Cully, avril 2014.
Dernier concert du dernier jour de la cuvée 2014 du Cully Jazz.
Dans une quasi-obscurité, quelques silhouettes se faufilent sur scène. Une note, sobre, paisible, répétée sur un rythme tranquillement obsessionnel, bientôt rejointe par un piano électrique, qui développe peu à peu autour de cette note comme un chemin harmonique qui, déjà, m’apporte quelques surprises. Un début en douceur que ne peuvent vraiment se permettre que les artistes qui sont capables de capter l’attention du public avec le silence. Je me dis “Whaouh! Maalouf va faire son entrée dans cette pénombre, envoyer quelques notes de trompette et…” Mais non.
L’intensité monte, avec la lumière; un riff de batterie, et la basse, tranquille, apporte une forme de stabilité à l’ensemble qui, du coup, se déploie. Tout en étant pris par cette ambiance, je me dis que cette mise en place en crescendo va permettre à Maalouf une entrée triomphante… Mais non.
Sont à présent visibles: un clavier, une basse, une batterie, une guitare, et derrière, sur une estrade, trois trompettes. Et puis non, en fait il y a un quatrième trompettiste, “par terre”, à côté de l’estrade. Il me semble reconnaître Maalouf. Il est là, dans l’orchestre, avec les autres, pour cette longue ouverture, une silhouette parmi les autres.
Après un accord qui clôt cette ouverture, la batterie entame un motif rythmique façon tambours de transe. Je me dis que ça y est, cette fois il va s’avancer. Mais non. Nous n’en sommes qu’à l’intro du deuxième titre, que les 4 trompettes déroulent dans un unisson parfaitement en place, avec de ces notes typiques de la musique arabe, ces intervalles qui ont longtemps fait grincer les dents de mes oreilles orgueilleusement occidentales. Puis enfin, Maalouf s’avance, sans ostentation, simplement, comme ça, jusque parce que ça va être à lui.
Je ne vais pas te raconter la suite, parce que là s’arrête mon propos. Si tu veux, tu peux aller dans cette vidéo voir ce que que ça donne.
Genève, novembre 2015
Dans cette très baroque salle du Victoria Hall, je suis venu écouter son nouveau projet: “Kalthoum”. La reprise, en jazz, de l’un des titres majeurs de la diva égyptienne Oum Kalthoun, dont la voix a bercé l’enfance d’Ibrahim.
Après une présentation, je m’attends à voir débouler le quintette, mais Maalouf entre seul. Pensant à juste titre que la majeure partie du public n’est pas familier de la culture arabe en général et d’Oum Kalthoum en particulier, il prend le temps de nous expliquer que ce que nous entendrons ce soir c’est UNE chanson, parce qu’une chanson d’Oum Kalthoum durait le temps d’un concert chez nous, et que le refrain durait à lui tout seul le temps d’une chanson chez nous. Il nous parle de la ferveur qui habitait le public de cette grande dame, de ces improvisations longues et savoureuses, de la transe dans laquelle entrait le public, jusqu’au milieu de la nuit et même plus, car affinité.
Il dit d’elle que c’est la seule personne qui a réussi à mettre tous les arabes d’accord: quelle que soit leur religion (ou qu'ils n'en n'aient aucune), quelle que soit leur nationalité, les arabes se disent toutes et tous filles et fils d’Oum Kalthoum. En affirmant cela, Ibrahim Maalouf fait plus que mentionner une unanimité de goût artistique. Il plaide la cause du “vivre ensemble”; il dit que la musique peut être une réelle force de fraternisation, d’acceptation des différences, qu’elle est porteuse de valeurs qui vont beaucoup plus loin que celles de sa seule esthétique.
Mais revenons à Genève.
