
Dans le 5 ème brandebourgeois, explosent 2 musiciens: Frans Bruggen qui fait un numéro ébouriffant au traverso, lançant l’incroyable cadence au clavecin seul de Gustav Leonhardt, … exceptionnel ][.
La rampe de lancement de la « popularité » du traverso a bien accompli son oeuvre.
Mais bien entendu, les Anglais ne sont pas restés inactifs.
Mon si cher ami, mon frère, Stephen Preston, après une tournée de concerts dont je vais vous reparler, dès 1975, enregistre les sonates pour flûte et basse continue de JS Bach avec Trevor Pinnock et Jordi Savall.
L’année suivante, il enregistre des musiques pour 2 flûtes du père Bach et de 2 de ses fils Wilhelm-Friedman et Carl-Philip-Emmanuel Bach) avec Christopher Hogwood et l’Academy for Ancient Music . Puis, à nouveau avec Trevor Pinnock et son English Concert , 2 pièces avec traverso de JS Bach emblématiques:
- la 2 ème suite pour flûte et orchestre en Si mineur BWV 1067
- et aussi le méconnu triple concerto BWV 1044 pour flûte, violon, clavecin et basse continue ][
The English Concert. Simon Standage violon solo, Trevor Pinnock au clavecin, Stephen Preston à la flûte
En 1977, enfin, les concertos pour flûte de l’opus X de Vivaldi (dont mon favori, le concerto Op X, N°4, RV 535 que voici: ][) sont enregistrés sous la direction de Christopher Hogwood…(avec une erreur musicologique: on sait maintenant que la partie de flute a été écrite pour flûte à bec, ce qu’on ignorait en 1977).
En 1978, il enregistre avec Jordi Savall et Hopkinson Smith les pièces pour la flûte traversière de Michel de la Barre qui furent les premières pièces composées pour cet instrument en formation.
Écoutez ][
Petit retour en arrière.
En 1973–74, la Comtesse Geneviève Thibault de Chambure, conservateur du musée instrumental de Paris, organise sous les auspices du CIMCIM, réunion des musées instrumentaux du monde entier, l’Exposition « Les instruments de musique au XVIIIe siècle: France et Grande Bretagne » qui tourne dans vingt villes en France et en Angleterre.
Catalogue de l'exposition
À chaque étape, des musiciens donnent concerts en utilisant les instruments de l’exposition: Parmi eux: Stephen Preston aux traverso, Jordi Savall aux violes de gambe et Trevor Pinnock aux clavecins.
De gauche à droite Jordi Savall, Trevor Pinnock, Stephen Preston en 1974 au Musée des Beaux Arts de Dijon.
Razette, la petite chienne, était très connue chez les baroqueux.
Sur le mur de gauche, le tableau de Robert Tournières ayant servi de pochette aux l'enregistrements "De La Barre" et sonates pour flute de JS Bach.
Écoutez un de ces concerts ][ au Musée de Caen le 4 décembre 1974.
Traverso: Andreas Glatt d'après Hotteterre; Viole anonyme française vers 1720 (que Jordi détruira peu après en tombant dessus sur un quai de gare verglacé) Clavecin: Collesse 1775
Je reviens à Frans Bruggen.
Afin de faire connaître dans les années 70, le nouveau langage des masterclasses sont organisées. En 1974, Frans donne 5 leçons d'interprétation à la Maison de la Radio.
Écoutez comment Gaëtan Naulleau présente cette masterclass dans une rediffusion de 2011 ][.
L'une d'elles est consacrée à la très difficile et énigmatique Partita en La mineur pour flûte seule BWV 1013.
Difficile: Frans va vous en expliquer la raison: la respiration qu'on ne sait où placer.
Énigmatique car on s'interroge à propos du destinataire de cette oeuvre. L'hypothèse la plus vraisemblable serait un flûtiste français Pierre-Gabriel Buffardin, musicien à la cour des Dresde dont je vais vous reparler. D'autre part, cette rafale de double croches, simplement est presqu'indigne d'un compositeur de la stature de Bach père.