Maalouf parle, raconte, partage, explique, ce qui semble - quand on le dit comme ça - être à l’opposé de ce qu’il faut faire en début de concert, alors qu'il s’agirait plutôt de “chauffer la salle”, de mettre “le public dans sa poche”. Mais, Ibrahim ne veut pas mettre le public dans sa poche, il préfère le porter dans son coeur (- C'est beau! - Mouais... C'est pas un peu lourdingue? - Non, moi j'trouve pas. - Ah bon. - Et puis surtout c'est vrai! - Bon, d'accord.). Loin d’être une présentation théorique durant laquelle on a envie de regarder sa montre en pensant oui-bon-d’accord-c’est-intéressant-mais-quand-est-ce-qu’il-commence-à-jouer?, c’est un moment de convivialité chaleureuse, naturelle. Puis, pour nous faire goûter un peu de ce répertoire d’où vient le titre de ce soir, il invite sur la scène un musicien syrien, Samir Homsi, qui vient nous interpréter en s'accompagnant à l'oud un extrait de la chanson qui constitue le répertoire de cette soirée. Durand cette interprétation, Maalouf se retire dans l’ombre d’un coin de la scène.
Lorsque Samir se tait, Ibrahim le remercie, et nous présente les quatre musiciens avec lesquels il va nous livrer un magnifique concert.
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Pourquoi je te dis tout ça?
C’est que, vois-tu, dans ces deux manières très différentes de commencer un concert, j’ai eu fortement l’impression que Maalouf n’était pas là d’abord pour se mettre en valeur comme une star, mais qu’à travers sa présence - que j’ai envie de qualifier de forte et humble à la fois - l’artiste est au service de quelque chose de plus grand que lui, qu’il est porteur d’un messag…
Pff… c’est lourd, ça. Porteur d'un message. On imagine tout de suite un truc moralisateur ou militant, ou les deux. Dans ce mot de message il y a des mots, du verbe, des idées, du discours… Or si Maalouf propose un message, c’est plutôt de l’ordre du plaisir, de la joie de vivre, de la beauté d’être ensemble, de la force des images et des sons.
Tiens, va donc voir son clip “Run The World (Girls)”. Ça se passe en 2027, dans une France qui se met à imposer aux personnes “dites différentes” de porter un signe distinctif, une France qui veut interdire le “mélange entre les populations différentes et les Français de souche”. (Ce scénario a été inspiré à Maalouf par la déclaration de Nadine Moreno sur “la France, pays de race blanche”.
Dans cette France-là, des groupuscules de femmes dissidentes, se réunissent dans la clandestinité. On pourrait imaginer des réunions de partisanes, militantes, qui préparent une révolte à coups de grand discours et slogans ravageurs, le poing levé… Que nenni! On découvre une sorte de concert underground, avec de la musique, de la danse, des mains tendues, des sourires…
Bisounours? Non, je ne crois pas. D'ailleurs, dans l'ambiance de ce clip, on sent la lourdeur de la clandestinité, avec des gens qui se réchauffent autour de bidons transformés en brasero. Personnellement, en voyant ces images je ressens bien que ce combat en est un, qu'il n'est pas évident, que l'espoir doit se conquérir, que la fraternisation ne va pas de soi.
Ibrahim Maalouf est né à Beyrouth en 1980, en pleine guerre. Sa famille s’étant réfugiée en France, il a, de part son histoire, une expérience très concrète de ce que veulent dire les mots “vivre ensemble”. J’ai lu avec beaucoup d’intérêt le livre Les identités meurtrières de son oncle Amin Maalouf. Un livre passionnant, dans lequel j’ai trouvé des éléments d’une réflexion qui me semble urgente si l’on veut dépasser les slogans faciles et s’interroger profondément et honnêtement sur nos racines et notre façon d’envisager la cohabitation entre cultures avec les difficultés que l'on peut rencontrer dans cette recherche.
Car c’est bien à ça que je me sens invité lorsque j’écoute Ibrahim Maalouf. Que ce soit en disque ou en live, qu’il joue, dirige ou parle, il m’aide à ouvrir en moi des fenêtres vers la différence; et même si je n’aime pas forcément toutes ses compositions, même si parfois la vibration est absente ou ténue (mais quand elle est là, j’te dis pas!), il y a toujours cette sensation que des personnes comme lui sont nécessaires à notre monde.