Voici comment Frans introduit cette pièce ][
Puis, après que l'élève, Hugo Reyne, si je me souviens bien, ait débuté le 1er mouvement, "l'irrespirable Allemande", Frans donne la clé ][ de l'interprétation. Je n'ai jamais atteint le sommet de l'Everest, mais ce jour là, j'ai eu une idée du chemin.
Voici comment il le donne dans son enregistrement de Février 1975 ][
sur une flute de Grenser de 1780, un peu postérieure à la composition.
Frans Bruggen lors de l'enregistrement cité ci-dessus
Je cite d'autres joueurs de traverso
Penelope Evison, néo-zélandaise, présente en scène aussi lors de la masterclass
Penelope Evison
Je vous ai déjà parlé des frères Kuijken, Sigiswald violoniste et Wieland violoncelliste et violiste. Ils ont un petit frère, Barthold Kuijken
Bart Kuijken
Professant à la Schola Cantorum de Bâle, Marc Hantaï (encore une fratrie: Pierre claveciniste, et Jérôme Violiste)
Marc Hantaï
Enfin, et c'est l'occasion de vous faire connaître une composition de Pierre-Gabriel Buffardin cité plus haut, écoutez Wilbert Hazelzet ][
Wilbert Hazelzet
accompagné par Music Antiqua Koln et Reinhardt Goebel.
Tous les joueurs de traverso ont une bible. Écrite par Johann-Joachim Quantz, flûtiste à la cour de Frédric II, en Français, il s'agit de: Essai d'une méthode pour apprendre à jouer de la flûte traversière
Les facteurs des XVIIè et XVIIIéme.
Jacques Martin Hotteterre, déjà cité comme musicien.
Flute dite Allemande de Hoteterre
Thomas Lot
Détail de la clé avec la signature "au fer"
… et bien d'autres.
Les facteurs actuels de flûte.
En France, la magnifique Claire Soubeyran réalise d'excellentissimes copies dans une démarche hautement raisonnée.
En Autriche, Rudolf Tutz de renommée mondiale.
En Belgique Alain Weemals
…et bien d'autres.
Enfin, n'oubliez pas, que souffler n'est pas jouer. Frans Bruggen s'est exprimé à ce sujet dans le cours d'interprétation: "Si vous voulez voir l'intérieur d'une rose fermée, il faut souffler doucement, justement. Trop fort, vous l'abimez, trop peu vous ne voyez rien". Grande leçon de ce regretté ami.
Frans Bruggen
, le 24.02.2016 à 05:42
wow, ca donne envie..d’ecouter! merci
, le 24.02.2016 à 08:57
Merci pour cette découverte… je ne connaissait pas cette instrument
, le 24.02.2016 à 09:05
Passionnant, je vais reprendre tout ça avec un bon casque et j’espère trouver des enregistrements sur Qobuz.
Merci
, le 24.02.2016 à 09:16
Merci de nous permettre de découvrir ces nuances et subtilités! Une découverte, un état d’esprit – j’apprécie la référence au souffle sur la rose – une écoute qui lance la journée de manière agréable.
, le 24.02.2016 à 09:34
Le souffle du bonheur s’est levé ce matin.
, le 24.02.2016 à 13:57
J’écouterai demain matin, je me réjouis de trouver ces disques (j’espère) sur Qobuz.
J’adore aussi la musique baroque, par contre, j’ai une crispation sur les sonates pour clavecin, quand cet instrument est seul. Il me tape sur les nerfs…
, le 24.02.2016 à 16:16
Je comprends. Mais ce n’est pas le clavecin qui est en cause !!, c’est la nature de l’enregistrement.
Le clavecin est un instrument d’une dynamique hors du commun. C’est lié à son fonctionnement. Le plectre pince la corde de manière extrêmement soudaine. Dans un environnement vibrant de plus de 2 mètres de long, entièrement conçu pour vibrer et résonner, capter l’intégralité du message est d’une extrême difficulté.
Et quand la restitution se fait au travers d’une appareil « …médiocre » …
Je n’ai jamais entendu qui que ce soit se plaindre de cette façon en concert. La preuve est là.
Mais écoute le traverso, comme c’est doux, charnu, et sensuel.
@ Soizic et François: vous ne trouverez nulle part, Qobuz ou autres, les masterclasses de Frans Bruggen ou les concerts de l’expo De Chambures avec Preston, Pinnock et Savall.