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Et tu sais quoi? Ce concert auquel j’ai assisté à Genève, il l’a donné à la Philharmonie de Paris en décembre. La vidéo peut être vue en streaming sur le site d’arte, jusqu’au 13 décembre 2016.
Alors je te laisse avec Ibrahim Maalouf.
Avec deux “a”.
Comme amour et amitié.
, le 02.02.2016 à 08:22
Merci pour ce magnifique partage, très inspirant. J’aime beaucoup Amin Maalouf et j’avais aussi été marqué par Les identités meurtrières. Grâce à toi, je découvre maintenant son neveu!
, le 02.02.2016 à 12:16
Hasard du calendrier nous sommes allés à son concert samedi passé à Sallanches. Je ne connaissais pas et j’ai beaucoup aimé la musique et la personne. Une certaine sincérité transparaît sur scène.
J’ai également été bluffé par les autres musiciens et en particulier le contrebassiste.
Merci pour cette article en tout cas !
, le 02.02.2016 à 17:55
Quelle plume. Tu donnes envie, c’est certain!
Depuis le temps que j’en entends parler, je devrai me mettre à le découvrir!
, le 02.02.2016 à 18:15
Oui, c’est sacrément bien écrit Dominique!
J’ai tous les derniers albums de Maalouf.
Le premier a été Au Pays d’Alice.
Tiens, pendant que je t’écris, j’écoute justement ce Kaltoum que je me suis vite mis après deux lignes de lecture de ton article.
Très beau.
, le 02.02.2016 à 18:27
En te lisant, je me réjouis encore plus d’aller le voir cette année à Cully :
http://www.cullyjazz.ch/2016/programmation/evenement/chapiteau-16-04/ibrahim-maalouf-red-black-light/1460757600/
Merci!
, le 02.02.2016 à 20:51
Merci Dom’Python.
Ton texte de ce matin m’a amené à écouter l’album Illusions écoutable notamment ici. Le livret numérique donne accès à de beaux textes qui présentent également les morceaux.
, le 02.02.2016 à 21:14
Hello!
Merci pour vos retours. S’il y a quelque chose que j’aime faire avec la musique, à part l’écouter, c’est la partager. Et je suis heureux d’avoir pu le faire!
François Suter et Gr@g: je ne saurais trop vous encourager à découvrir ce musicien et cet homme. Et si d’aventure mon billet avait l’heur de contribuer à cette découverte, je serais comblé!
Puzzo: “la musique et la personne”. C’est exactement ça. J’ai idée que de jouer avec lui doit être, en plus d’un enrichissement artistique, une aventure humaine nourrissante.
François Cuneo: si l’ambiance du quintette te paît, je te conseille vivement l’album “Wind”. Sur tes Jean Maurer, ça doit être un régal!
xela: effectivement, cette dernière soirée de Cully risque d’être grandiose! Perso, mon problème est que c’est un concert debout, et mes jambes ne sont pas forcément à la hauteur. Aussi ne sais-je pas encore si je ne choisirai pas plutôt d’aller au Temple écouter Gonzalo Rubalcaba…
, le 03.02.2016 à 09:25
Et tiens, puisq’il y par ici a des amateurs de BO, je vois qu’un disque vient de sortir avec une musique de film signée Ibrahim Maalouf: Je vous souhaite d’être follement aimée
J’ignore tout du film, mais je suis en train d’écouter l’album. En travaillant, c’est top!
(Sauf que du coup je travaille de manière un peu moins… concentrée. Mais chut! Que ça reste entre nous!)
, le 03.02.2016 à 20:09
Peu de coms et pourtant quel superbe article! je vais tout de suite aller écouter cet artiste !
, le 04.02.2016 à 05:22
Merci nicos!
, le 04.02.2016 à 21:57
Je connais assez bien cet artiste – enfin surtout son travail – mais j’avais manqué le concert de Genève, et c’est là que je découvre Kalthoum…
Quelle claque de beauté !
Merci !