Les autres sans difficulté. La qualité de l’enregistrement De La Barre est exceptionnelle (en fermant les yeux sur les fautes de tempo de la claveciniste), de même la 2 ème suite en si mineur par Pinnock/Preston.
Je crains que vous ayez du mal à trouver le Mozart Vester/Bruggen
, le 25.02.2016 à 08:40
Pas beaucoup de jeunes dans cette humeur…
T
, le 25.02.2016 à 09:03
Merci pour ce passionnant article! Hier je n’étais pas très dispo mais aujourd’hui je vais explorer les extraits que tu nous offre. Et je reviendrai en fin de journée pour quelques commentaies.
Je peux dèjà dire que je partage entièrement ton ébouriffance concernant les mesures qui précèdent la cadence de clavecin dans le 5 ème brandebourgeois. C’est probablement l’un des passages qui me boulversent le plus dans cet enregistrement!
, le 25.02.2016 à 10:59
Je ne comprends pas ce commentaire.
Fais tu allusion au fait que j’évoque un détail de l’histoire à cheval sur les XVII è et XVIII ème siècle ? La musique de cette époque était tout un pan de la civilisation européenne, au fait, … c’était le Siècle des Lumières, hein !!
Tes préférences vont vers certaines, pas toutes, musiques de notre époque ? celles où les oreilles cherchent la mélodie (et sans doute pas les harmonies puisqu’il n’y en a pas).
La musique et ses instruments que nous célébrions il y a 40-45 ans était l’ère d’un renouveau: on lisait la musique d’une autre manière que celle que les XIX è avait imposé avec ses lourdeurs. Les enseignants de cette nouvelle langue s’appelaient Frans Vester, NIkolaus Harnoncourt, Gustav Leonhardt, Anner Bylsma, les 3 frères Kuijken, Christopher Hogwood etc…
Frans Bruggen en 1974 durant la masterclass que je diffuse avait 45 ans… mais il était blond très clair, si bien qu’il avait les cheveux blancs. Dans le studio 105 à Radio France, il était le seul !! Mais par l’esprit, il était le plus novateur d’entre nous… donc le plus jeune.
, le 25.02.2016 à 12:27
Ma remarque était simplement générale vis-à-vis des gens qui ont servi d’illustration pour un instrument qui se nomme « traverso »… pas beaucoup de jeunes.
T
, le 25.02.2016 à 12:44
Pour les plus anciens, l’allusion à ][ me semble transparente en effet :
« Apple II forever »
Désolé, ce n’est pas de la musique baroque, que j’adore par ailleurs. Merci.
, le 25.02.2016 à 18:59
Magnifique ce Michel de la Barre! Très frustrant de ne pas le trouver chez Qobuz (ni ailleurs)!
“L’irrespirable allemande” de Jean-Seb me rappelle invariablement mes début en informatique. Avec le collègue qui m’avait initié à la musique baroque (dont j’ai parlé ici) nous nous sommes amusés à programmer sur notre Apple II, en basic, le début de cette allemande, avec les “respirations” à la Bruggen. Au bout d’un moment, nous en avions marre d’aligner des chiffres et nous avons terminé avec une courte séquence aléatoire ponctuée par une longue note de la plus basse fréquence disponible, qui sonnait un peu comme un coussin péteur… Et tout ce que j’y ai gagné, c’est qu’encore aujourd’hui, lorsque j’écoute cette allemande, j’ai en tête la sonorité de notre Apple II et le pet final. C’est malin!
A défaut de l’enregistrement de Bruggen, j’apprécie celui de Marc Hantaï (lien Qobuz).
Pierre-Gabriel Buffardin, je ne connaissais pas. Quelle révélation que ce “Concerto a 5”! Le premier mouvement m’a scotché. Je ne connaissait pas non plus l’interprète, Wilbert Hazelzet. Du coup j’ai cherché et trouvé cet enregistrement sur Qobuz Et un album de plus dans mes playlist!
, le 27.02.2016 à 13:43
Un grand merci, j’ai replongé dans ma jeunesse avec le Brandebourgeois de Leonhardt et j’ai découvert le beautés de Buffardin ; il y a un disque sur Qobuz, déjà dans mes favoris.